×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

Pour un concept de l' "e-citoyenneté"

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (5)
      • Mot-clésFR Éditeur 96 articles 3 dossiers,  
        96 articles 3 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 53 articles 2 dossiers,  
        53 articles 2 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 47 articles 4 dossiers,  
        47 articles 4 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 138 articles 11 dossiers,  
        138 articles 11 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
        485 articles 14 dossiers,  
      Texte

      Le développement des réseaux paraît en effet devoir constituer une sorte de « nouvelle donne » des relations interindividuelles, mais aussi des relations des particuliers aux groupes administratifs et politiques auxquels ils sont assujettis. Assurément les pratiques dites « réticulaires » de l’Internet témoignent d’une manière plus ou moins claire d’un engagement social et même politique des usagers. Qu’il s’agisse d’activités partisanes ou associatives, cet engagement s’avère d’ailleurs d’une efficacité plus ou moins prononcée : il est arrivé qu’elles infléchissent l’organisation de l’Internet lui-même, comme lorsque furent organisées en octobre 2000 des élections mondiales et exclusivement par voie électronique pour le renouvellement des membres du bureau de l’ICANN 1  ; il arrive plus communément que diverses actions sociales et associatives aient des effets concrets sur la vie effective et quotidienne des personnes, comme lorsque s’organisent pour ainsi dire spontanément des collectifs sur telle ou telle question de société. En somme en raison d’une culture technologique parfois relativement développée, et certainement sous-tendue par un humanisme globalement cohérent, une espèce de citoyenneté nouvelle et peut-être propre aux réseaux, l’« e-citoyenneté », très active sur le plan de la vie communautaire des réseaux, paraît surgir à l’horizon d’une idée renouvelée de la démocratie elle-même, ravivée par l’espoir d’une prise directe des particuliers sur la gestion de l’espace public de leurs usages.

      Qu’elle soit dès lors plutôt réservée et un peu sceptique, ou qu’elle anticipe avec optimisme une transformation, même lente, des conditions de la coexistence sociale et politique des individus, une pensée critique de l’Internet existe déjà, pour laquelle il semble n’y avoir pas d’autre nécessité que d’ajuster les concepts corrélés de citoyenneté et de démocratie aux pratiques émergentes des réseaux. De toute évidence en effet, l’Internet réalise une articulation nouvelle des relations de pouvoir entre particuliers, entreprises, administrations et États ; de toute évidence, on peut anticiper que le citoyen de demain sera numérique, c’est-à-dire exercera tout ou partie de ses prérogatives sur les réseaux ; de toute évidence, on devine que le gouvernement civil et politique s’infléchira dans le sens d’une fluidification de ses relations avec les particuliers – de toute évidence, en somme, la caractérisation actuelle des rapports de l’Internet aux idées de citoyenneté et de démocratie constitue un vaste ensemble de lieux communs qui se font écho les uns les autres pour former une conception redondante et convenue de la « cyber-politique ».

      Quoique rapide et peut-être un peu caricatural, ce tableau de l’état actuel de la réflexion sociale et politique révèle le risque sérieux qu’il y a d’une interprétation fossilisée et inadéquate de l’Internet comme chose publique et politique. Car nous en pensons les caractères et les propriétés en héritiers de catégories associées à d’autres exigences organisationnelles que celles des réseaux. Appuyée contre une véritable batterie de truismes, la pensée politique contemporaine, associée à la sociologie et aux études comportementales d’une part, inspirée par une certaine philosophie humaniste d’autre part, paraît devoir graviter de manière assez systématique autour de conceptions de l’« e-démocratie » et de l’« e-citoyenneté » qui ne sont que des réaménagements des idées classiques de démocratie et de citoyenneté. Celles-ci ne devraient fondamentalement pas être remises en cause, parce qu’il n’est pas permis de prendre le risque d’une conception non démocratique de la communauté Internet, et parce qu’il n’est pas permis de concevoir de façon non citoyenne l’activisme et le statut des usagers de l’Internet. Dans ces conditions, il n’est même plus très assuré que nous soyons autorisés à poser la question du rapport de la citoyenneté à l’Internet, c’est-à-dire précisément la question de l’« e-citoyenneté », mais nous serions plutôt tenus de le postuler, et de le défendre en quelque sorte par avance. Il faut du reste bien reconnaître que les sciences de la communication sont parfaitement capables, par la minutie de leurs descriptions et l’histoire intellectuelle et institutionnelle de leurs représentants, d’occuper très légitimement l’espace d’investigation qu’elles se sont créé, et de poser d’elles-mêmes et de résoudre les problèmes qu’on sait liés à un usage social et politique de l’Internet. Est-il donc bien vrai que les outils conceptuels nécessaires à l’interprétation des phénomènes sociaux de l’Internet sont d’ores et déjà forgés, et qu’ils sont non seulement adéquats à la réalité qu’ils permettent de décrire, mais également parfaitement maîtrisés par la communauté savante qui les manipule ?

