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Trouble de la pensée et identité

Informations
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Texte

Ce texte s’appuie sur une pratique clinique et de recherche auprès de patients cérébro-lésés. Il essaye surtout de tracer des « pistes de réflexion » car le sujet abordé ici est difficile d’un point de vue clinique et épistémologique et jusqu’ici peu exploré.

La psychopathologie psychanalytique et le cognitivisme ont des références et des modes d’approche totalement antinomiques. La psychanalyse, comme le rappelle Lacan 1 , est une praxis, centrée autour du transfert et de la causalité psychique inconsciente. Les sciences cognitives se situent du côté d’une psychologie expérimentale et de la causalité scientifique.

Pourtant, à partir de la clinique des patients présentant des troubles cognitifs (patients psychotiques, autistes, déments, cérébro-lésés), la psychopathologie psychanalytique est concernée par la question de la cognition.

Par rapport à la façon d’aborder la question de la cognition, les positions ne sont pas unifiées au sein du mouvement psychanalytique. Ainsi, en France, pour Widlocher 2 , la psychopathologie de l’inconscient psychanalytique repose sur des mécanismes élémentaires que seule la psychopathologie cognitive peut expliquer. La psychanalyse ouvrirait un champ très large et spécifique à l’étude de ces mécanismes. Aux États-Unis, un psychanalyste comme Solmes 3 cherche à créer un champ spécifique, la « neuropsychanalyse », ou « neuropsychologie des profondeurs » qui permettrait de corréler des éléments issus de la métapsychologie freudienne (par exemple une instance comme le Moi) avec les localisations cérébrales (par exemple le lobe frontal). Une tentative proche existe chez L. Lewis. À partir des connaissances actuelles sur les fonctions différentes des deux hémisphères cérébraux, elle fait l’hypothèse que les techniques psychothérapeutiques sont efficaces parce qu’elles permettent au contenu mental de l’hémisphère droit (siège des processus primaires) d’être intégré à celui de l’hémisphère gauche (siège des processus verbaux et conscients). Reprenant la formule de Freud, « là où était le ça, le moi doit advenir », elle la transforme en « aide l’hémisphère gauche à mieux entendre l’hémisphère droit » 4 .

En ce qui me concerne, et c’est ce qui fera l’objet de mon exposé aujourd’hui, j’essaye d’aborder le problème de la cognition à partir de la clinique des patients cérébro-lésés, c’est-à-dire à partir de la clinique de patients qui, à cause de lésions du cerveau dues à des traumatismes crâniens, des tumeurs, des accidents vasculaires, etc., présentent des atteintes cognitives comme des troubles du langage, de la mémoire, du geste, de la reconnaissance des visages, de l’orientation dans le temps et dans l’espace. Me situant dans le champ de la causalité psychique inconsciente, et en dehors de toute logique de causalité de type étiologique, donc en dehors du débat organogenèse ou psychogenèse, j’essaye, dans le cadre d’une relation transférentielle avec les patients, de comprendre à quel type d’expérience subjective ils sont confrontés lorsqu’il y a atteinte des catégories de la pensée pour des raisons organiques. J’essaye aussi de comprendre ce qu’il se passe du point de vue de leur économie psychique lorsqu’ils doivent faire face à ces atteintes. Cette approche est donc centrée sur ce qui fait « événement psychique » pour le sujet et différencie le fait d’être cérébro-lésé comme état neurologique et le fait d’être cérébro-lésé comme « événement psychique ». Mes questions sont les suivantes : comment la lésion cérébrale, la maladie, les atteintes cognitives s’intègrent-elles dans la vie fantasmatique du sujet et de son entourage, dans son histoire personnelle familiale consciente et inconsciente ? Quelles sont les conséquences de la maladie et des atteintes cognitives sur l’économie psychique du sujet ? À partir de ces questions, je décris les modes d’organisation de processus psychiques, conscients et inconscients, intra et intersubjectifs, et dans un deuxième temps je les confronte aux données médicales et neuropsychologiques 5 . Ce faisant, je me situe dans l’optique d’une psychopathologie qui se veut affranchie du souci de l’étiologie et de la causalité scientifique, et, je l’espère, dans le cadre d’une psychopathologie au plus près de la causalité psychique inconsciente. Ce type d’abord, appliqué ici à la clinique des patients cérébro-lésés, me semble être une approche possible pour la psychanalyse dans d’autres pathologies comme la psychose, l’autisme, les démences où des atteintes cognitives ont été identifiées. Elle devrait permettre à cette discipline de délimiter son champ et sa place quelles que soient par ailleurs les avancées des connaissances biologiques et neuropsychologiques pour telle ou telle maladie. Elle a des retombées cliniques dans la mesure où elle influe sur les modalités de prise en charge psychothérapeutique des patients et de leur entourage.

