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Les défis de la gauche japonaise

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        30 articles
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      Texte

      L’émergence du parti démocrate du Japon

      Dans sa philosophie de base, énoncée lors de sa première convention en avril 1998, le Parti démocrate du Japon (PDJ) soulignait déjà son désir de faire tomber « l’ancien régime », à savoir une société dominée par la bureaucratie et assujettie aux collusions entre fonctionnaires, politiciens et monde des affaires. Appelant de ses vœux un « gouvernement au rôle limité aux systèmes nécessaires », une société juste et transparente dans laquelle les individus auraient des chances égales, le PDJ acceptait l’économie de marché à condition que celle-ci reste inclusive. Décentralisation et respect de la souveraineté populaire étaient également au menu.

      La naissance d’un parti, hétéroclite, de centre gauche japonais avait lieu cette année-là à un moment où triomphaient les Nouveaux démocrates de Bill Clinton, la Troisième voie de Tony Blair ou la Gauche plurielle de Lionel Jospin. Au long de la Guerre froide, les États-Unis avaient favorisé la droite pour contenir l’URSS, et le Parti Libéral Démocrate (PLD, conservateur) devait ainsi régner pratiquement sans discontinuer jusqu’aux élections de l’été 2009. Mais la chute du Mur de Berlin et une « décennie perdue » commençaient à mettre le PLD à l’épreuve.

      Un parti d’opposition enfin crédible

      Il n’est sans doute pas anodin de rappeler que les cadres de ce nouveau parti de centre gauche étaient régulièrement invités aux sessions d’études de Junichirō Koizumi, appelé à devenir entre 2001 et 2006 le Premier ministre (PLD) iconoclaste et réformiste œuvrant à lutter contre les administrations, contenir la dette, privatiser la Poste et les autoroutes, piliers de gabegies colossales, limiter le pantouflage, libéraliser le secteur agricole, et décentraliser – des idées que le PDJ partage aujourd’hui dans leur ensemble et souhaite poursuivre. Et c’est également dans l’ombre de la primature de Koizumi que le PDJ s’est consolidé.

      Sur la fin de son règne, quand on l’assaille au sujet de l’accroissement des fractures, Koizumi, fidèle en cela aux idées de la droite qui tient celles-ci pour naturelles, rétorque que l’on n’a tout simplement jamais vu de société parfaitement égalitaire dans l’Histoire. Évitons au passage la caricature : les inégalités au Japon n’ont rien de comparable avec celles que l’on voit aux États-Unis, et, à un degré moindre, en Europe. Mais, s’il n’est pas directement responsable de disparités qui remontent à l’explosion de la bulle spéculative et aux années de croissance anémique qui s’en sont suivies, il est vrai que Koizumi n’a pas cherché à mettre en place de filet de sécurité pour les plus faibles.

      Or, c’est bien cette brèche que le parti de centre gauche va exploiter, c’est contre cette fracture sociale à la japonaise qu’il fera bientôt campagne, malgré la proximité de pensée entre le PDJ et l’homme à la chevelure léonine. Il faut également noter que, attaché aux principes de la démocratie, Koizumi a contribué à l’émergence de l’opposition en lui permettant, au long de son règne, de se rendre crédible dans les débats politiques. Le dirigeant promit également, à son arrivée en 2001, de détruire son propre parti pour renouveler la vie politique de son pays.

      La crise économique de trop

      Quelques années plus tard, en 2008, la crise financière transfigure brusquement la situation : le secteur privé en sort laminé, le PIB nippon recule de 6% dans son sillage, le chômage passe de 3.8% en septembre 2008 à 5.6% en juillet 2009, les Nippons ont le moral en berne. Grâce à Koizumi, le PLD avait réchappé aux errements de la « décennie perdue » (1991-2001) sans trop de dégâts ; cette fois, son compte est bon.