      Il est de fait extrêmement clair que les démocraties dites « post-industrielles » ont toutes mis en œuvre des politiques électroniques performantes, qui permettent ici de s’acquitter de ses obligations fiscales, là de renseigner tel formulaire administratif, ailleurs d’aller jusqu’à voter à distance. Il est ainsi parfaitement clair que si la démocratie n’est pas électronique de part en part, aux dispositifs traditionnels qui en assurent le fonctionnement se sont surajoutés – et continuent d’être perfectionnés – des dispositifs réticulaires qui sont comme le prolongement naturel des premiers : en passant dans le registre numérique, les institutions publiques, étatiques et administratives, multiplient simultanément les occasions d’une numérisation de la présence citoyenne.

      Mais précisément, si ce sont là des « faits » dont il est possible de constater la réalité, qu’en est-il fondamentalement de ces idées de la citoyenneté et de la démocratie qu’ils mobilisent ou paraissent en tout cas impliquer ? Quand nous prétendons discerner et décrire le « fait » d’une participation citoyenne, par voie électronique, à tel débat de société ou de politique, lorsque nous évoquons les balbutiements de la démocratie électronique elle-même, qu’est-ce exactement que nous désignons comme le « fait » de la citoyenneté renaissante, le « fait » de la démocratie dynamisée, le « fait » en somme d’une lente révolution numérique affectant nos pratiques et nos idéaux politiques, inspirant notre représentation de l’avenir et de l’ordre politique offert aux générations futures ? En vérité, ce que nous désignons comme de tels « faits », ce sont des manifestations plus ou moins concrètes des idées que nous nous faisons déjà et par avance de la citoyenneté et de la démocratie ; ce que nous désignons comme de tels « faits », ce sont des écarts, des approximations, des tentatives de réaliser « dans les faits » ce que nous concevons « dans l’absolu » comme la démocratie, ce que nous estimons « dans l’absolu » être la citoyenneté.

      Il semble en effet que nos discussions savantes soient presque toutes gauchies par l’efficacité latente de nos préconceptions « philosophiques » : en mesurant la proximité ou bien l’écart à nos conceptions humanistes de la démocratie électronique que nous prétendons décrire dans les pratiques réticulaires, c’est-à-dire en identifiant certaines de ces pratiques comme des pratiques de citoyenneté ou bien en regrettant leur échec, nous faisons subrepticement un usage applicatif des concepts de citoyenneté et de démocratie, en ce sens que nous nous contentons de différencier et d’opposer les pratiques effectives que nous décrivons aux balises conceptuelles dont nous connaissons – ou croyons connaître – les coordonnées idéologiques, à ces balises qui nous permettent généralement de nous orienter dans nos propres analyses descriptives. Pour dire les choses autrement, nos analyses de l’Internet et de ses usages sociaux et politiques sont systématiquement adossées à un ensemble relativement cohérent de représentations conceptuelles de base, fondamentalement humanistes et rationnelles, et qui se tiennent à mi-chemin entre l’idée que la citoyenneté est une fonction publique raisonnable à spectre plus ou moins large, et l’idée que la démocratie, tantôt directe dans des circonstances locales, tantôt représentative dans les espaces publics vastes et complexes, est l’horizon naturel de l’intentionnalité citoyenne, et donc le meilleur régime politique possible, aussi bien dans le « monde réel » que dans l’univers des réseaux.

