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Manifeste pour une nouvelle littérature

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Texte

Chers amis,

Le hasard, dont on dit qu’il est divin, m’a mis en rapport avec vous à Paris, au début de cette année 2005. De vous, je sais peu de choses, sauf que vous faites partie de ce que je considère comme l’élite de l’Université française. Jadis, lorsque j’étais moi-même étudiant au Chili -pays où je suis né- mon rêve, comme celui de tant d’autres étudiants à travers le monde, était de vivre et d’étudier à Paris, de suivre les cours de la légendaire Sorbonne ou des Grandes Écoles françaises. Alors, je mesure la responsabilité qui est la mienne -en tant qu’écrivain latino-américain- face à ce défi, apparu d’abord comme un simple pari, presque comme un jeu, au cours de l’une de vos séances de travail au sein de la rédaction de Sens Public : rédiger quelque chose comme un « Manifeste pour une nouvelle littérature ». Est-ce vraiment nécessaire ? La littérature n’a-t-elle pas été depuis toujours une activité de l’esprit essentiellement libre, peu réceptive à tout encadrement qui limiterait sa spontanéité, sa liberté ? Certes, il y a les disciplines d’écriture, les genres, les écoles et même les modes qui imposent des façons d’écrire. Justement, c’est à partir de cette question décisive -la liberté de la littérature- qu’un projet de manifeste pour une nouvelle littérature peut s’esquisser. Non que la littérature ait vieilli -les grands classiques sont et seront toujours d’une parfaite actualité- mais parce que, précisément, la littérature contemporaine perd, de plus en plus, sa liberté. Cela est dû, en grande partie, à cette néfaste confusion qui s’installe partout entre la pratique littéraire et les pratiques commerciales, car la recherche du profit est devenue plus scélérate que jamais, au point de menacer la littérature de marginalisation.

À Paris nous avons assisté, ces derniers temps, à quelques faits qui illustrent d’une façon à la fois comique et tragique, cet état de choses. Un affairiste a débarqué, avec des liasses de billets dans ses poches, au milieu de la confrérie, pourtant très fermée, de l’édition française. Son credo est simple et vaut, à lui seul, une sorte de manifeste contre la littérature : il faut, d’après ce Sieur, que tout livre soit rentable, condition sine qua non pour mériter sa publication. Autrement dit, Proust, Joyce, Kafka, Musil, Beckett, Walser, Sarraute, Claude Simon, Artaud, Fernando Pessoa (et j’en passe) n’auraient jamais été connus si ce Sieur avait été, à l’époque de leurs débuts, aux postes de commandement de l’industrie éditoriale. Pour lui (milliardaire cupide qui, à la recherche de nouveaux milliards, n’eut aucun scrupule à poser ses fesses sur une prestigieuse maison d’édition parisienne) la littérature et les chaussures qu’il porte appartiennent à la même catégorie : celle de simples marchandises destinées à être vendues au meilleur prix possible et cela pour le plus grand profit, non de la culture universelle comme il le prétend, mais pour le sien propre. Radotage ! Radotage ! Quelle belles sornettes vous débitez ! pourrait-il s’écrier comme un personnage faustien de Thomas Mann. Malheureusement, ce Sieur, à l’instar de beaucoup d’éditeurs de notre temps, ne possède aucune véritable culture littéraire. Il est, avant tout, un « homme d’affaires » qui vend sa production livresque sans prêter grande attention à ce qu’elle contient, sauf pour éliminer d’office toute œuvre qui pourrait mettre en danger son argent.

Étant donné que le Salon du Livre 2005 est consacré à la Russie, rappelons-nous l’épopée incroyable d’un écrivain russe francophone, personnage qui semblait sortir tout droit d’une nouvelle de Tchékhov. Ce romancier eut toutes les difficultés imaginables pour se faire prendre au sérieux en France. Les éditeurs, qui acceptent volontiers les écrivains francophones lorsque ceux-ci viennent des anciennes colonies françaises, c’est-à-dire, lorsqu’il s’agit d’écrivains déjà répertoriés, neutralisés et inoffensifs, lui retournaient systématiquement ses manuscrits, quelquefois accompagnés de lettres d’encouragements qui ne correspondaient à rien car les manuscrits, habilement marqués par l’auteur d’un fil de colle transparent glissé entre les feuilles, n’avaient pas été ouverts. Et quand enfin un éditeur s’intéressa à le publier, il lui exigea de réécrire entièrement son texte en russe, pour ensuite le faire traduire en français par « quelqu’un de la maison » ! Cet écrivain aurait pu mieux digérer ces humiliations (qui rappellent le droit de cuissage des anciens seigneurs) s’il s’était souvenu de Stendhal, de Le Rouge et le Noir et du Marquis de La Mole : « Le Marquis n’aime pas les écrivains, je vous en avertis. Sachez le latin, le grec si vous pouvez, l’histoire des Égyptiens, des Perses, etc., il vous honorera et vous protègera comme un savant. Mais n’allez pas écrire une page en français, et surtout sur des matières graves et au-dessus de votre position dans le monde. Il vous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon. » En effet, les Marquis de l’édition française n’aiment pas les écrivains… sauf si ceux-ci se comportent en employés fidèles de leurs entreprises éditoriales.

Récemment vient de disparaître à Paris une « Papesse de l’édition », chercheuse de nouveaux « grands-écrivains » et de nouveaux « philosophes », auxquels elle était censée apporter affection maternelle et éclairage intellectuel. Elle accoucha ainsi, pour la plus grande fierté du faubourg, de quelques best-sellers bruyamment salués par le marché. Mais cette mère multiple était aussi une mère tueuse qui commit quelques crimes passés sous silence. Ainsi, elle se précipita sur le manuscrit d’un écrivain brusquement décédé (il était mon ami et je disais de lui qu’il était Baudelaire égaré dans le roman du 20e siècle), manuscrit sous contrat chez l’éditeur qui nourrissait et la mère-tueuse et le fils-tué. Elle supprima carrément la deuxième partie du livre, où l’écrivain dénonçait les pratiques éditoriales parisiennes et revendiquait son judaïsme, tardivement découvert. Résultat : le livre ainsi mutilé devint bancal et insignifiant, mais hors d’état de nuire à qui que ce fût.

Faut-il continuer à accumuler exemple après exemple (j’en connais des dizaines) de la même espèce ? Je ne le crois pas. Il suffit de constater que -au-delà des relents de corruption et d’affairisme sauvage- l’édition française, l’édition tout court, ne répond plus aux besoins réels de la littérature contemporaine. Les milliers et milliers d’écrivains qui chaque année voient leurs manuscrits refusés sans aucune explication valable, ouvrages parmi lesquels se trouvent peut-être des chefs-d’œuvre qui ne verront jamais le jour, sont là pour en témoigner. Donc, d’un côté d’innombrables manuscrits refusés, de l’autre, des montagnes de livres invendus, sans compter les livres épuisés ou introuvables. Quel échec ! Quelle faillite ! Alors, chers amis, nous pouvons conjecturer qu’il n’y aura pas de littérature nouvelle, aussi longtemps qu’il n’y aura pas d’édition nouvelle.

Et la critique ?, direz-vous. Les critiques ne sont-ils pas là pour observer, analyser, dénoncer ces méfaits, ne sont-ils pas là pour encourager, voire protéger la littérature ? Hélas, si les écrivains deviennent, plus que jamais, de simples employés des entreprises éditoriales, les critiques aussi. D’ailleurs, aujourd’hui n’importe quel journaliste s’octroie le label de critique littéraire profitant du fait que les critiques authentiques sont une espèce en voie de disparition. En tout cas, comment se donner le temps de faire un travail sérieux si les éditeurs écrasent les critiques avec des tas de livres qu’ils doivent examiner à toute vitesse ? Sinon, point de publicité payante dans les suppléments littéraires des journaux et, punition encore plus hypocrite, point d’accueil pour les propres œuvres de ces critiques, souvent romanciers qui, n’ayant pu se faire éditer autrement, se métamorphosent en critiques littéraires par convenance. Rien d’étonnant donc que les suppléments littéraires se transforment, à leur tour, en de simples vitrines au service, non de la littérature, mais des industriels de l’édition.

L’exemple d’un supplément publié chaque semaine dans un quotidien du soir, jadis réputé et lu partout dans le monde, est particulièrement attristant. Ce supplément, qui jusqu’il y a encore quelques années était entièrement consacré au monde des lettres, avec un regard particulier sur la littérature française (son « feuilleton » était remarquable), se transforme petit à petit en quelque chose ressemblant vaguement à une feuille culturelle qui fait la part belle au cinéma, à la photographie (la plupart des analyses sont réduites maintenant à de rapides « zooms ») et même à la haute couture, rétrécissant d’autant le nombre des pages consacrées à la littérature… à l’exception de la littérature anglo-américaine, bien sûr ! Celle-ci, grâce à la généreuse pression des trusts éditoriaux américains, reçoit un traitement de choix. Pourquoi pas, si des œuvres ainsi « honorées » sont d’un haut niveau esthétique ? C’est rarement le cas. En effet, la direction très féminine et très élégante de ce supplément a un goût morbide pour ce qu’elle dénomme les « vrais-romans ». Donc, après les sous-genres romanesques traditionnels -les polars, les romans érotiques, les S.F., les romans d’aventures, les romans écolos, les thrillers existentiels et même métaphysiques, les romans porno, les romans historiques (pas très aimés par la direction car « trop savants »)- voici les « vrais-romans ». Ce nouveau genre littéraire, assez difficile à définir, est le produit par excellence de la machine éditoriale telle qu’elle fonctionne de nos jours. On pourrait dire que les « vrais-romans » (et les « vrais-romanciers" »qui les écrivent) sont les symboles de cette véritable usine à gaz -désuète, inefficace, gaspilleuse- qu’est devenue l’industrie de l’édition.