      Invoquant dans sa campagne le concept de fraternité (« yūai ») à la française en réponse à une nostalgie forte des Nippons pour le modèle égalitariste, le leader du PDJ depuis le printemps 2009, Yukio Hatoyama, attaque vigoureusement le « fondamentalisme de marché », grand responsable, selon lui, de la crise qui secoue durement le Japon, et critique vigoureusement une mondialisation trop américaine et un capitalisme trop financiarisé à son goût. A noter que, aussi vague fût-il, cet appel pour davantage de fraternité, ce plaidoyer pour tisser des liens ont semblé toucher une corde sensible chez les Nippons ; il s’agit sans doute là d’une piste intéressante à explorer à gauche, à l’ère de l’individualisme. Le successeur de Hatoyama, Naoto Kan, s’est d’ailleurs lui aussi engagé à lutter contre l’isolement des jeunes, des sans-logis, des indigents ou des plus âgés.

      Deux premiers ministres du PLD sont déjà tombés depuis le départ de Koizumi en 2006. Fin août 2009, l’alternance (« seiken kōtai ») promise par Hatoyama et largement plébiscitée par les Nippons, précipite bientôt la chute d’un troisième, Tarō Asō, qui avait cru bon de reprendre les vieilles habitudes de son parti. Sa défaite fait également imploser un PLD resté largement en panne d’idées depuis. Pourtant, Hatoyama, le héraut de l’alternance, déçoit rapidement : son manque de charisme, son incapacité à gérer le débat sur le maintien d’une base américaine à Futenma et la présence, polémique, du sulfureux Ichirō Ozawa dans son ombre font douter de sa capacité à réformer le Japon. Il démissionne en 2010, entraînant avec lui ce redoutable animal politique qu’est Ozawa.

      Naoto Kan, l’outsider

      Pour un temps, l’arrivée de Kan apporte un peu de fraîcheur à son parti. L’un des fondateurs historiques du PDJ, ancien activiste et avocat jouissant d’une image de politique proche des couches populaires, il s’est illustré dans les années 1990 en tant qu’ancien ministre de la Santé ayant tenu tête à son administration pour mettre en lumière son rôle dans une vieille affaire de sang contaminé. Précisément : dans son livre Daijin 1 , il affirme : « L’État que vise le PDJ est un "État contrôlé par le peuple" (kokumin seiken kokka) », par opposition à un « État contrôlé par les bureaucrates » (kanryō seiken kokka), qui fut de connivence avec le PLD depuis la naissance du système « post-1945 » mais a été profondément bousculé par Koizumi. Pour Kan, il faut que les élus gèrent enfin le gouvernement, non plus l’inverse, et que l’État se décentralise davantage en favorisant la « souveraineté des régions » (chiiki shuken).

      Seulement, son idée au demeurant raisonnable de relever la TVA (actuellement à 5%), évoquée à quelques temps d’élections sénatoriales, n’est pas du goût des Japonais et lui coûte la Chambre haute à l’été 2010, plongeant la politique dans une quasi-paralysie. La nomination, en janvier 2011, d’un transfuge du PLD, Kaoru Yosano, au Ministère de la politique économique et fiscale, indique pourtant que Kan n’a alors pas renoncé à ses aspirations : Yosano est connu lui aussi pour sa défense d’une hausse de la TVA

      Les défis du centre gauche nippon

      Le PDJ n’a pas de problème avec le concept d’économie de marché tant qu’elle n’opère pas au détriment des plus faibles, et le Japon, puissance exportatrice, n’a pas l’intention de se fermer à la mondialisation, même si celle-ci suscite des questionnements profonds en son sein. Sa volonté d’« investir dans l’humain plutôt que dans le béton » ou d’œuvrer en faveur d’une plus grande transparence des administrations, de la protection des activités économiques traditionnelles, d’initiatives pour lutter contre la solitude (notamment via les organisations à but non-lucratif ou les activités civiques), l’aide aux mères seules, la mise en place d’une allocation familiale, importante pour relancer la faible natalité nippone, un filet de sécurité pour les plus faibles, etc. : à l’évidence, le parti a beaucoup promis. Et il pouvait, avant la tragédie de Fukushima, se féliciter d’avoir sorti le Japon de la crise. Même dans le sillage de la catastrophe nucléaire, au printemps 2011, le chômage tournait autour de 4.5%, moitié moindre qu’aux États-Unis. En outre, il a déjà quelques accomplissements notables à son actif. D’ores et déjà, le PDJ a tâché de se réapproprier le processus décisionnel via de nouveaux mécanismes administratifs visant à réduire l’influence de la bureaucratie. Et en jetant plus de lumière sur l’élaboration des budgets, ou en luttant contre les pratiques de pantouflage, il a également fragilisé davantage le règne des fonctionnaires. Depuis son arrivée au pouvoir, il a également mis en place un système d’aide aux mères seules ainsi que des allocations familiales. Il a entrepris des réformes dans le secteur éducatif, rendu le lycée gratuit et il a multiplié les bourses d’études. Le secteur de la santé a également connu des réformes, les organisations à but non-lucratif ont bénéficié d’une fiscalité plus avantageuse à leur égard, de nombreuses mesures pour l’emploi sont passées, et plusieurs autres initiatives ont vu le jour.