      Nous faisons dès lors preuve, au plan académique, d’un scepticisme, d’une retenue, parfois d’un esprit de déception, qui sont parfaitement compréhensibles : le spectacle de la citoyenneté et de la démocratie électroniques, c’est celui d’hommes et de femmes qui échangent tant bien que mal des préoccupations « privativement sociales », de petites pensées sans doute – seraient-elles envahies d’une charge émotionnelle confinant parfois au tragique – mais en somme des pensées assez triviales et qui décrivent des existences plutôt ordinaires, sans bassesse ni hauteur. Très manifestement, l’étude très minutieuse des discussions qui se tiennent sur les listes ou les forums de discussion ne laisse rien apparaître de très glorieux ni de très profond, mais juste un peu de vie à l’état pur, dans sa dignité comme dans sa platitude. Par conséquent, aussi bien que la réflexion juridique et l’activité législative ou judiciaire qu’elles inspirent, les analyses savantes de l’Internet jouent sur l’écart qu’il existerait entre des pratiques réticulaires effectives et une manière de responsabilité citoyenne qui devrait les régir.

      Il en va du reste de même avec les interprétations plus optimistes qui en sont le contrepoint, et qui s’efforcent de déceler dans nos usages communicationnels un retour du sentiment politique et les marques d’un redéploiement de notre culture démocratique – car optimisme tout comme pessimisme obéissent dans le fond à une même logique des préconceptions de la démocratie et de la citoyenneté. D’un côté comme de l’autre, du scepticisme ou de l’enthousiasme, nos postures intellectuelles ne sont pas simplement descriptives mais fondamentalement axiologiques, et trahissent une sorte d’idéalisme consensuel de base : citoyenneté et démocratie, telles que nous en avons hérité des pensées des Lumières, seraient les points cardinaux d’analyses descriptives condamnées à exposer la distance à nos idéaux « philosophiques » dans laquelle nous tiennent systématiquement nos pratiques réticulaires. La diversité des usages de l’Internet ne déroge pas à l’image ordinaire que nous nous faisons de la chose politique, déterminée à la fois par les valeurs de l’idéal démocratique (liberté, égalité, fraternité) et par la confusion sinon même les contradictions de l’agitation citoyenne. En ce sens, les « faits » infirment les « valeurs », ils montrent combien elles sont altérées et à quel point elles ne représentent que des idéaux « philosophiques » à la fois indépassables et hors d’atteinte de nos pratiques effectives.

      Seulement rien n’assure justement que ce soient les « faits » qui trahissent les « valeurs », ou du moins s’en écartent, et il n’est pas impossible de penser que ce soient nos certitudes « philosophiques », c’est-à-dire nos préconceptions axiologiques, qui nous conduisent à placer les « faits » dans la perspective qui est la nôtre, c’est-à-dire à les caractériser à partir d’un idéal inatteignable et dans un écart impossible à résorber. Si nous ne parvenons pas à reconnaître dans des pratiques réticulaires erratiques et confuses l’idée que nous nous faisons de la citoyenneté, c’est parce que nous ne voyons pas comment renoncer à cette idée qu’un citoyen doit être un agent rationnel et responsable, soucieux d’étendre sa liberté aussi loin sur l’espace public que le lui permettent les lois et sa propre considération d’autrui. Or la profondeur de ce que recouvre une telle conception de la citoyenneté est abyssale et insondable. Qu’est-ce en effet à proprement parler qu’être un « agent », sinon avoir la capacité de produire des effets à la mesure exacte de sa puissance, et conformément à sa volonté, et un citoyen peut-il l’être, au sens propre, est-il même souhaitable qu’il le soit ? Doit-il être « rationnel », et selon quels critères le pourra-t-il ? Sera-ce de la prudence de l’homme d’expérience, ou bien de la rigueur déductive du logicien ? Aristote sera-t-il son modèle, ou sera-ce Quine ? Mais il devra sans conteste être « responsable », cela ne saurait faire de doute, s’il est un « sujet de droit ». En a-t-on cependant ainsi décidé par convention, ou faut-il présupposer qu’il est « en soi » et « moralement » responsable ? Cela pourrait vouloir dire qu’un bon citoyen se caractérise comme un citoyen dont « l’âme » emporte de haute lutte contre « les passions » le commandement de son corps et de son esprit, et pilote ainsi en connaissance de cause le navire de son existence sociale et politique. Et à moins de recevoir une telle définition, ou quelque autre de même facture, on est condamné à reconnaître que la définition tout entière de la citoyenneté pourrait aisément être mise en pièces, alors même que nous ne saurions « sérieusement » la remettre en cause dans son fond et dans ses attendus, et que la liberté, la rationalité, la responsabilité en sont des moments irréductibles.