Mais c’est quoi au juste un « vrai roman » ?, demanderez-vous. En voici un exemple : si vous n’avez pas les moyens de vous payer un sex-voyage en Asie où des fillettes et des garçons miséreux vous attendent par milliers, un « vrai-roman » peut vous donner un aperçu de cet intéressant fait de société (sans prétendre vous « donner de leçons », bien entendu), d’autant plus émouvant qu’il est agrémenté par la description des soucis financiers et sentimentaux des cadres-dynamiques qui s’y rendent. Si vous ajoutez à cela une rafale de haine contre une ethnie bien ciblée (et, derrière elle, contre une communauté religieuse) vous avez un « vrai-roman » lequel, appuyé par la publicité payante et par le supplément littéraire en question, est prêt à être offert sur le marché comme « best-seller-du-siècle ». La machine éditoriale a absolument besoin de ce nouveau genre littéraire pour s’assurer des « profits-en-hausse-sur-l’année-précédente », quitte à focaliser ses efforts sur les produits les plus rentables et à éliminer tous les autres. Tant pis (encore une fois) pour les nouveaux Proust, Joyce, Beckett, Kafka, Sarraute, Yourcenar, Duras, etc., etc., qui pourraient émerger en ce début de millénaire.

Face à une telle faillite culturelle (et commerciale, puisque les faillites des petites maisons d’édition sont innombrables), face à une telle dérive du complexe édito-littéraire, que pouvons-nous faire ou, au moins, proposer ? Je sais que parmi vous il y a ceux qui voudraient devenir écrivains, ou qui le sont déjà, même si vos écrits restent encore confidentiels, cachés dans les tiroirs de vos écritoires. Fernando Pessoa, reconnu aujourd’hui comme l’un des poètes les plus lumineux du 20e siècle, mourut dans sa Lisbonne natale en laissant la presque totalité de son œuvre enfermée dans une malle. Ce n’est pas sa résignation (qu’il ne prônait pas, d’ailleurs) mais sa dignité, sa profonde modestie et son courage que je retiens. Être un écrivain authentique représente, incontestablement, un immense privilège existentiel qui implique à la fois une haute conscience, une haute responsabilité et, j’insiste, un grand courage. C’est en s’appuyant sur ces valeurs-là qu’une nouvelle littérature pourrait se développer, d’autant plus qu’à notre époque -contrairement à celle de Pessoa- nous comptons avec une technologie révolutionnaire pour aller de l’avant.

La littérature, qu’on le veuille ou non, a toujours été tributaire des progrès techniques. Ainsi, l’apparition du roman moderne est directement liée à l’invention de l’imprimerie. Jusqu’à Gutenberg, la littérature narrative était écrite en vers, structures courtes et relativement aisées à calligraphier. C’était l’époque de l’épopée, du Roman de la Rose (250 exemplaires vendus en deux siècles) et de La Divine Comédie (400 exemplaires en seulement un siècle et demi, meilleur best-seller du Moyen Âge), juste avant l’avènement de l’imprimerie qui allait permettre la publication de grandes masses textuelles en prose (dont le massif Don Quijote de la Mancha). Vu sous cet angle, nous pouvons constater que l’apothéose du roman au 19e siècle coïncida avec l’essor de la presse et du feuilleton. Sans ce phénomène technique, peut-être que Balzac et sa Comédie Humaine n’auraient jamais existé ! Puis au 20e siècle vint la révolution apportée par l’électronique : d’abord la photocomposition (qui se trouve à la naissance des best-sellers d’hypermarché, tirés en un temps record à des millions d’exemplaires) et finalement, l’ordinateur individuel et Internet. Ces nouvelles technologies non seulement facilitent la vie des éditeurs traditionnels (ils peuvent désormais éditer à une cadence très accélérée et ensuite envoyer au pilon des centaines de milliers de romans invendus), mais elles sont aussi à la base de nouvelles pratiques d’écriture, d’impression et de diffusion, maintenant à la portée de toute personne en situation de manier un ordinateur. Voilà ce qui fait trembler les gros éditeurs, parce que désormais n’importe quel écrivain peut contourner librement ce donjon anachronique qu’est l’édition contemporaine. Il ne reste aux écrivains internautes qu’à se grouper et à s’organiser entre eux… alors qu’il en est encore temps puisque, cela va de soi, les contre-mesures sont déjà en route, ne serait-ce que par le truchement des « contrats audio-visuels » imposés aux écrivains pour mieux les maîtriser.

L’histoire retiendra cette revanche inattendue de l’écriture face à un audio-visuel tout-puissant qui était en train de réduire la littérature au rôle de simple réservoir pour scénarios de cinéma et de télé-films (d’ailleurs, on peut reconnaître les « vrais-romans » à leur possibilité d’être rapidement transformés en films). Au mois de décembre dernier, une émission littéraire télévisée assez connue, vint confirmer symboliquement ce lamentable état de choses qui n’a rien à voir, bien entendu, ni avec la valeur esthétique de la cinématographie, ni avec l’indispensable échange entre différentes manifestations culturelles. Plusieurs romanciers et critiques de la presse écrite étaient invités, parmi eux un « grand-écrivain-éditeur » (qui après avoir été dans sa jeunesse un redoutable écrivain d’avant-garde, finit piteusement sa vie en rédigeant des dictionnaires semi-touristiques et autres livres sans envergure, mais très rentables) et la directrice du supplément littéraire du quotidien du soir déjà cité. Oh malheur ! Dans cette émission à vocation en principe littéraire, une actrice de cinéma avait été invitée pour parler de ses cahiers de souvenirs et de son dernier film. Sexagénaire majestueuse, elle fit basculer d’un clignement de cils le centre de gravité de l’émission, qui passa de la littérature à la cinématographie, le « grand-écrivain-éditeur » se trouvant relégué au rôle de clown amoureux de la Belle. De son côté, la directrice-critique, malgré son élégance et sa beauté perfide, assumait péniblement le rôle de marâtre d’une Blanche Neige qui balaya hors de l’écran tous les nains qui l’entouraient, y compris un politicien patapouf qui manifestement n’arrivait pas à comprendre (et les téléspectateurs non plus) ce qu’il faisait dans cette curieuse galère culturelle. Chers amis, comme beaucoup d’entre vous, j’aime le bon cinéma et je sais apprécier une bonne séance-télé. Mais il me semble inacceptable que la littérature soit réduite à devenir un simple faire-valoir de la cinématographie et de la télévision.

L’ordinateur, Internet et ses E-mails développent de nouveaux espaces de liberté et remettent l’écriture au centre de la vie. Les conditions matérielles nécessaires à l’essor d’une nouvelle littérature sont donc en place. Bien sûr, la technologie -révolutionnaire ou pas- ne suffit pas à elle seule à changer le cours des événements. Il faut évidemment un nouveau type d’écrivain capable de dominer toutes ces nouvelles techniques. Pour écrire quoi ?, me demanderez-vous. De « vrais-romans » ? Des sonnets ? Des épopées ? Pourquoi pas. L’ordinateur peut être utilisé aussi comme une simple machine à écrire. Mais Internet, le courrier électronique, est, par essence, un moyen de communication ouvert à l’infini. Comme la littérature le fut sans doute à ses origines, comme elle continue à l’être aujourd’hui en dépit des époques où périodiquement la mode réactionnaire de l’art pour l’art, du langage pour le langage, revient en force. Pour moi, la littérature est le moyen par excellence de la communication entre les hommes, l’une des voies royales du développement de l’intellect et de la conscience. Or, cela fait longtemps que le roman ne sert plus à grand-chose dans ce sens. Proust, Joyce, Borges (qui se refusa toujours à écrire des romans) le comprirent très tôt, ainsi que Breton et les surréalistes, Butor et quelques Nouveaux Romanciers, et même les snobs de l’ancien groupe Tel Quel. Heureusement, de la même façon que jadis l’invention de l’imprimerie facilita le passage de l’épopée en vers, au roman moderne en prose, l’invention de l’ordinateur et d’Internet facilite le passage à de nouvelles formes littéraires qui se caractérisent essentiellement par leur nature intertextuelle.

Les romanciers et la plupart des critiques littéraires confondent -en toute frivolité- roman et récit, roman et fiction, roman et littérature, et ils craignent que la disparition du roman n’implique la disparition de celle-ci. Néanmoins, si nous pouvons supposer que la littérature narrative a pris naissance il y a des millénaires (« raconter », « narrer », sont des activités naturelles chez l’être humain), nous devons reconnaître que le roman n’est qu’un simple genre littéraire comme le fut jadis l’épopée, ou comme le sera demain ce que je me permettrai d’appeler, d’ores et déjà, l’« intertexte », structure narrative basée sur un réseau de textes mis en rapport explicite entre eux. L’Ulysse, livre où James Joyce met en rapport le récit d’une journée de la vie d’un Juif irlandais avec L’Odyssée, est à cet égard le grand précurseur. Certes, dans sa Comédie Dante suit Virgile et l’Enéide… comme Virgile suit dans L’Enéide Homère et l’Iliade, etc. La grande littérature a toujours été plus ou moins intertextuelle. Eh bien, l’« intertexte », qui dérive du roman comme le roman dérive de l’épopée, ouvre la possibilité de revenir aux sources de la littérature et par là, de sortir de la stupéfiante médiocrité de la production romanesque actuelle. La littérature contemporaine cessera d’être parole putanisée, elle redeviendra -espérons-le, battons-nous pour cela- l’un des phares de l’intelligence humaine.

Aucun éditeur de romans ne voudra accepter cette nouvelle donne, simplement parce que le roman, malgré sa décadence, continue à être le gagne-pain par excellence de l’édition littéraire. Aujourd’hui les éditeurs vont jusqu’à offrir la possibilité de commander un roman exclusif pour fêter l’anniversaire de votre petite amie, roman où la protagoniste portera le nom de celle-ci et vivra les péripéties tragi-comiques que vous aurez choisies pour elle. Tout ça pour un prix très convenable et un tirage de 200 exemplaires pour distribuer à ses copines. Voilà l’effarante réalité du roman contemporain, genre qui est devenu si stéréotypé, si répétitif, si mécanique que toute véritable liberté de création y est ligotée. Bien sûr, les éditeurs et les critiques conventionnels contesteront cette vision des choses et vous citeront peut-être en exemple les romans couronnés par les Grands Prix de ces dernières années. Or, personne n’est dupe de l’invraisemblable platitude de la plupart de ces œuvres vantées comme des archétypes du « bon goût » et de la « liberté d’expression ». La réalité est tout autre : le roman, en tant que genre littéraire dominant dans notre société, est devenu un terrible carcan dont il faut se débarrasser sans hésitation pour ouvrir la voie à une nouvelle narration.