Je vais maintenant, à partir de la clinique des patients cérébro-lésés, aborder, à partir de deux exemples, la question de la place de la cognition pour l’économie psychique du sujet. Deux points seront développés : cognition et sens de soi, cognition et émergence de l’inconscient.

Cognition et sens de soi

La clinique des patients cérébro-lésés montre que les troubles cognitifs atteignent le sujet dans sa sensation d’identité et d’existence telle qu’elle est soutenue par la mémoire, par l’image du corps, le schéma corporel, le rapport à l’espace et à la temporalité, mais aussi par la continuité de la relation à l’autre et le maintien des processus d’inter-reconnaissance entre soi et l’autre. L’atteinte de la sensation d’identité et d’existence se traduit chez les patients cérébro-lésés par des « angoisses de catastrophe » décrites par K. Goldstein en ces termes : « Elles naissent de l’expérience intime du malade qui perçoit aussi bien un ébranlement du monde qui l’entoure que de sa propre personne. » 6 Avec des références plus psychanalytiques, les angoisses qui envahissent ces patients peuvent être reliées aux « agonies primitives » que Winnicott décrit dans La crainte de l’effondrement 7 . Ces agonies primitives, dit-il, traduisent un effondrement de l’édification du « self unitaire » et il rajoute : « c’est l’organisation du moi qui est menacée ».

La notion de soi est apparue tardivement dans les écrits psychanalytiques, je pense aux travaux de Kohut ou de Winnicott. Des notions, comme le narcissisme primaire ou secondaire ou le Moi, décrites par Freud, ne permettent pas d’en appréhender la complexité.

En nous appuyant sur les travaux de Dolto 8 , nous pourrions dire que l’atteinte cognitive induit un ébranlement de ce qu’elle appelle le « narcissisme primordial », c’est-à-dire de la « sensation de mêmeté d’être », ou bien, si nous prenons des références plus « Winnicottiennes » 9 , nous pourrions dire que les atteintes cognitives mettent en péril le « self ». Pour cet auteur, le sentiment d’existence s’appuie sur le développement d’un « moi intégré » et du « self ». Tant que l’enfant est dans une situation d’immaturité motrice et cognitive, ce « moi intégré » et ce « self » se construisent et sont rendus possibles grâce à la relation d’étayage apportée au nourrisson par une « mère suffisamment bonne » qui peut protéger l’enfant contre des angoisses terribles liées à cette immaturité (se morceler, ne pas cesser de tomber, ne pas avoir d’orientation, ne pas avoir de relation avec son corps). La mère a donc une fonction d’étayage et elle supplée, entre autres, à l’immaturité cognitive et corporelle de l’enfant. Cet étayage devient inutile quand divers processus psychiques de maturation décrits par la psychanalyse ont pu se produire, mais aussi, et c’est ce qu’on oublie souvent de souligner, quand une cognition et une motricité élaborées ont pu se mettre en place.