      Notre conception de l’« e-citoyenneté » surgit donc au détour d’une tension entre la simplicité de nos postulats éthico-politiques, et la complexité peut-être indémêlable du système conceptuel qu’ils convoquent. En effet, ce sont des préconceptions philosophiques qui déterminent le sérieux de la méthode empirique des sciences sociales et politiques, et légitiment au fond leur factualisme : on ne va pas sérieusement remettre en cause l’idée-phare de la citoyenneté, mais on va plutôt se servir de son faisceau conceptuel (la liberté, la rationalité, la responsabilité) pour éclairer ce nouvel espace expérimental que constitue pour la recherche scientifique la réalité objective des réseaux. On abordera ainsi cette nouvelle réalité politique « en connaissance de cause », c’est-à-dire en ayant à sa disposition un appareillage non pas seulement descriptif, mais également normatif, qui permettra de mesurer le « degré de citoyenneté » des pratiques réticulaires – et de distinguer par exemple celles qui se concrétisent par des prises locales de pouvoir, comme dans un forum, ou bien celles qui témoignent d’une distribution, ou même d’une confiscation du pouvoir, etc. Ainsi le positivisme scientifique, qui cherche des résultats tangibles, confronte des charges conceptuelles « bien connues » à des pratiques sociales et politiques qui sont commodément tenues à une distance inévitable, grande ou petite, des cadres conceptuels qui les éclairent. Pour reprendre un postulat effectivement sérieux du positivisme, c’est bien l’idée qui forme et qui saisit l’objet, et qui permet de le décrire, précisément parce qu’elle a contribué à le former : à distance.

      C’est donc à l’examen de l’atavisme méthodologique des sciences sociales et politiques qu’il est possible, à l’inverse, d’assigner un double rôle à une véritable philosophie des réseaux, à une diktyologie appliquée à la problématique sociale et politique, et notamment à celle de la citoyenneté. On pourra sur cet horizon discerner deux points :

      – Le grand mérite des méthodes d’investigation mises en œuvre pour comprendre l’Internet, sur le plan de la chose politique aussi bien que sur le plan général de son instrumentalité et des usages qui en sont les corrélats, c’est de pouvoir toujours, au bout du compte, quand les choses deviennent difficiles et incompréhensibles, s’en remettre aux « faits » et décrire telle ou telle situation vécue en soulignant son pittoresque : quoi que disent l’expérimentateur et le savant, un site pourra toujours être sorti du chapeau magique de l’analyse descriptive et positive, qui permettra de corroborer ou d’infirmer une position épistémique donnée. L’envers de cette médaille, c’est que les jeux sont toujours faits d’emblée, ou que l’envers est précisément le même que l’endroit : l’Internet étant en général considéré comme l’instrument de nos pratiques réticulaires, il en est un tout aussi bien pour l’exercice de la citoyenneté et l’avènement de la démocratie. La question n’est pas, dans ces conditions, de discuter des idées qui sont d’ores et déjà « bien connues » : il existe une batterie de catégories formelles (« contexte social », « comportement », « outil », etc.) qui norment de manière très admissible l’espace d’investigation de l’analyse positive des pratiques réticulaires. On peut dès lors concevoir qu’une première dimension de la diktyologie serait dans ces conditions de mettre au jour, sur un plan critique, les contours du carcan épistémologique dans lequel sont naturellement enfermées les sciences positives de l’Internet.