Pour sûr, les Marquis de l’édition n’aimeront pas du tout l’intertexte car celui-ci, de par sa structure ouverte à d’autres textes, remet en cause, par-dessus le marché, le principe d’originalité de l’écriture et, en conséquence, les droits d’auteurs (c’est-à-dire, ceux des éditeurs). De plus, l’auteur intertextuel, dans la mesure où il se servira des facilités offertes par « la Toile » pour tisser son propre réseau intertextuel, aura la tendance spontanée à communiquer librement son travail par courrier électronique. S’il le voulait, il pourrait se passer totalement de l’édition traditionnelle sur papier. Le malheur qui advint à Fernando Pessoa (ainsi qu’à tant d’autres écrivains de talent) de mourir pratiquement inconnu, ne devrait plus arriver à aucun écrivain.

Certes, pendant encore longtemps l’édition traditionnelle et le roman continueront d’exister, mais l’édition sur papier deviendra progressivement un luxe inessentiel. Et les éditeurs conventionnels seront bien obligés de constater que, autant le roman -monolingue, monothématique, monotextuel- ne répond pas aux besoins de notre époque où le mélange des races, des langues, des cultures est une donnée axiale, autant l’intertexte plurilingue, plurithématique, pluritextuel- satisfera beaucoup mieux les exigences d’une société de plus en plus mélangée et avide de communication.

Le développement de l’intertexte et de l’édition électronique sera observable aussi chez les libraires. Ceux-ci sont aujourd’hui victimes de la surproduction chaotique des éditeurs, mais demain ils seront en situation de participer activement au mécanisme de l’édition. Nous pouvons imaginer des librairies équipées de terminaux électroniques comptant avec un fonds d’auteurs dont les œuvres pourront être immédiatement offertes à l’acheteur éventuel, soit sur support électronique, soit sur papier (imprimés sur place si nécessaire) ou les deux. Finis donc les tas de livres invendus, finis les titres épuisés et surtout, finis les innombrables écrivains marginalisés par l’édition conventionnelle. Belle utopie ! direz-vous. Or, je crois qu’elle prend déjà corps, même si pour le moment elle relève plus de l’artisanat que de l’industrie.

Peut-être voudriez-vous avoir plus d’éclaircissements sur ce que j’appelle l’« intertexte ». Mieux que des définitions théoriques absconses, je voudrais vous apporter quelques échantillons concrets, tout en mettant l’accent sur le fait que, contrairement aux romans, tous pareils (comme l’a si bien illustré Van Gogh dans son tableau « Romans Parisiens ») l’« intertexte » -de par la nature même de la méthode intertextuelle, applicable à tous les genres littéraires- peut adopter des formes multiples. Simplement, une lettre comme celle-ci n’est pas l’espace approprié pour une telle démonstration. Je laisse donc à Sens Public et à son directeur, Gérard Wormser, le soin de vous faire parvenir quelques intertextes à lire tranquillement via Internet. Quant au Manifeste, je me limiterai à espérer que l’œuvre de chacun de ceux qui parmi vous sont ou deviendront des écrivains, soit en elle-même un « Manifeste pour une nouvelle littérature ». Chers amis, je mettrai fin à cette longue lettre en prenant congé de vous, conscient d’avoir eu l’honneur de m’adresser aux étudiants de l’Université française, dernière enceinte où la culture et la connaissance véritables peuvent trouver refuge face à la commercialisation à outrance qui ravage sans merci notre société.

Bien à vous,

Roberto Gac

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En marge d’André Pieyre de Mandiargues

(Rêve textuel)

Quelqu’un m’appelle au téléphone. Je me trouve au septième étage de l’hôtel Tibidabo, appartement 1976, en train d’écrire El Sueño, dont le manuscrit grossit de jour en jour depuis mon arrivée au Barrio Chino de Barcelone. Mari, la protagoniste du livre, sort de l’alcôve pour répondre à ma place. Je la regarde avec un désir mêlé de pitié. Elle est toujours aussi belle que jadis, lorsqu’elle était ma jeune fiancée. Maintenant elle est habillée comme l’une des prostituées qui pullulent autour de l’hôtel, entre la Plaça del Teatre et la rue Escudillers : talons aiguilles, bas noirs à couture, minijupe très serrée, chemisier largement ouvert sur sa gorge potelée. Ses yeux émeraude sont outrageusement maquillés, ainsi que ses lèvres, dont le rouge vif contraste avec sa longue chevelure couleur d’ébène. « Es pa’ti », me dit-elle, en jargon chilien, me tendant l’appareil et disparaissant ensuite derrière la porte de la salle de bains. « Un señor le espera en el vestíbulo », m’informe le concierge, coupant brusquement la communication. Je descends en courant les escaliers, négligeant l’ascenseur comme s’il y avait eu le feu dans l’immeuble.

(Me voici au rez-de-chaussée, devant mon visiteur, que je ne connais pas. C’est un homme âgé, extrêmement distingué et élégant, accompagné d’une adolescente en chaussons de souple basane beige, tels qu’au gymnase, sous le nom de kroumirs, portent les lycéennes. Elle est près de lui comme une monture de louage, un petit âne. Je m’aperçois, embarrassé, que je suis moi-même en pantoufles.)

« Pardonnez-moi de vous déranger », dit mon visiteur, me mettant à l’aise comme par enchantement. En effet, une sorte de vibration apaisante émane de son être. « C’est Claude Faraggi qui m’a donné votre adresse. Il paraît que vous êtes un médecin-psychiatre spécialisé dans les cas de prostitution les plus rebelles », ajoute-t-il, regardant d’un œil à la fois paternel et désabusé la jeune fille. »

« Il y a longtemps que je n’exerce plus mon métier de psychiatre, Monsieur. Désormais je suis un écrivain sans le sou, proxénète à mes heures », rétorquè-je avec fierté.

« Tant mieux. Cela fera parfaitement notre affaire, n’est-ce-pas Juanita ? ». Mon interlocuteur sort de sa poche un épais portefeuille d’où il extrait plusieurs billets de dix mille pesetas. « Voilà pour commencer. Plus tard, lorsque vous aurez convaincu Juanita de suivre l’enseignement des Carmélites, je vous donnerai une grosse somme d’argent. Mais je vous préviens : ma fifille est un cas de prostitution particulièrement rebelle. Elle s’enfuit chaque soir de son internat pour vendre ses charmes près d’ici, au bar Pigalle, où je louais ses services avant que je ne la persuade de reprendre ses études chez les bonnes sœurs ».

(Je suis maintenant au 1er étage de l’hôtel, où habite Claude Faraggi en compagnie de ses vieux parents. « Tu vois, je me suis exilé ici, à Barcelone », me dit-il. « Ce n’est pas très loin de Paris, mais cela me convient. J’en avais marre de me faire tirer dessus par les critiques parisiens. J’ai réussi à sauver mes parents, mais ils ont blessé grièvement ma femme et mon fils ! »

«  J’ai vécu en marge, moi aussi », dis-je, compatissant. « Quelqu’un est venu me voir de ta part. Il s’agit d’un Monsieur aux manières raffinées, à l’allure aristocratique, escorté par une jeune putain appelée Juanita ».

« C’est mon voisin de palier, André Pieyre de Mandiargues. Chaque fois que je publie un livre, il m’envoie une lettre écrite de sa propre main. Il m’aime beaucoup. Quant à Juanita, tiens-toi sur tes gardes. Elle est la reine des marines ! D’après le patron du Pigalle, elle vient de passer en revue tout l’équipage de L’Altaïr, le bateau de guerre américain qui mouille dans le port. Pour mouiller, elle mouille, elle ! C’est le cas de le dire... », rigole Claude, paillard.

(Nous voici sur la Plaça del Teatre, devant l’hôtel, un bâtiment moderne couleur ocre foncé, dont les balcons sont éclairés par des appliques aux boules jaunes. Sur le toit, en grandes lettres au néon, brille dans l’obscurité du ciel son nouveau nom : Cosmos. Nous avons des billets pour assister à une projection de La Marge au théâtre Liceu, haut-lieu de l’opéra classique, situé à quelques trois cents mètres de là.

« Nous sommes en retard », dit Claude. « Prenons un taxi ».

« Ce n’est pas nécessaire », nous tranquillise André Pieyre de Mandiargues. « Mon Crachefeu est à deux pas d’ici. » Il montre du doigt un petit cabriolet spitfire de couleur noire, garé au milieu de la Rambla Santa Mónica, entre un carrosse à attelage et une motocyclette de grosse cylindrée. Je remarque que Pieyre de Mandiargues est maintenant accompagné d’une jolie japonaise qu’il appelle Inuki. Hélas, la voiture est trop petite pour quatre personnes.

« Je vous prie de m’excuser », dit Pieyre de Mandiargues. « Montez dans mon Crachefeu. Je vous suivrai avec la motocyclette. Inuki, viens avec moi ! », ordonne-t-il en japonais, langue que nous comprenons miraculeusement. Puis, il tend à Claude Faraggi les clés du cabriolet.

(En route. Claude roule sur l’allée qui monte du port vers la Plaça Catalunya. Il passe mal les vitesses et le cabriolet avance par à-coups, en toussant et en crachant du feu. La foule qui envahit les Ramblas se moque de nous. Soudain, je m’aperçois que nous avons dépassé l’emplacement du théâtre Liceu, situé de l’autre côté de la promenade, sur l’allée parallèle qui descend vers le port. J’interpelle mon ami, tout en constatant que nous avons semé Pieyre de Mandiargues et la petite japonaise : « Qu’est-ce que tu fais ? Où vas-tu ? »

« Je n’ai pas de permis de conduire » avoue Claude, agacé. « D’ailleurs, je ne sais pas conduire et, de toute façon, je n’aime pas ça ».