La clinique des patients cérébro-lésés montre que la cognition a une fonction d’étayage interne pour le sujet, et qu’elle lui permet d’intégrer dans son espace psychique les représentations de soi et du monde propres à chacun. La présence de troubles cognitifs place le sujet dans une situation de dépendance physique, sociale et quotidienne vis-à-vis de son entourage, mais aussi dans un état de dépendance psychique faute de pouvoir s’appuyer sur ses propres perceptions et représentations de lui-même et de la réalité qui l’entoure. Ainsi, certains patients cérébro-lésés, à cause de troubles mnésiques, de troubles de la reconnaissance des visages, ou de la reconnaissance des objets, par exemple, ne peuvent plus s’appuyer sur leur propre système de représentation pour parler d’eux-mêmes et du monde qui les entoure. Ils utilisent les paroles de leurs proches comme « prothèses de représentation ». Je parle de « prothèse de représentation » quand le sujet s’appuie sur des éléments extérieurs à lui-même pour tenter de se représenter l’accident, ses conséquences, sa biographie, le monde qui l’entoure, faute de « représentation interne ». Si certains patients peuvent identifier les « prothèses de représentation » qu’ils utilisent comme leur étant extérieures (et donc repérer qu’ils reprennent à leur compte le discours d’un autre), d’autres, au contraire, ne peuvent plus parler en leur nom propre et dire « je ». Basch 10 , dans un article publié il y a environ 15 ans, différencie refoulement, désaveu et déni. Dans le désaveu, il peut y avoir un discours sur un événement, mais le chemin allant de ce discours à l’expérience vécue et ressentie est barré. La signification émotionnelle et personnelle de la perception de cet événement n’existe pas. La difficulté de certains patients cérébro-lésés à s’attribuer et à créer leur propre système de représentation et la nécessité dans laquelle ils se trouvent de s’appuyer sur des « prothèses de représentation » les confronte au mécanisme psychique que Basch décrit comme « le désaveu ». Dans la clinique quotidienne, il est important de différencier ce mécanisme du déni. Cette différenciation est aussi importante dans certaines élaborations théorico-cliniques. Je pense par à exemple à celles concernant la méconnaissance ou anosognosie des troubles cognitifs et comportementaux qui était expliquée seulement, jusqu’à récemment, à partir de l’alternative aspects lésionnels ou déni 11 .

Que se passe-t-il lorsque le sujet est confronté à un mécanisme de « désaveu » ? Il y a expérience de clivage, avec coexistence de deux systèmes séparés (le discours et la représentation interne et éprouvée). Ce type d’expérience, induite par les troubles cognitifs dans la clinique dont je parle ici, favoriserait « un faux soi ». Dans l’article « Le concept de faux soi » 12 , Winnicott dit que chaque individu a un soi (« self ») poli ou socialisé et un soi personnel, privé, qui n’est accessible que dans l’intimité. Dans la vie quotidienne, et chez le sujet normal, un compromis est habituellement possible entre ce « vrai » et ce « faux soi ». Le soi poli et socialisé, s’il est le résultat d’une croissance personnelle et non d’une adaptation de surface, n’empêche pas le sujet de se sentir exister en s’appuyant sur son « vrai soi ». Dans certaines maladies, il peut y avoir un clivage très profond entre ce « vrai » et ce « faux soi », le point le plus extrême étant, dit Winnicott, la schizophrénie. Chez certains patients cérébro-lésés, à cause des atteintes cognitives et de leur conséquence sur les processus psychiques, on retrouve ce clivage très profond entre le « vrai » et le « faux soi » et un « faux soi » au premier plan. Certaines expériences et représentations de soi et du monde sont mises en valeur ou énoncées en fonction du discours, des besoins et des désirs d’un autre car le sujet cérébro-lésé a besoin de s’appuyer sur les représentations des autres et de trouver avec eux un discours commun, même artificiel. Mais ces représentations de soi et du monde s’écartent de fait des expériences et des représentations que le sujet peut réellement s’attribuer et éprouver, qui elles sont le fondement d’un « vrai soi ».