      – Une diktyologie politique aurait dès lors pour seconde fonction de proposer un examen non normatif de l’Internet, affranchi du système intellectuel, conceptuel et méthodologique, qui plombe pour ainsi dire les théories positives des usages sociaux et politiques qu’il suscite. En ce sens, une authentique diktyologie reposerait sur une sorte de langue nouvelle de l’Internet, c’est-à-dire sur un système catégoriel qu’il lui reviendrait de construire en fonction de l’expérience effective des réseaux et de la singularité de leur structure et des interactions qui le déterminent. Appliquée aux pratiques communautaires, sociales et politiques, elle consisterait non à évaluer le degré de « politicité » de ces pratiques à la lumière des concepts-clés de « citoyenneté » et de « démocratie », mais à déduire de tels concepts des pratiques effectives que font apparaître les réseaux, leur diversité, leur hétérogénéité, enfin leur hétéronomie. La raison pour laquelle nous disqualifions, sur le plan de la pensée politique, certaines interventions ou pratiques, certains énoncés, c’est qu’ils ne réalisent pas les normes de responsabilité ou de rationalité que nous associons spontanément à l’idée de la citoyenneté. Mais précisément, ce dont nous instruisent les réseaux, c’est que dans leur insignifiance, dans leurs délires, dans leur violence ou du moins leurs variations, les énoncés que produisent les usagers des réseaux « font acte », pour ainsi dire, sinon de ce qu’ils sont en tant qu’usagers des réseaux, du moins des pensées et des intérêts temporaires, bien ou mal explicités, rationnels ou irrationnels, auxquels ils se sont temporairement ou durablement identifiés comme usagers. Ce qui veut dire que les catégories classiques du politique ne suffisent pas à caractériser leur personnalité sociale et politique, tout simplement parce que la temporalité du discours réticulaire et les enjeux qu’elle détermine ne reproduisent pas le schème linéaire du déterminisme causal de l’activisme sociopolitique ordinaire. Il appartient par conséquent à une diktyologie politique de mettre en place et de décrire les modalités originales d’une « e-citoyenneté » pensée non comme l’attribut d’un sujet usager des réseaux, mais comme l’effet statutaire volatil qu’a sur un système social d’opérateurs (liste ou forum de discussion, blog, site interactif, etc.) la coïncidence effective des discours et des pratiques qui sont les leurs.

      Les réseaux donnent par conséquent à penser une manière de « post citoyenneté », ou pour reprendre une expression de l’Américain Jon Katz, une citoyenneté « post-politique ». Il ne s’agit évidemment pas d’une citoyenneté dont le domaine de définition et d’application serait transféré du monde « réel » à celui prétendument « virtuel » des réseaux, car le monde des réseaux est lui-même un monde réel et qui se tient profondément enraciné dans les espaces économique et industriel, dans la géographie politique qui trace les contours effectifs de notre existence concrète. L’idée d’une citoyenneté « post-politique », c’est l’idée d’une citoyenneté qu’il est devenu impossible d’enfermer dans le cercle herméneutique de la responsabilité et de la rationalité, mais qu’il faut identifier au caractère parfaitement erratique et aléatoire de son expression réticulée, inégale, polymorphe, tantôt superficielle et tantôt tragique, témoignage tantôt de la trivialité des représentations politiques ou sociales des particuliers que nous sommes, tantôt d’une raison discursive qui trouve son point d’orgue dans la rencontre de la multiplicité informe des autres – les absents, là-bas, ailleurs, invisibles, inconnus des espaces intercommunicationnels. Pour dire assez brièvement, il y a une réelle proximité de l’idée de l’« e-citoyenneté » à celle de la subjectivité, et pour autant que le sujet réticulé est effectivement un sujet polymorphe et diffracté, l’« e-citoyenneté » n’est que le transfert aux préoccupations communautaires, sociales et politiques, de cette diffraction fondamentale et constitutive de la parole et de l’écriture réticulaires. Être « e-citoyen », ce n’est en somme qu’une manière de se dire et de s’écrire, là où les enjeux ne sont ni esthétiques ni ludiques, mais foncièrement politiques, économiques, et sociaux.