      Mais il lui reste encore beaucoup à faire pour gagner en crédibilité. L’un des principaux défis concerne la dette publique, certes détenue en grande majorité par les Nippons eux-mêmes, mais qui a explosé depuis les années 1990 à cause des politiques de travaux publics et les coûts croissants de la Sécurité sociale dans un Japon vieillissant. Réformer cette dernière, ainsi que les retraites et la fiscalité, est donc un impératif, même si les excédents commerciaux et l’épargne des Japonais ne font pas du pays la prochaine Grèce. La démographie en berne reste un problème relatif pour l’économie quand on sait que le Japon est entouré des pays, jeunes et dynamiques, d’Asie du Sud-Est, prêts à assembler ces produits dont il a le génie. Mais faire repartir la natalité à la hausse est également essentiel. En ce sens, ce Japon vieillissant est à l’évidence un laboratoire d’avant-garde pour l’Occident.

      Reste que l’Archipel n’a pas une société assez ouverte sur le monde. Nul besoin pour les Japonais de renoncer à leur culture ; mais une meilleure maîtrise de l’anglais ou du chinois leur permettrait, dans de nombreux cas, de développer leurs échanges avec le reste du monde et faciliterait la venue de touristes. Enfin, si le Japon veut retrouver le sentier de la croissance, il est impératif que la productivité des travailleurs japonais, faible parmi les pays de l’OCDE, remonte.

      Après Fukushima

      En un sens, lors du tsunami du 11 mars 2011, suivi de l’accident nucléaire de Fukushima, c’est un problème traditionnel qui a ressurgi : pour que la construction puis l’exploitation de centrales nucléaires soient acceptées par les communautés locales, des subventions et des travaux publics ont été offerts pendant des décennies pour soutenir l’emploi dans une région, celle de Sendai, moins productive que le puissant axe Tōkyō-Ōsaka. Il a ainsi été estimé que les centrales qui ont été endommagées par le tsunami employaient auparavant, directement ou indirectement, 11.000 personnes à Futaba et alentour, soit une personne sur deux foyers 2 . De son côté, un conglomérat bureaucratico-politicien s’est montré prêt à fermer les yeux sur de graves problèmes techniques – des alertes liées à l’état des centrales avaient déjà été émises par le passé – en échange de perspectives de pantouflage (amakudari) dans les conseils d’administration d’une grande entreprise de ce même axe Tōkyō-Ōsaka, en l’occurrence Tepco. Favorisant son expansion, la compagnie d’électricité a elle-même été prête à exploiter ce terrain, en offrant des emplois aux communautés locales et un soutien digne d’un lobby solide sous forme d’argent et de voix d’ouvriers du BTP, de pécheurs ou de travailleurs du nucléaire aux partis politiques, pour que la boucle soit bouclée et que chaque groupe y trouve son compte.