Tous les éléments que je viens de décrire montrent que l’autre n’est pas seulement pour les patients cérébro-lésés un « cerveau assistance » (pour reprendre l’expression d’un de mes patients), c’est-à-dire une aide ou une suppléance pour la réalisation de taches cognitives que le patient ne peut plus faire. Il a aussi une fonction d’étayage, comme une « mère suffisamment bonne » 13 . Il supplée à la défaillance des processus d’étayage interne due aux atteintes cognitives. Il a aussi une fonction de support de « prothèses de représentation ». Cette fonction est inévitable à cause de la situation créée par les atteintes cognitives, mais elle est intrinsèquement génératrice de mécanismes d’aliénation et de création d’un « faux soi ». L’atteinte de la sensation d’identité et d’existence vécue par le sujet cérébro-lésé est aussi due à la difficulté qu’il éprouve à faire l’expérience de l’intersubjectivité. Cette expérience est un des fondements de la sensation de soi, comme le montre Winnicott, et plus récemment D. Stern 14 qui s’appuie à la fois sur la psychanalyse et la psychologie du développement. Faire l’expérience de l’intersubjectivité suppose l’existence d’un cadre commun de significations et de moyens de communication, un jeu de langage (verbal ou non) partagé et partageable. Or, à cause des atteintes cognitives, ce cadre commun de partage possible des expériences subjectives est mis à mal. En effet, à cause de ces atteintes, l’univers subjectif des patients et leur compréhension du monde devient différente. J’en donnerai deux exemples. En cas d’amnésie, la perte des souvenirs, et la reconstruction de ceux-ci à l’aide de supports extérieurs (photos, récits des proches) ne permet pas au patient de se les attribuer. Ce sont, pour reprendre les paroles d’un de mes patients, « des reportages plats dans lesquels on serait sans y être ». D’où l’absence d’un éprouvé lié au souvenir, d’où la difficulté à raconter l’histoire de sa propre vie avec toutes les possibilités de modifier la façon dont nous nous voyons nous-même et dont nous voyons les autres et les événements, d’où aussi la difficulté d’un partage possible avec l’autre des souvenirs. Ceci altère les possibilités de « co-pensée » et de « co-senti » 15 , fondements des possibilités d’empathie et d’intersubjectivité. De même, lors de certaines atteintes de l’hémisphère droit, il y a perte du sens de la métaphore. Dans ces conditions, la parole prononcée par le patient ou par un autre est perçue sans polysémie, porteuse d’un sens unique. L’expérience d’un lien interpersonnel et intersubjectif à travers une signification partagée devient donc très difficile. Il en est de même lors d’autres atteintes hémisphériques droites lorsque les patients ont du mal à percevoir l’intensité et le sens émotionnel de ce qui les entoure, en particulier des visages.

Un jeu de langage transmissible et commun devient dans ces conditions très difficile. Dore a émis l’hypothèse que le langage au début de la vie serait un « phénomène transitionnel » tel que le décrit Winnicott. Je ferai l’hypothèse que certains processus cognitifs comme le langage, la mémoire, et d’autres encore, comme la possibilité de reconnaître les visages familiers, dans la mesure où ils sont nécessaires à la diversité des images et des représentations de soi, des autres, des événements, dans la mesure où ils sont nécessaires à un jeu de langage partagé et partageable et à une « co-construction » de l’intersubjectivité, sont un support nécessaire (mais non suffisant) de ce que Winnicott appelle « l’aire d’illusion ». Elle est, comme le rappelle cet auteur, « une racine naturelle de la constitution de groupes humains » et à la base de la créativité 16 . La mise à mal de ce support interviendrait aussi dans l’atteinte du sentiment d’identité et d’existence.

Cognotion et émergence de l’inconscient

J’ai décrit lors des réveils de coma neurochirurgicaux, qui peuvent être considérés comme des atteintes cognitives majeures, ce que j’ai appelé de façon métaphorique « inconscient délié » 17 . Il s’agit d’un moment où il y a expression directe des représentations et affects refoulés sans les formations de compromis symptomatiques habituelles, où il y a émergence de l’inconscient.