      De l’idée de la citoyenneté à celle de l’« e-citoyenneté », la distance paraît bien plus grande qu’il n’était prévisible ou peut-être même souhaitable. Tout le monde « sait bien » sans doute que la citoyenneté a en quelque façon partie liée avec l’Internet. On se rappellera par exemple que le 3 décembre 1996, le Président Milosevic avait ordonné la fermeture à Belgrade de la radio dissidente B 92, dont les émissions, immédiatement basculées sur les serveurs Internet de l’Université de Belgrade, ont pu continuer d’être diffusées pour être alors relayées dans le monde occidental par CNN et la BBC – cristallisant ainsi la défaite symbolique, sinon encore politique, de la vieille garde post-stalinienne face à la montée des aspirations démocratiques à la liberté civile et politique. Tout le monde « sait bien », donc, que l’Internet citoyen n’est pas une rêverie de nanti post-industriel, et que réciproquement il est permis de concevoir que les réseaux tissent un espace légitime d’expression de la citoyenneté.

      Mais ce sont précisément ces évidences qui empêchent d’approfondir la question de la rencontre de la citoyenneté et des réseaux, la question de l’« e-citoyenneté », et ce sont ces évidences que ressassent depuis le début des années 1990 les sciences sociales et politiques appliquées à la description des réseaux. Et il n’est guère aisé de s’en affranchir, sauf à admettre que l’investigation de l’Internet requiert un mouvement de l’analyse exactement inverse de celui qu’a adopté l’esprit scientifique de notre temps. Ce renversement consiste à faire l’hypothèse que tout doit reposer sur l’idée selon laquelle il ne faut pas décrire les pratiques réticulaires à partir de la catégorie de la citoyenneté dont nous héritons de la tradition des Lumières, mais tout au rebours construire le concept de l’« e-citoyenneté » à partir des pratiques réticulaires dont nous observons le foisonnement, la logique et la temporalité propres. Cela implique que nous essayions non de décrire des situations éparses et diverses à la lumière de ce que nous connaissons par ailleurs, mais de concevoir in abstracto le rapport de ce qu’est la pratique de la réticularité des réseaux à la signification politique qui peut s’en dégager. L’« e-citoyenneté » peut ainsi être métaphoriquement décrite comme résultant d’une espèce de rayonnement des réflexions sociales et politiques qui traversent effectivement les réseaux, mais aussi de l’activisme dans lequel s’engage si diversement l’ensemble polymorphe de leurs usagers. Infiniment diffractée en énoncés qui se perdent à l’infini dans un espace communautaire aux contours indifférentiables, l’« e-citoyenneté » se résume aux positions discursives réelles et efficaces, mais aussi instables et éphémères, qui forment le tissu des micro-conceptions et des micro-activités, le tissu des micro-transactions sociales et politiques dont la coïncidence produit temporairement la configuration toujours et seulement actuelle des réseaux.


      1.  Le bureau de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers a la charge de la « gouvernance » de l’Internet.

      Mathias Paul
      Wormser Gérard masculin
      Pour un concept de l' "e-citoyenneté"
      Mathias Paul
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2005-02-25

      À la fois interactif et communautaire, l’espace de l’Internet inspire assez naturellement une réflexion sur le concept de la citoyenneté, dans les domaines des études sociologiques aussi bien que de la théorie politique proprement dite et du droit. (Texte d’une conférence prononcée le 27 mai 2004 dans le cadre du séminaire international : « De l’administration au gouvernement électronique : États et citoyens à l’heure des réseaux numériques »).

      Monde numérique
      Politique et société
      Démocratie
      Espace public
      Internet