Nous arrivons enfin au Liceu, entourés par un essaim de motards de la Guardia Civil. Devant le théâtre, brillamment illuminé, nous attendent Inuki et Pieyre de Mandiargues en tenue de soirée.

« Comment osez-vous venir jusqu’ici escortés par tous ces fils du Furhoncle  », nous reproche-t-il, faisant allusion à Franco. « Dépêchez-vous, s’il vous plaît. La projection du film va bientôt commencer ! » Nous allons franchir la porte principale, lorsque nous sommes arrêtés net par un Monsieur aux lunettes rondes et à l’air goguenard. C’est Jean-Luc Moreau, déguisé en portier.

« Qui est-ce ? », me demande à voix basse Claude Faraggi.

« C’est le théoricien fondateur de la Nouvelle Fiction française », dis-je, contrarié. « Je parie qu’il ne nous laissera pas entrer. Il est très strict en ce qui concerne les principes de la Nouvelle Fiction. »

Effectivement, Jean-Luc Moreau s’oppose fermement à nous laisser passer. D’après lui, non seulement nous n’avons rien à voir avec la Nouvelle Fiction mais, pire encore, nous ne comprenons pas du tout, mais alors pas du tout, ses principes et ses règles. André Pieyre de Mandiargues, avec sa finesse légendaire et lui parlant dans un subjonctif parfait, réussit à infléchir son attitude. « D’accord. Vous pouvez passer », acquiesce Jean-Luc Moreau. « Mais pas celui-là ! », ajoute-t-il, me regardant d’un œil mauvais. « Il ne porte pas de cravate. Personne ne peut entrer au théâtre Liceu sans cravate. C’est écrit dans le règlement ! »

Nous sommes consternés. Jean-Luc Moreau a raison. Je n’ai pas de cravate. Pourtant, je considère que je ne suis pas si mal habillé que ça. Je porte un habit de velours noir, l’ancien costume de mariage d’un ami. De plus, j’ai mis une chemise blanche, à col et à manches empesés. Seules mes chaussures, de gros sabots en caoutchouc, style sapeur-pompier, laissent à désirer.

Pieyre de Mandiargues dit quelque chose en japonais à Inuki. Celle-ci rit de son petit rire de geisha et, me prenant par la main, me fait sortir du théâtre. Nous traversons en courant les Ramblas et entrons dans le Café de la Opera, juste en face du Liceu. Inuki m’amène dans les toilettes réservées aux dames. Là, elle retrousse sa jupe et enlève ses bas de soie noire, ce qui n’est pas sans donner à la créature le plaisant aspect d’être la victime d’un viol. « Prends-ça », me dit-elle en me donnant l’un de ses bas. « Noue-le autour du col de ta chemise. Cela te fera une belle cravate. »

(Nous voici à l’intérieur du Liceu. Nous avons des places réservées dans la loge de la duchesse Sert. Mais elle n’est pas là. L’un de ses invités nous signale qu’elle prend un verre de cava dans le Cercle de les Socis. Il nous prie de le suivre. Nous arrivons devant la porte du Cercle, réservé exclusivement aux sociétaires du Liceu. Deux majordomes filtrent soigneusement les invités. Je caresse le bas qui me sert de cravate et qui me rappelle l’accoutrement d’un peintre. "Seu nom, si us plau ?" me demande en catalan l’un des valets, dont le front est enlaidi par un furhoncle d’où dégouline du pus de l’opus dei. « Paul Cézanne », dis-je, très sérieux. Confus, le valet baisse la tête et me permet de passer au milieu de mes compagnons.

La Senyora Sert -très mince, longue robe noire sans manches, dépourvue de tout ornement, du moindre bijou- est ravie de faire la connaissance d’André Pieyre de Mandiargues. Elle nous offre une flûte de champagne, puis elle invite tout le groupe à visiter le Saint des Saints, où rarement les non-sociétaires sont admis. C’est la galerie des Casas, les portraits peints au début du 20e siècle par le grand peintre catalan. Nous défilons religieusement devant la collection des chefs-d’œuvre, éblouis par leur éclat et leur vivacité. Tout à coup une sonnette retentit. Il faut vite rejoindre notre loge.

(Tous confortablement assis dans de vastes fauteuils en velours rouge. L’immense salle dorée est pleine à craquer. « Tiens ! », s’émeut Pieyre de Mandiargues regardant vers le haut, en direction du Paradís, le dernier étage du théâtre, réservé traditionnellement aux étudiants et aux écrivains économiquement faibles. « Je connais ce Monsieur-là. Dans quelques années, il obtiendra le prix Goncourt. Et je connais aussi son voisin de gauche : il gagnera le prix Renaudot. Et son voisin de droite sera élu Président de la Société des Gens de Lettres." Il s’agit de Frédérick Tristan, de Georges-Olivier Châteaureynaud et de François Coupry. Ils sont encore jeunes, souriants et d’une beauté angélique. À leurs côtés, en costume de cardinal, se trouve Jean-Luc Moreau. Et autour d’eux, habillés en footballeurs du Barça, sont assis tous les autres écrivains de la Nouvelle Fiction : Marc Petit, Francis Berthelot, Jean-Claude Bologne, Sylvain Jouty, Jean Lévi. Manque à l’appel Hubert Haddad, embauché comme volontaire de dernière heure pour transporter les bobines du film tiré de La Marge et pour s’occuper de la projection.

(Les lumières s’éteignent lentement, tandis que le rideau se lève. Stupeur ! Il n’y a pas d’écran ! Sur la scène on voit un lit, point grand, couvert d’un châle à coton à décor de fleurs rouges sur fond noir, un miroir, un lavabo et un immense bidet de tôle émaillée qui ressemble à un autel sacrificiel. Une porte-fenêtre s’ouvre vers une cour intérieure. Entre Juanita, un lis de mer à la main, suivie d’un samouraï armé de son sabre. C’est Pieyre de Mandiargues, rayonnant de force et de jeunesse. Juanita s’écrie, en colère : « C’est quoi ce bordel ! Nous ne sommes pas ici pour jouer la comédie, mais bien pour baiser ! Et puis, n’est-ce pas plutôt une tragédie qu’un homme comme toi baise une pute comme moi ? Enlève-moi ça ! » (Les écrivains de la Nouvelle Fiction entrent précipitament par la porte-fenêtre. Ils retirent tous les éléments du décor, mais laissent le bidet, qui occupe maintenant le centre de la scène.) Juanita enlève lentement sa jupe, sous laquelle elle ne porte rien. Elle garde ses bas-résille à jarretières élastiques, ses hauts-talons et son pull framboise. Appuyant ses fesses sur le rebord du bidet-autel, elle ouvre peu à peu ses cuisses. Son sexe, recouvert d’une toison rouge, se fait de plus en plus lumineux au fur et à mesure que le lumière des projecteurs diminue et s’éteint. L’obscurité dans le théâtre est totale, à l’exception du sabre étincelant du samouraï et du sexe de Juanita. « Vas-y, mon chéri ! Enfonce-moi ton sabre jusqu’à la garde ! », supplie-t-elle. Le rideau tombe en même temps qu’un cri de meurtre déchire l’espace. Toutes les lampes s’allument simultanément. Le théâtre est éclaboussé de sang.

(Nous nous trouvons maintenant dans le bar Los Cabales, à côté de l’hôtel Cosmos. À une extrémité du comptoir bavardent Juanita, Inuki et Mari, mêlées aux prostituées qui d’habitude remplissent le bar, réputé par la vénusté provocante des filles qui y travaillent. Juanita, Inuki et Mari, tout en feignant ne pas nous connaître, nous font sentir que nous pouvons disposer de leurs corps comme n’importe quel autre client de Los Cabales.

« Quel fiasco ! », s’exclame Claude Faraggi, commentant la séance du Liceu. « Jamais je n’ai vu un opéra aussi mal joué. La mise en scène était nulle. Quant aux chanteurs, n’en parlons pas ! »

« Je suis tout à fait d’accord avec vous », répond Pieyre de Mandiargues. « Mais ce n’est pas ma faute. La Marge est une œuvre très difficile à jouer. En outre, il est de plus en plus malaisé de trouver des putains qui aiment jouer la comédie..."

J’ose avancer un commentaire : « Le texte de La Marge est un peu statique. Et puis, les protagonistes ne font l’amour que trois fois. C’est peu. D’ailleurs, au moment de la première pénétration de Juanita, vous cachez le coït sous une échelle à saumons, de brillants grands poissons qui franchissent un écumeux barrage. C’est une belle métaphore, mais plutôt refroidis-sante... »

« Qu’aurais-je dû faire, Cher Monsieur ? », réplique Pieyre de Mandiargues. « Si j’avais décrit un accouplement charnel à la Henry Miller, je n’aurais pas gagné le prix Goncourt en 1967. »

« Je comprends. C’est peut-être à cause des limitations imposées par le genre romanesque. Le roman est devenu trop corseté en tant que forme littérair. ».

« Qu’est-ce que tu en sais, toi, des corsets et du roman ? », m’engueule Faraggi, avec sa mine des mauvais jours.