De même, lors d’atteintes mnésiques avec confabulations, que la psychologie cognitive explique par divers mécanismes, j’ai décrit comment le contenu des fabulations (et non leurs mécanismes expliqués par la psychologie cognitive) témoignait de l’expression des processus primaires, de l’émergence de l’espace du rêve, ce dernier dominant les processus de pensée 18 .

Ces éléments ne sont pas contradictoires avec d’autres travaux sur les patients cérébro-lésés.

G. Le Goues souligne que dans les démences, des processus psychiques sont analogues à ceux du rêve 19 , et B et B Lechevallier, dans leur livre Le corps et le sens , que dans certaines aphasies, il y aurait apparition de processus primaires 20 .

En ce qui concerne les confabulations, dès 1968, Weinstein et Lyerly 21 les ont interprétées comme un trouble du symbolisme comparable à celui qui apparaît dans le rêve. Récemment, Solmes 22 , à partir d’entretiens cliniques, a montré que la vie psychique des patients avec des confabulations était dominée par les processus inconscients décrits par Freud, avec remplacement du lien à la réalité externe par la réalité psychique, émergence des processus primaires. Il fait l’analogie entre les confabulations et les processus du rêve. Les études avec l’approche de la psychologie cognitive d’Hobson sur le rêve 23 ne sont pas incompatibles avec les hypothèses développées par Solmes ou moi-même sur les confabulations. Selon Hobson, les mécanismes cognitifs suivants interviendraient dans le rêve : désorientation, déficit attentionnel, atteinte de la mémoire immédiate et récente, avec comme corollaire des confabulations. De son côté, Mark J Blechner 24 , qui travaille aussi sur le rêve, souligne que dans celui-ci, nous sommes tous des « confabulateurs ». Les confabulations, dans le rêve, seraient reliées à ce qu’il appelle des « disjunctive cognitions » (cognition disjointe où deux aspects de la perception et de la représentation ne sont pas en phase), et aux distorsions de la temporalité (qui existent dans le rêve mais aussi chez certains patients cérébro-lésés).

Les éléments que je viens de décrire ici suscitent de nombreuses questions :

- Dans certains cas, l’atteinte de la cognition favoriserait-elle l’atténuation des processus de censure et de refoulement ?

- Des processus cognitifs, qu’il faudrait définir plus finement, seraient-ils nécessaires au fonctionnement des processus secondaires ? Par quels mécanismes ?

Il est difficile de répondre à ces questions à partir seulement des travaux actuels. Il y a tout un champ de travail à développer, d’abord parmi les psychanalystes, puis, dans un deuxième temps, en confrontation avec les neuropsychologues. Un travail interdisciplinaire permettrait de mieux comprendre les relations entre cognition et émergence de l’Inconscient chez les patients cérébro-lésés, et, à partir de ce modèle, lorsqu’il n’y a pas d’atteinte cognitive.

Il y a peu d’éléments dans la théorie freudienne sur la cognition, et les principales élaborations faites par des psychanalystes concernent surtout les sujets qui n’utilisent pas les moyens cognitifs dont ils disposent pour des raisons psychopathologiques. Certains psychanalystes ont cependant élaboré quelques hypothèses.

Stern, dans Le monde interpersonnel du nourrisson 25 fait l’hypothèse que les déformations fantasmatiques et que l’aptitude aux mécanismes de défense d’un point de vue psychodynamique nécessitent des processus cognitifs élaborés et sont donc une aptitude tardive du nourrisson.

Solmes 26 fait l’hypothèse que certaines structures de la région frontale ventro-médiane du cerveau seraient nécessaires aux fonctionnement des processus secondaires qui caractérisent le système Préconscient-Conscient.

En ce qui me concerne, j’ai émis l’hypothèse qu’il y aurait, lors de certains troubles cognitifs, atteinte du « Principe de réalité » décrit par Freud 27 .