      Ce modèle avait été favorisé par l’ancien et très influent dirigeant Kakuei Tanaka (1972-1974) au travers d’une législation imposant aux consommateurs d’électricité de payer une taxe allant in fine dans la poche des communautés acceptant d’accueillir des centrales. C’est ce même schéma que le premier ministre Koizumi avait tenté de détruire dans le domaine de la Poste et des autoroutes, et auquel s’est heurté Naoto Kan – la différence étant que ce dernier a essayé d’ajouter une dose de social à ses politiques. C’est pourtant bien ce modèle-là que le Japon doit défaire pour pouvoir embrasser l’avenir. Car le pays a pris un « coup de vieux ». Toyota en 2010, Tepco en 2011 : est-ce un hasard si les problèmes s’accumulent alors que les générations les plus âgées refusent toujours de transmettre le flambeau aux plus jeunes, dans un contexte de vieillissement et de déclin démographique ?

      Affirmer le clivage droite-gauche

      Naoto Kan a offert sa démission dès lors que des progrès substantiels auraient été menés à la Diète dans la gestion de la crise de Fukushima, ce qu’il a pu accomplir au cours de l’été 2011. Or, l’élection de son successeur, Yoshihiko Noda, début septembre 2011 ne parvient pas à dissimuler le fait que les divisions qui criblent un PDJ fragmenté en courants contradictoires constituent un autre défi majeur lancé à sa cohésion idéologique. Pour donner davantage de crédibilité à leurs formations, réformateurs et conservateurs du PLD et du PDJ devraient procéder à un réalignement que des considérations politiciennes empêchent jusqu’ici, mais qui permettrait éventuellement au Japon de gagner en cohérence et de se rapprocher de la Grande-Bretagne (à laquelle Naoto Kan avait d’ailleurs consacré un chapitre entier dans son ouvrage).

      Au plan diplomatique, la volonté du PDJ de rééquilibrer la position du Japon en Asie en se distançant quelque peu de Washington pour se rapprocher d’autant de Pékin n’est certes pas dénuée de bon sens. Mais la mauvaise gestion des questions de sécurité depuis sa prise de pouvoir représente un casse-tête que n’apprécie guère le protecteur américain, créant des tensions.

      Surtout, et sur le fond, ce revirement au centre gauche est pour, ainsi dire, une première pour un Archipel resté largement tributaire, jusqu’à 2009, d’un système aux codes très anciens. Depuis le début de l’ère Meiji en 1868, un État centralisateur fort et une élite bureaucratique ont pris le destin du pays en main, le modernisant d’abord, le plongeant dans la guerre ensuite, lui permettant, après 1945, de se hisser lentement au rang de grande puissance économique mondiale tout en redistribuant ses richesses pour créer une société égalitariste, jusqu’à l’éclatement de la bulle, qui a été suivi par une explosion de la dette publique. Or, ce que le PDJ tente de réaliser, c’est bien un transfert de pouvoir vers les régions, les citoyens et leurs représentants politiques. Et en refaisant du Japon un État maritime investi dans la communauté est-asiatique et pacifique, et favorable au libre-échange, il veut également davantage ouvrir l’Archipel au reste du monde.

      Depuis plus de deux ans, c’est donc tout un peuple, ses élites, ses hommes d’affaires et ses intellectuels qui scrutent le nouveau pouvoir pour savoir si le Japon s’est engagé de plain-pied dans une nouvelle ère, ou bien s’il ne s’agit là que d’une parenthèse dans une histoire fort longue. L’alternance pour l’alternance n’y suffira point ; c’est seulement en modernisant le Japon que le centre gauche pourra apporter une réponse définitive à cette question et saura trouver une place pour l’Archipel dans le grand concert des nations. Or, si la classe politique semble incapable de s’élever à la hauteur de cet enjeu crucial, victime de paralysies institutionnelles, beaucoup – et notamment les générations les plus jeunes – ont vu dans la tragédie de Fukushima une opportunité pour rebâtir un nouveau Japon, plus fort et ouvert sur l’avenir. Puissent-ils être entendus.


      1.  Naoto Kan, Daijin, éditions Iwanamishinsho, réédition 2009, pp. 224-225.

      2.  “In Japan, a Culture That Promotes Nuclear Dependency’, in The New York Times, 30 mai 2011. Depuis l’accident du 11 mars 2011, les nombreuses enquêtes du New York Times sur le sujet se sont révélées être d’une très grande qualité.

      Planel Niels
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      Les défis de la gauche japonaise
      Planel Niels
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      Sens public 2011-09-23
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