« Allons, allons, Messieurs », nous arrête Pieyre de Mandiargues, craignant une bagarre entre écrivains ivres. En effet, depuis un moment Claude et moi buvons de l’Anís del Mono, verre après verre. « Si vous continuez à boire de ce poison, vous finirez comme le singe qui figure sur l’éti-quette », nous prévient le vieil écrivain. « Moi, je préfère le bourbon Quatre Roses, comme tous mes disciples le savent bien. »

« Je ne suis le disciple de personne », continue Faraggi, de plus en plus irrité. « Je suis le Maître d’heures. D’ailleurs, j’ai gagné le prix Fémina en 1974. »

« Passons donc dans la salle de billard », propose Pieyre de Mandiargues. « Elle communique directement avec le Musée de Cire de la ville de Barcelone. Suivez-moi, je vous prie. »

« D’accord », dit Faraggi. « Mais je ne me laisserai pas abattre par ce guérillero anti-romanesque (il me fixe de son regard trouble). Je suis un véritable donjon du roman français ! »

« Un véritable donjuan, veux-tu dire ! » Je ris, emporté par les effets de l’Anís del Mono, liqueur qui me produit une envie de rire incoercible et un amour délirant pour le monde entier.

(À présent nous sommes dans la salle de jeu de Los Cabales, sorte de couloir obscur et malodorant où les couples forniquent debout contre les murs. Je reconnais Mari, Inuki et Juanita, les jambes nouées autour de la taille de leurs partenaires, trois marines noirs qui les enfourchent bestialement. « Fucky, fucky  ! », les encouragent-elles en râlant de plaisir, sans prêter aucune attention à notre passage. Nous arrivons devant la porte du musée. Sur une plaque on peut lire : Musée de l’Imaginaire. Ouvert à toute heure du jour et de la nuit. Entrée, 1000 dollars. Fils de putes, gratis. « Ne vous inquiétez pas », nous rassure Pieyre de Mandiargues. « C’est moi qui vous invite. »

Nous voici à l’intérieur du Museo. C’est une sorte de boucherie spéciale, officielle et luxueuse, remplie de cercueils de toutes tailles, recouverts de roses en deuil. Sur une table, près de la porte d’entrée, se trouvent un téléphone et un instrument qui ressemble aux machines pour les cartes de crédit, habituellement portées par les call-girls de Barcelone.

« Il n’est pas question qu’on paye une deuxième fois », grogne Claude Faraggi.

J’examine l’appareil. Il est de fabrication allemande, marque Einbildungskraft. J’exulte : « C’est un ouvre-bière de la Nouvelle Génération ! Il nous permettra d’ouvrir toutes les bières du Musée de l’Imaginaire ! »

Malheureusement la notice d’utilisation est rédigée en allemand.

« Je connais très bien le japonais, mais je n’aime pas du tout l’allemand", s’excuse Pieyre de Mandiargues.

Ni Faraggi ni moi ne réussissons à déchiffrer la notice. Je décide de téléphoner à Marc Petit, fin germaniste.

« Allô, Marc ? Nous sommes au Musée Noir. Nous n’arrivons pas à ouvrir les bières qui contiennent les mythes de l’Imaginaire Universel. Il y a un décapsuleur marque Einbildungskraft, mais nous ne savons pas comment nous en servir. »

« Il ne s’agit, de toute évidence, que de fictions mortes », répond Marc. « Je vous conseille, par conséquent, de prendre avec des pincettes tout modèle fictionnel de la réalité et d’appliquer sans plus l’imagination sur l’imaginaire. Immédiatement vous verrez apparaître un tas de nouvelles fictions, toutes fraîches et vivantes... », nous assure-t-il, avant de raccrocher. Je suis les indications transmises par téléphone, mais je fais probablement une fausse manœuvre car, un instant plus tard, nous nous trouvons catapultés sur la Plaça San Jaume, à l’entrée du Barri Gótic. Il est très tard dans la nuit et les rues sont désertes.

« Quelle paix ! », s’extasie Pieyre de Mandiargues. « Je ne comprends pas pourquoi dans La Marge je ne me promène jamais dans le Barrio Gótico, pourtant si proche du Barrio Chino. Je crois que je devrais réécrire ce livre, quitte à rendre aux membres de l’Académie Goncourt les cinquante francs du prix. »

Nous entrons dans le Barri Gótic par la ruelle qui donne sur la place San Jaume. Le silence est profond. Seul résonne le bruit de nos pas, répercuté par les pierres des majestueux édifices gothiques, baignés par la lumière de la lune rousse, le soleil des loups. Nous passons sous une arcade qui unit deux palais par-dessus la ruelle et nous arrivons à un carrefour. Deux rues opposées s’offrent à notre choix : l’une s’appelle Carrer Krishnamurti, l’autre, Carrer Gurdjieff.

« Qu’est-ce que c’est cette histoire ?", dit Claude Faraggi, méfiant. « Je suis agnostique. »

« Moi aussi, mon Cher », dit André Pieyre de Mandiargues en s’approchant d’un panneau où le plan du quartier est exposé. « Regardez ! Les deux voies décrivent un demi-cercle à partir du point où nous nous trouvons. Elles aboutissent toutes deux au même endroit, Place de l’Immortalité. C’est épatant ! »

« Que faire ? » Je m’interroge à haute voix, en russe, langue que pourtant je ne connais pas.

« Nous sommes des écrivains », rappelle Pieyre de Mandiargues. « Il nous faut suivre notre propre chemin jusqu’au bout. Nous n’atteindrons peut-être pas la Place de l’Immortalité, mais au moins arriverons-nous à la Place de l’Authenticité. »

« Bien dit ! », nous exclamons-nous à l’unisson, Claude et moi. « Allons-y ! » Nous traversons le carrefour par son milieu et continuons notre marche par la ruelle d’en face. Elle s’appelle Carrer del Jo, « rue du Moi ». Elle devient de plus en plus obscure, étroite et froide. Finalement, après avoir contourné l’abside de la cathédrale de Barcelone, et alors que nous ne nous y attendions pas, nous entrons dans la splendide Plaça del Rei. La place, sorte de grande cour entourée de monuments gothiques -dont l’un, aux balcons éclairés par des lampes jaunes, ressemble au Cosmos- est superbement illuminée, ainsi que la chapelle voisine, aux vitraux framboise et émeraude.

« Notre chemin arrive à sa fin », dis-je avec tristesse. « J’aimerais vous dire au revoir. Hélas ! Je crains de ne jamais vous revoir. C’est très douloureux pour moi de vous le rappeler, mais vous êtes morts tous les deux au mois de décembre 1991. » André Pieyre de Mandiargues et Claude Faraggi éclatent de rire. « Et alors ? Où est le problème ? », s’esclaffent-ils encore, en se prenant par l’épaule. « Bientôt ce sera ton tour ! Si tu veux, nous viendrons te chercher », ajoute Claude. « De toute façon, tout disparaîtra, mon Cher Monsieur », m’annonce André Pieyre de Mandiargues, avec un sourire malicieux.

Je regarde vers le haut. Le ciel nocturne commence à pâlir. Les lumières de la place s’éteignent d’un seul coup. Je me réveille. C’est l’aube. Voilà le point où j’en suis.

Roberto Gac

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Les caractères gras soulignent les noms et les phrases extraits de l’œuvre d’André Pieyre de Mandiargues publiée chez Gallimard.

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« LE CHATEAU DE MÉPHISTOFÉLÈS » OU « L’EXAMEN DE FAUSTOLOGIE »

(FARCE PORNOTRAGIQUE EN SEPT SCÈNES)

Dans un instant va commencer

Une nouvelle pièce…

Un dilettante l’a écrite

Et des dilettantes la jouent. 1

PERSONNAGES

- ORDINAIRES :

Maggie, l’érothérapeute

Wagner, l’Interne en Médecine

- EXTRAORDINAIRES :

Goethe

Lenau

Lessing

Liszt

Mann

Marlowe

Murnau

Pessoa

Boulgakov et son assistante, Marguerite Nikolaievna

Valéry et son assistante, Lust

VOIX :

Dumas, Avenarius, Benavente, Beskov, Borrow, Brödy, Butor, Coelho de Carvalho, Durrell, Edwards, Esclasans, Ficke, González Paredes, Grabbe, Gerschunoff, Heine, Holtei, Kerouac, Klingemann, Landolfi, Lee, Lenz, Lunatcharsky, Maragall, Mountford, Müller, Nye, Pagani, Petit, Pfitzer, Pouchkine, Schink, Soane, Spieeelhagen, Tourgueniev, Sito, Valera, Villalonga, Von Chamisso, Widmann, Wolfram, et beaucoup d’autres auteurs de Faust moins connus.

MUSIQUE, CHŒURS ET CHANSONS :

Berlioz, Boito, Busoni, Gounod, Liszt, Schumann, Strauss J., Wagner, etc., etc.

SCÈNE I

(Le rideau s’ouvre sur une scène inondée d’une lumière rouge. Dans un coin, assis sur une malle à moitié ouverte, pleine de manuscrits, un homme petit et frêle -Fernando Pessoa- vêtu d’un costume semblable à celui de Chaplin du cinéma muet, est en train d’écrire sur un immense livre de comptabilité. Au fond on voit une sorte de comptoir qui pourrait être une table de jury d’examens ou celle d’un tribunal ou bien, le bar d’un cabaret. Sur un côté s’ouvre la porte de la « Fornicatiozimmer », où l’on aperçoit un divan. L’ambiance devra être constamment ambiguë pour que le spectateur ait l’impression d’assister tantôt à un jugement, tantôt à une soutenance de thèse et, parfois, à une discussion entre amis qui font la noce dans un bordel. Mais, surtout, le décor doit donner l’impression d’une scène onirique, d’une situation qui pourrait être rêvée par le spectateur lui-même.)

WAGNER - (Blouse blanche, stéthoscope autour du cou ; il entre précipitamment.) Diable ! Je suis en retard ! Je me suis endormi sur mes livres en révisant mon examen ! (Étonné, il regarde le bureau central.) Qu’est-ce que je fais ici ? Et quelle heure est-il ? 2 Où sont les examinateurs ? J’espère qu’ils ne sont pas repartis, las de m’attendre… Damné Belzébuth ! Et si j’étais en train de rêver ? Combien de fois ai-je rêvé que je repassais mon baccalauréat ! Encore aujourd’hui, alors que je suis presque Docteur en Médecine, il m’arrive de rêver que je me trouve de nouveau au lycée face aux examinateurs en ayant tout oublié, absolument tout. Je ne me rappelle même pas de la règle de 3. Ni comment on extrait une racine carrée ou comment on résout une équation algébrique. Quelle angoisse ! Et maintenant ? Je rêve peut-être encore 3 que je dois passer mon examen, alors qu’en réalité je suis déjà médecin depuis longtemps. (Il se pince les joues, se tire les oreilles, se frappe le front) Non… Non… Je suis bien réveillé et je dois affronter le plus terrible des jurys. Si j’échoue à mon examen, jamais je ne serai « Docteur » !