Dans le texte « Les deux principes du cours des événements psychiques », Freud suggère que certains processus cognitifs (qu’il appelle acte de jugement) viendraient à la place du refoulement. Il existe un conflit psychique irréductible et constitutif du sujet humain entre désir, vie fantasmatique et réalité. Après avoir rappelé la primauté du « principe de plaisir » et du « ça » chez l’être humain, Freud montre comment s’instaure le « principe de réalité » et sa fragilité. L’introduction du « principe de réalité » rend nécessaire une « série d’adaptations de l’appareil psychique ». Deux modes de fonctionnement coexistent alors : le refoulement (en lien avec le « principe de plaisir ») et le jugement (en lien avec le « principe de réalité »). Freud écrit :

« À la place du refoulement qui excluait de l’investissement, en tant qu’elles provoquaient du déplaisir, une partie des représentations, apparaît l’acte de jugement qui doit décider impartialement si une représentation déterminée est vraie ou fausse. »

Le sujet humain est le lieu d’un conflit entre « principe de plaisir » et « principe de réalité » qui coexistent. Il est clivé. Et Freud écrit un peu plus loin, dans le même texte :

« Avec l’introduction du principe de réalité, une forme d’activité de pensée se trouve séparée par clivage ; elle reste indépendante de l’épreuve de réalité et soumise uniquement au principe de plaisir. C’est ce qu’on nomme la création de fantasme. […] Le refoulement reste tout-puissant dans le domaine de la création de fantasmes. »

Lors de certains troubles cognitifs, il y aurait atteinte des formes d’activité de pensée permettant le fonctionnement du « principe de réalité », et donc émergence de l’espace du rêve et des processus primaires.

La multiplicité des hypothèses, les miennes comme celles de collègues, montre qu’il y a là tout un champ à explorer.

D’un point de vue clinique, l’émergence de l’Inconscient, lors de certaines atteintes cognitives, constitue une atteinte de l’identité tout à fait particulière. On pourrait parler d’une effraction violente qui met le sujet en rapport plus direct avec son Inconscient, et qui provoque une irruption de l’intime dans le quotidien au-delà des limites habituellement concevables. Cette effraction peut générer un traumatisme psychique si le sujet et les autres ne peuvent se reconnaître dans le discours que le patient énonce. Le sujet cérébro-lésé est, dans ces conditions, à la fois loin et proche de lui-même. Loin, car il apparaît dépouillé d’un certain nombre de ses attributs identificatoires, de ses mécanismes de défense, près car il est en rapport plus direct avec son Inconscient. Mais l’intuition ou la sensation d’une proximité par rapport à soi-même ne peut exister qu’à condition que le patient puisse se reconnaître comme sujet de son discours et être reconnu comme tel par un autre, ce qui est très difficile en dehors du cadre de la psychothérapie.

Conclusion

L’articulation entre psychanalyse et sciences cognitives, compte tenu de leurs modèles différents, est difficile. Il semble illusoire de chercher à créer des concepts permettant une unification de ces deux champs. Par contre, des confrontations, à partir de la clinique des patients souffrant d’atteintes cognitives, autour des approches spécifiques de chacun, peuvent être stimulantes. Cette clinique devrait être aujourd’hui un des paradigmes de la psychanalyse, au même titre que ceux autour desquels elle s’est construite jusqu’à présent. Un des prolongements possible de ce colloque pourrait être le développement de réflexions et de recherches interdisciplinaires autour du thème « cognition et économie psychique ».


  1.  Lacan, Jacques, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , Paris, Seuil, 1973.

  2.  Widlocher, Daniel, « Intentionnalité et psychopathologie », in Revue Internationale de Psychopathologie, 10, 1993, pp. 193-224.

  3.  Kaplan-Solms, Karen, & Solms, Mark, Clinical studies in neuro-psychoanalysis , New-York, Karnac, 2000.

  4.  Lewis, Lisa, « Two neuropsychological models and their psychotherapeutic implications », in Bulletin of the Menninger Clinic, 56, 1992, pp. 20-32.