(On entend la mélodie sensuelle d’un saxophone. Une puissante lumière éclaire un escalier qui descend directement du cintre. Par-dessus le saxophone, on entend le bruit cadencé et appuyé des talons d’une femme encore invisible, qui commence la lente descente de l’escalier. On voit d’abord un pied, ensuite l’autre, chaussés de souliers en cuir blanc, aux talons vertigineux. Pas à pas, marche après marche, au rythme de la musique, apparaissent les jambes d’une infirmière sculpturale. Elle porte un tablier court et semi-transparent qui laisse voir la motte fournie du sexe, la splendide plénitude des fesses, la finesse de la taille, les seins offerts par dessus un soutien-gorge à balconnets. Ensuite apparaissent les épaules et le cou, à moitié cachés par une longue chevelure blonde. Finalement apparaît la tête dans toute sa majesté, couronnée par une toque d’infirmière qui renforce un visage angélique, malgré le maquillage provocant des yeux.)

UNE VOIX - (Accompagnée de trois coups qui font sursauter Pessoa. Le poète nettoie ses lunettes rondes, lisse ses moustaches, ajuste son nœud papillon, astique ses mancherons de comptable et se sert un verre d’eau de vie d’une bouteille noire dissimulée dans son porte-documents.) Madame Maggie, Intendante et Erothérapeute du Château de Méphistophélès !

WAGNER - Sainte Vierge ! Je suis vraiment en train de rêver ! (Il se donne des claques et se pince le visage et le corps.)

MAGGIE - (S’approchant avec une grâce féline, elle lui prend d’une main son stéthoscope dans un geste câlin et de l’autre, lui caresse la nuque.) C’est la première fois que le Docteur vient ici ?

WAGNER - Je ne suis pas encore Docteur, Mademoiselle… Pardon, Madame Maggie… Je suis ici justement pour passer mon examen de doctorat.

MAGGIE - Votre examen de doctorat ? Ici ? Au Château de Méphistophélès, la Clinique d’Amour la plus fameuse de Hambourg ?

WAGNER - Je me suis sûrement trompé d’adresse, Madame. D’ailleurs, je ne sais pas ce que je fais à Hambourg… Je ne suis jamais venu en Allemagne…

MAGGIE - Et quel âge a le Docteur ?

WAGNER - Vingt-trois ans, Madame.

MAGGIE - Tu peux m’appeler Maggie, mon biquet. Je ne suis pas mariée, heureusement ! J’apprécie que les hommes me respectent, mais pas qu’ils me craignent. Je crois que tu es encore trop jeune. Tu ne sais pas t’y prendre avec les femmes. Mais tu as de la chance, mon chou. Je suis l’une des meilleures érothérapeutes de ce pays. Nous verrons si le client que j’attends souffre de moins d’inhibitions que toi.

UNE VOIX - (Accompagnée de trois coups. Nouveaux sursauts de Pessoa qui, à partir de cet instant et jusqu’à la fin de la farce, essayera en vain -en faisant dans un mutisme total des mimiques chaplinesques- de participer aux événements.) Herr Gotthold Ephraïm Lessing, essayiste et dramaturge de profession !

LESSING - (Un homme mûr, vêtu à la mode allemande du 18e siècle) Alors, c’est ça le célèbre Château de Méphistophélès ? J’ai entendu dire beaucoup de choses excellentes et fort flatteuses sur cette maison 4 , mais je croyais que c’était un bordel beaucoup plus fréquenté… J’ai une soif d’enfer. On m’a dit aussi qu’ici on servait la meilleure bière de toute l’Europe. (Impatient) Holà, l’hôtesse ! Où sont les filles ? 5 Y-a-t-il quelqu’un pour me servir une bière ?

MAGGIE - Entrez, entrez Herr Lessing ! Je vous attends depuis un moment. Vous arrivez un peu tard. Toutes les érothérapeutes sont occupées. Elles travaillent dans leurs chambres. Heureusement que j’ai reçu votre message à temps. Sinon je serais en train de masser ce jeune Docteur… (Elle sourit à Wagner puis, se dirige vers le bureau. Elle change son costume d’infirmière pour un mignon tablier de dentelle et une petite coiffe de dentelle blanche. 6 Elle revient avec un grand pichet de bière qu’elle dépose sur un guéridon, face à Lessing, qui reste bouche bée devant la nudité quasi totale de Maggie.)

WAGNER - (Jaloux) Moi aussi j’aimerais bien prendre une bière… et savoir qui est mon heureux rival !

MAGGIE - Ne sois pas jaloux, mon chéri. C’est la seule règle de courtoisie dans cette maison. Et puis, il n’y a pas de quoi s’inquiéter : avec ce que m’a donné la Nature (elle se tape les fesses) je peux épuiser tout un bataillon en une nuit. (Elle retourne vers le bureau, revient avec un second pichet de bière et invite Wagner à se joindre à Lessing.) Permets-moi de te présenter Herr Gotthold Ephraïm Lessing…

WAGNER - Très honoré. Je m’appelle Wagner et je suis interne en médecine. Bientôt je serai Docteur, bien que je ne sois pas Allemand. Je suis né au Chili.

LESSING - Ravi de vous connaître. Comme ça, je pourrai pratiquer l’espagnol, langue que je maîtrisais à la perfection dans ma jeunesse. Je suis celui qui fit connaître en Allemagne Juan Huarte, le philosophe castillan.

WAGNER - Pardonnez-moi, Herr Lessing. Je ne suis ici que depuis peu, et je voudrais bien apprendre quelque chose de bien, 7 mais en bon interne en médecine, je suis complètement ignorant de tout ce qui ne concerne pas ma spécialité. Je ne comprends rien à la littérature et à la philosophie. Si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais beaucoup savoir qui vous êtes.

MAGGIE - Excellente idée ! Comme ça, je connaîtrai mieux mon nouveau client. (Elle prend une chaise et s’assoit à califourchon pour écouter la conversation.)

LESSING - (Avalant une large rasade de bière.) Je suis né en 1729 dans la petite ville de Kamenz et je suis mort en 1781 à Wolfenbuttel, alors que je venais tout juste d’avoir cinquante-deux ans…

MAGGIE - Cinquante-deux ans ! Vous êtes très bien conservé pour votre âge, Herr Lessing. Vous n’avez pas pris une seule ride après votre décès !

LESSING - Merci, Chère Madame. À vrai dire, j ’aurais bien voulu vivre quelques années de plus pour mieux assurer ma renommée posthume.

MAGGIE - Nous sommes ici pour vous aider, Herr Lessing. Continuez, s’il vous plait…

LESSING - Bien. Je continue : mon père était un pasteur luthérien qui rêvait de faire de moi un grand théologien. Mais je préférais la littérature, surtout le drame. À vingt-deux ans, j’ai abandonné mes études de théologie pour écrire et présenter ma première pièce, Un jeune savant. Mon succès fut aussi foudroyant qu’éphémère, même si des drames comme Nathan le Sage, ou bien des essais théoriques comme La Dramaturgie de Hambourg (dédiée à cette ville où nous sommes), me valurent après ma mort une place d’honneur en tant que père du théâtre moderne allemand.

WAGNER - Rien d’étonnant ! On dit qu’un écrivain véritable doit vivre au moins deux fois. La première fois pour écrire. La deuxième pour être célèbre.

LESSING - Pourtant, j’aurais pu être célèbre de mon vivant grâce à la plus belle de mes pièces, Doktor Faust, dont il ne reste aujourd’hui que quelques fragments. Ce Faust, qui aurait pu m’assurer une immortalité bien plus brillante que celle que je possède, me fut volé et plagié…

WAGNER ET MAGGIE - (À l’unisson) Volé ! (Pessoa tend l’oreille pour ne perdre aucun détail de ce qui est dit. Il écrit à toute vitesse et longuement dans son cahier.)

LESSING - Oui ! Volé par un écrivain sans scrupules qui porte la gloire qui aurait dû être la mienne : Johann Wolfang Goethe, fils-à-papa et thuriféraire de la maison ducale de Weimar.

WAGNER ET MAGGIE - Goethe ! Le célèbre poète allemand, un voleur ?

LESSING - Parfaitement ! Il faut dire que j’étais un écrivain très naïf et peu sûr de moi. Tout en travaillant à mon Faust, je correspondais avec des amis afin de leur demander conseil. Goethe, grâce aux commérages littéraires qui ont accompagné et accompagneront toujours le monde de la littérature, eut ainsi connaissance de l’existence de ma pièce. Or, lui aussi projetait d’écrire un drame sur Faust et il imagina un plan pour s’emparer de mon œuvre. Pauvre de moi ! Goethe profita de ma mauvaise habitude de confier à n’importe qui le transport de mes manuscrits. Sournoisement, il paya et obtint d’un cocher qu’il lui remît la valise qui contenait le seul exemplaire de mon Faust. Pour comble de malheur, mon épouse adorée mourut peu de temps après, suivi de notre fils unique. Alors, accablé par tant de souffrances, je me laissai mourir de chagrin…

WAGNER - Mes sincères condoléances tant pour la mort de votre épouse, que pour la mort de votre fils, et aussi, pour votre propre mort, Herr Lessing. Mais, dites-moi, comment savez-vous que Goethe a volé votre Faust ?

LESSING - Il suffirait de dire que Goethe, tout comme le cocher et moi-même, sommes tous les trois en Enfer. Et, en Enfer, tout se sait, notamment les péchés commis par chacun. Mais je préfère vous faire part de plusieurs faits précis : je fus dépouillé de mon manuscrit en 1775. Peu de temps après Goethe arrivait à Weimar avec un Faust (le mien), dont la lecture lui servirait pour séduire la jeunesse de la cour. Il fit donc copier mon Doktor Faust par une de ses amoureuses, Fräulein Louise von Göchhausen, qui reçut la mission de brûler ensuite l’original.

MAGGIE - Fräulein Louise von Göchhausen, maîtresse de Goethe ?

LESSING - Il en a eu des dizaines, grâce à son pouvoir comme haut fonctionnaire de la Cour. Goethe était un infatigable coureur de jupons, Mademoiselle Maggie. En tout cas, Fräulein von Göchhausen, amoureuse ou pas, copia très mal mon manuscrit. Et c’est cette copie, truffée d’erreurs, qu’on appelle l’Urfaust de Goethe. Celui-ci attendit mon décès avant de faire une première tentative de publication, en 1790, puis une autre en 1808, quand tout danger de voir découvert son plagiat était écarté. Je crois que de tous les tourments que j’ai endurés en Enfer, aucun n’a été plus douloureux que celui d’assister, impuissant, au triste destin de mon Faust.

MAGGIE - Heureusement que tu es au Château de Méphistophélès, mon amour. C’est le meilleur endroit pour oublier toutes ses peines. Je suis à ton entière disposition. Si tu veux, nous pouvons passer immédiatement dans mon cabinet de travail, la Fornicatiozimmer. Tu sais, je veux du bien à tous les hommes ! 8 Il n’y a aucune masseuse plus experte que moi dans tout le quartier de St-Pauli !

LESSING - (Avec un sourire amer.) Merci, mille fois merci, chère Fräulein. C’est pour cela que j’ai demandé à Belzébuth de passer quelques jours ici. Hélas ! Le souvenir de ma famille et de Goethe m’a totalement déprimé. Je ne crois pas que mon organe viril sera capable de dresser la tête. Et pour ne pas courir le risque de vous décevoir, je préfère rester seul avec mes regrets.

MAGGIE - Ah non ! Si ça continue comme ça, on va tous pleurer et je vais perdre ma réputation. (Elle se lève pour aller chercher de la bière, et soudain s’exclame avec enthousiasme.) J’ai une bonne idée ! Pour ne pas nous ennuyer, nous allons convoquer ce Monsieur Goethe. Nous nous installerons derrière le bureau et nous le jugerons au nom du patron de notre établissement. Tout est possible au Château de Méphistophélès ! (Éclairs, tonnerre, fumée, musique. Brève mais totale obscurité.)

SCÈNE II

(La lumière se concentre sur le bureau, derrière lequel sont assis Lessing et Wagner, habillés en juges. Pessoa reste dans son coin, se préparant à prendre des notes du procès. Maggie sort de la Fornicatiozimmer parée également d’un costume de juge, mais en tissu rouge transparent et fendu de chaque côté, de la taille jusqu’aux pieds.)

MAGGIE - Je suis désolée ! Il m’a fallu du temps pour me changer. (Elle s’arrête un instant pour fixer ses bas résille à son porte-jarretelles. Puis, s’asseyant entre ses deux collègues, elle croise haut les jambes, les exhibant généreusement par-dessous le bureau.)

WAGNER - (Subitement imbu de son importance comme membre du jury.) Herr Lessing nous fera l’honneur de présider ce tribunal…

LESSING - Non, non ! Sous aucun prétexte. C’est à Fräulein Maggie que revient cet honneur.

MAGGIE - (Flattée) Je vous remercie, Herr Lessing. On voit que vous savez comment mener les femmes ! Mais ne perdons pas davantage de temps… (Elle donne trois coups de marteau.) Que l’accusé Johann Wolfang Goethe comparaisse !

(Un rideau s’entrouvre sur un vieil homme bossu qui boutonne maladroitement son pantalon. Un coup de pied sonore, lancé par un démon, le fait trébucher et tomber au milieu de la scène. Pessoa se précipite pour l’aider, mais trop tard. Il s’arrête et retourne dans son coin.)

GOETHE - (Utilisant les mots du Doktor Faust de Lessing) Wer ist der Mächtige, dessen Rufe ich gehorchen muss ! Du ? Ein Sterblicher ? Wer lehrte dich diese gewaltige Worte ? 9 (Il finit de réajuster ses vêtements, un somptueux costume du début du 19e siècle, en soie, brodé d’or et de pierreries. Le vieil homme porte une longue perruque argentée, ses doigts sont recouverts de bijoux.)

LESSING - (Plaintif comme un enfant) Vous voyez, vous voyez, Fräulein ! Ce butor continue à me plagier… Les phrases qu’il vient de dire sont celles de mon Faust.

MAGGIE - J’ordonne à l’accusé de ne parler dorénavant que dans la langue universelle du Château de Méphistophélès !

WAGNER - (Très satisfait par son rôle inattendu d’examinateur) Monsieur ! Vous avez été convoqué devant ce tribunal pour répondre aux graves accusations de vol et plagiat du drame intitulé Faust, œuvre du grand écrivain ici présent, Gotthold Ephraïm Lessing. Dites-nous, où diable se trouve le manuscrit de Faust ? 10

GOETHE - Radotage ! Radotage ! 11 Je n’ai pas de temps à perdre pour réfuter des allégations aussi absurdes, dictées par la frustration et la jalousie. J’irai directement au fait : c’est vrai que cherchant l’inspiration, je me suis procuré le manuscrit de Lessing, mais je ne l’ai point volé. Ce fut mon fervent admirateur, Henry Lessing, oncle de Gotthold Ephraïm, qui m’a envoyé le fatras en question. Après l’avoir lu, je me suis rendu compte que je ne pourrais rien tirer de ce salmigondis mal concocté. Par contre, mon Faust rend au personnage de la légende sa véritable importance.

LESSING - Salmigondis toi-même !

GOETHE - Pour rendre la chose moins amère, je ferai preuve de magnanimité. Le Faust de Lessing a, certes, une qualité : il contribue à démystifier l’image obscurantiste qu’on donnait du Docteur Faust au 18e siècle. Lessing et moi (mais moi bien mieux que lui) nous avons fait de Faust un des archétypes de l’homme moderne. Et Faust (grâce à moi beaucoup plus qu’à Lessing) cessa d’être le magicien obscur de la légende, pour se transformer en l’homme de sciences et de lettres de la modernité.

LESSING - Oui. Sur ce dernier point je suis d’accord avec Goethe. Mais toujours est-il que, plagiat ou pas, si je n’avais pas écrit mon Faust, lui non plus n’aurait pas écrit le sien…

MAGGIE - Du calme ! Procédons par ordre, s’il vous plaît. Que peut dire l’accusé pour sa défense ?

GOETHE - Gotthold Ephraïm est un ingrat ! Il ne reconnaît même pas que c’est grâce à moi que sa comédie Nathan le Sage fut présentée à Weimar, en 1801, à une époque où personne ne parlait de lui. Et puis, qui a créé le personnage de Marguerite ? Et qui a fait entrer Hélène de Troie dans la légende faustienne ? Qui eut cette inspiration divine ? Moi, moi et encore moi ! C’est une grande jouissance que de se plonger dans l’esprit des temps passés ! 12

LESSING - Faux, faux et encore faux ! Hélène de Troie fut introduite par Marlowe, mon illustre précurseur anglais.

GOETHE - (Dépité) En tout cas, Mademoiselle Maggie, vous non plus vous n’existeriez pas si je n’avais pas créé Marguerite. Elle a une importance décisive pour équilibrer l’intellectualisme effréné de Faust. Marguerite apporte l’amour, la sensualité, la joie simple et fraîche de la jeunesse… (Au fur et à mesure qu’il fait l’éloge de Marguerite, Goethe commence à rajeunir : il s’arrache la barbe, les sourcils gris et la perruque argentée, et redresse son dos. Un jeune homme à la beauté radieuse remplace le vieux décrépi.) Comment le public aurait-il pu accepter un drame purement intellectuel ? Qui serait intéressé par la connaissance si celle-ci n’était pas équilibrée par le plaisir des sens ? Peut-on atteindre une connaissance vraie en ignorant les sens et l’émotion ? (Pessoa récupère les objets jetés par Goethe, puis retourne rapidement dans son coin.)

MAGGIE - (Fascinée par le rayonnement de Goethe) Oui, oui ! Sans le plaisir des sens, sans l’amour et l’émotion, l’existence humaine est absurde. (Elle quitte son siège, soupire profondément et se dirige vers Goethe.) Mon cœur, je t’absous de tous tes péchés !

WAGNER - (Jaloux, bredouillant.) Juridiquement parlant d’un point de vue juridique, 13 il faut prononcer une sentence très juridique ! (Il dit quelque chose à l’oreille de Lessing, les deux chuchotent rapidement et finalement Wagner annonce) : Ce tribunal condamne le double plagiat de Johann Wolfang Goethe pratiqué sur les Faust de Christopher Marlowe et Gotthold Ephraïm Lessing. En conséquence, nous exigeons qu’à partir de maintenant tous les Instituts qui à travers le monde portent le nom de Goethe, s’appellent Institut Lessing. Et, chaque fois que l’on vantera les qualités de la langue allemande, on ne parlera plus de la « langue de Goethe » mais de la « langue de Lessing ». En outre, afin de garder une trace numérique de la valeur du Faust goethéen, chacun des jurés doit attribuer une note de 1 à 7, le total devant atteindre 12 au minimum pour obtenir le Doctorat en Faustologie. Professeur Lessing, quelle note donnez-vous à l’accusé ici présent ?