  5.  Oppenheim-Gluckman, Hélène, La pensée naufragée, clinique psychopathologique des patients cérébro-lésés , Paris, Anthropos, 2000.

  6.  Goldstein, Kurt, La structure de l’organisme , Paris, Gallimard, 1951.

  7.  Titre complet : La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000.

  8.  Dolto, Françoise, L’image inconsciente du corps , Paris, Seuil, 1984.

  9.  Winnicott, Donald Woods, « Intégration du moi au cours du développement de l’enfant », in Processus de maturation chez l’enfant , Paris, Payot, 1974, pp. 9-18 ; « Distorsions du moi en fonction du vrai et du faux self », Ibid., pp. 115-132 ; « Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le développement de l’individu », Ibid. , pp. 43-54.

  10.  Basch, Michael Franz, « The perception of reality and the disavowal of meaning », in Annals of Psychoanalysis, 1985, p. 11.

  11.  Oppenheim-Gluckman, Hélène, La pensée Naufragée , Paris, Anthropos, 2000 ; Oppenheim-Gluckman Hélène, Fayol P., De Collasson P., Dumond J.J., Azouvi P. : « Psychopathologie de la méconnaissance des troubles cognitifs et comportementaux des traumatisés crâniens sévères », à paraître dans les Annales de Médecine Physique et de Réadaptation.

  12.  Winnicott, Donald Wodds, « Le concept de faux soi », in Conversations ordinaires , Paris, Gallimard, 1988, pp. 73-78.

  13. Je reprends là un concept Winnicottien.

  14. Stern, Daniel N., Le monde interpersonnel du nourrisson , Paris, PUF, 1989.

  15.  Widlöcher, Daniel, De nouvelles cartes pour la psychanalyse , Paris, Odile Jacob, 1997.

  16.  Winnicott, Donlad Wodds, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », in Jeu et réalité , Paris, Gallimard, 1975, pp. 7-39.

  17.  Oppenheim-Gluckman, Hélène, Mémoire de l’absence , Paris, Masson, 1996.

  18.  Oppenheim-Gluckman, Hélène, La Pensée Naufragée , Paris, Anthropos, 2000.

  19.  Le Goues, Gérard, « La psychopathologie de la démence et ses conséquences sur l’entourage », in Confrontations Psychiatriques, 1991, 33, pp. 87-97.

  20.  Lechevallier, Bernard et B., Le corps et le sens , Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998.

  21.  Weinstein E.A., Lyerly O.G., « Confabulations following brain injury : its analogues and sequelae », in Archives General of Psychiatry, 1968, 18, pp. 348-454.

  22.  Kaplan-Solmes Karen & Solmes, Mark, Ibid., Solms M., « A psychoanalytic perspective on confabulation », in Neuopsychoanalysis, 2000, 2, 2, pp. 133-144.

  23.  Hobson, John A., « Dreaming as delirium : a mental state analysis of our night madness », in Revue Internationale de Psychopathologie, 1996, 23, pp. 523-540.

  24.  Blechner, Mark J., « Confabulation in dreaming, psychosis and brain injury », in Neuropsychoanalysis, 2000, 2, 2, pp. 139-144.

  25.  Stern, Daniel N., Ibid.

  26.  Kaplan-Solmes Karen, & Solmes, Mark, Clinical studies in neuro-psychoanalysis , New-York, Karnac, 2000.

  27.  Oppenheim-Gluckman, Hélène, « Psychanalyse et cognition, quels enjeux », in Psychanalyse et Cognition, Les lettres de la Société de Psychanalyse Freudienne, Hors série n°1, pp. 15-32.

Oppenheim-Gluckman Hélène
Wormser Gérard masculin
Wormser Gérard masculin
Trouble de la pensée et identité
Oppenheim-Gluckman Hélène
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2004-09-03
La représentation du vivant - Du cerveau au comportement
Lacan, Jacques (1901-1981)