LESSING - (Irrité, regardant Goethe et Maggie qui s’embrassent fougueusement, sans prêter attention à son discours.) Le Faust de Goethe -mauvaise copie du mien- est, d’un point de vue strictement dramatique, nul. Je répète : nul ! Seules les scènes du début de la première partie -La Nuit, Les Portes de la Ville, Le Cabinet de Travail- ont un intérêt théâtral. Le reste n’est que poésie lyrique ou épique à la versification forcée, surchargée de symboles et d’images ampoulées, de mauvais goût. Je répète : de mauvais goût ! La Nuit de Walpurgis est pompeuse et puérile. La succession des scènes est incomplète et incohérente. Nous ajouterons à cela que la deuxième partie de son Faust -partie que l’auteur, dans l’impossibilité de copier quiconque, mit une éternité à finir- n’a aucune valeur dramatique, ni poétique. Cette seconde partie est une ennuyeuse, écœurante et prétentieuse digression symboliste n’ayant d’autre but que d’aduler les princes qui protégeaient et nourrissaient l’écrivaillon. Je répète : écrivaillon ! En résumé, compte tenu des facteurs atténuants, car Goethe écrivait en allemand et, tant bien que mal, c’est tout de même moi qu’il a plagié, je lui mets 2, même s’il ne mérite que 0 !

WAGNER - Bien dit ! En ce qui me concerne, comme jamais je n’ai lu ni ne lirai le Faust de Goethe, et tenant compte des facteurs atténuants, je lui mets 3. (Criant) Et vous, Mademoiselle Maggie ?

MAGGIE - (Entrant dans son cabinet de travail) Moi, j’adore sa noble allure, sa fière stature, le sourire de sa bouche, l’éclat de ses yeux ! 14 Je lui mets 7 !

WAGNER - (À contre cœur, tandis que Pessoa tente, sans succès, de donner son opinion.) Le Sieur Johann Wolfang Goethe a obtenu son Doctorat en Faustologie avec 12 points sur 21, la note minimum ! (Coups de tonnerre, éclairs, fumerolles et musique joyeusement endiablée. Obscurité.)

SCÈNE III

Un pianiste aux cheveux longs, en soutane noire, joue l’une des « Mephistowalze », inspirées à Liszt par le « Faust » de Lenau.

MAGGIE - (Sortant en pleurs de la Fornicatozimmer, sous un large voile noir) : Hélas ! Hélas ! 15 Quelle tragédie ! Quelle tristesse ! Ce devait être mon jour de noces ! 16 Jusqu’à cette nuit, j’étais vierge. Depuis cette nuit, je suis veuve pour toujours. Jamais je n’aurais imaginé qu’un homme puisse faire l’amour avec autant de passion…

LISZT - (Interrompant sa valse) Meine liebe Fräulein, Pourquoi tant de pleurs ? Que se passe-t-il ? Puis-je faire quelque chose pour vous ?

MAGGIE - (Pleurant toujours) Mon cœur se brise en moi ! 17 Il est mort ! Mon amant le plus extraordinaire, il est mort !

LISZT - Qui ?

MAGGIE - Johann Wolfang Goethe. Mais je me fiche de son nom. Personne ne m’a jamais fait l’amour de cette façon…

LISZT - (Éclatant de rire) Goethe ! Ce vieux lubrique ! Plus lubrique que moi ! (Riant de nouveau)

MAGGIE - Ma seule consolation, c’est qu’il est mort la tête entre mes cuisses. « J’ai plus de deux cents ans -m’a-t-il dit en expirant- et c’est la deuxième fois que je meurs. Mais c’est la première fois que je meurs dans les jambes d’une femme. »

LISZT - Moi aussi j’aimerais bien mourir deux fois… dans les mêmes conditions, bien entendu..

MAGGIE - Qui êtes-vous, Cher Monsieur ?

LISZT - Franz Liszt, compositeur et pianiste hongrois, pour vous servir.

MAGGIE - Votre nom me dit quelque chose. Mais avec tous les clients que j’ai, je n’arrive pas à me souvenir de vous. De toute façon, vous êtes le bienvenu ici. Nous avons besoin d’un nouveau pianiste. J’ai du me séparer de l’ancien -un sieur dénommé Chopin- parce que sa musique ne correspondait pas tout à fait à l’ambiance du Château de Méphistophélès…

(On entend dans le lointain, le chahut des deux compères manifestement ivres -Lessing et Wagner- qui arrivent sur scène en chantant une chanson du « Faust » de Pessoa, chacun un verre à la main.) :

Bom bebedor, bebe-bebe

Bebe-lhe, bom bebedor ;

Só uma cousa esta vida tem

E o vinho- mira lhe a cor !

A vida é/um dia/e a cava um horror

Bebe-lhe, bebe-lhe, bom bebedor. 18

(Pessoa dirige le chœur imitant un chef d’orchestre,)

TOUS - Bravo ! Bravo ! Qui a écrit cette chanson ? 19

LESSING - (S’adressant à Wagner) C’est toi camarade ? 20

WAGNER - Écrire des vers, moi ? La chanson, je l’ai apprise, il y a bien longtemps. C’est peu de chose, juste une façon de crier. 21 (Pessoa, debout, reste coi) 22

MAGGIE - Ça y est, ils sont saouls !

LESSING ET WAGNER - (Ensemble) Mademoiselle Maggie ! Pourquoi nous avoir abandonnés ? Vous faites partie de la commission d’examinateurs. Votre cher Goethe a eu 12 sur 20, la note la plus basse. (Ils rient bruyamment)

MAGGIE - Ah , mes petits jaloux ! Goethe vient de mourir dans mes jambes…

LESSING ET WAGNER - Vous êtes une érothérapeute très dangereuse, Mademoiselle ! Et qui est ce Monsieur ? (Désignant Liszt) Encore un nouveau client ?

LISZT - (Très fier) Je suis musicien, mais également expert en faustologie. J’ai composé les Mephisto Walze, la Faust Symphonie et les Faust Episoden.

WAGNER - (Hoquetant) Hic ! Hic ! On ne peut pas vous faire passer l’examen. Nous, on n’y connaît rien à la musique. On est des spécialistes en littérature et en médecine, uniquement.

LISZT - Ça ne m’intéresse pas de devenir Docteur. En revanche, je voudrais vous présenter un compatriote, qui -à mon avis- a écrit le plus parfait de tous les Faust connus. Le comte Nikolaus Niembsch Edler von Strehlenau, ou plus simplement, Nicolas Lenau. Si vous me permettez, j’invoquerai sa présence grâce à la musique que son œuvre m’a inspirée. (Il va vers le piano et commence à jouer l’une de ses « Mephisto Walze ». Du cintre descend peu à peu, étendu sur une civière et enveloppé d’un drap blanc, le cadavre de Lenau.)

MAGGIE, LESSING et WAGNER - (Ils reculent glacés d’épouvante) Oh ! Que Dieu nous garde ! 23 (Pessoa se cache derrière sa malle.)

LISZT - (S’arrêtant de jouer au moment même où le cadavre arrive sur le bureau des examinateurs) Je disais que Lenau est mon compatriote car, même s’il est né au début du 19e siècle à Csatàd, ville qui s’appelle aujourd’hui Lenauheim, en Roumanie, il a passé toute son enfance et son adolescence dans la ville hongroise de Tokay.

LESSING ET WAGNER - Du tokay ? Hic ! Hic ! (Ils recommencent à chanter) Bon buveur, bois-moi bien, etc., etc.,

LISZT - En voilà des examinateurs ! Ils sont bons pour faire passer le bac, ces deux-là ! Mais auparavant, il faudrait qu’ils passent un alcotest ! (S’adressant à Maggie) Alors, gentille demoiselle, il vaut mieux que le Comte vous raconte lui-même son histoire. Venez près de lui. Un seul baiser de vous, lui rendra la vie.

MAGGIE - (Hochant la tête, mécontente) Elle est bien bonne, celle-là ! Si je n’envoie pas les hommes au tombeau, je dois les ressusciter ! À ce train-là, je vais être obligée d’augmenter mes tarifs !…

LISZT - N’oubliez pas que nous sommes au Château de Méphistophélès, meine Fräulein ! Et que ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle le « Méphisto-en-soutane » Je suis le délégué de votre patron et vous devez m’obéir.

MAGGIE - (Terrorisée, s’agenouillant devant Liszt) Mille pardons, Messire ! 24 (Tandis que Liszt retourne au piano, elle s’approche du cadavre de Lenau. Lentement, elle soulève le drap et découvre le corps nu d’un jeune homme à l’arcade sourcilière ensanglantée.) Par Lucifer ! Jamais je n’ai vu un homme aussi beau ! (Elle caresse le cadavre, puis elle lui baise les lèvres tout en lui posant doucement une main sur le sexe.) Vous êtes un homme magnifique ! 25

LENAU - (Comme émergeant d’un lourd sommeil) Qui me rappelle si doucement à la vie ?

MAGGIE - Moi, mon amour. La servante de Méphistophélès, Gouvernante de ce château. C’est ton admirateur, Franz Liszt, qui m’a demandé de le faire.

LISZT - Admirable poète ! Quel magnifique privilège de pouvoir te serrer dans mes bras ! (Il l’étreint et l’embrasse sur le front) Nous t’avons fait revenir à la vie pour que tu défendes ton honneur devant ces messieurs-dames. Ils sont des experts en faustologie et ils viennent de décerner le titre de Docteur à Johann Wolfang Goethe…

LESSING et WAGNER - (À l’unisson) Avec la note minimum !

LISZT - Avec la note minimum, d’accord. Curieusement, comme tu le sais mieux que personne, les gens croient, pour la plupart, que le Faust de Goethe est le seul et unique Faust. Et ils pensent que c’est lui qui a créé le personnage. Ce triste malentendu se perpétue encore aujourd’hui.

LENAU - (Avec gravité et utilisant les mots de sa lettre à Justinus Kerner) Oui. Goethe a écrit un Faust, mais il n’en a pas le monopole. Faust appartient au patrimoine de toute l’Humanité. Goethe est un présomptueux, un fat, un chimérique, qui ne songe qu’à lui, tout en donnant des leçons de sagesse au monde entier ; un sot, qui pense que l’esprit se fixe en formules ; un imposteur qui nous mène en bateau, d’une île à l’autre, sous prétexte de nous faire découvrir des terres inconnues qui n’existent pas ; un séducteur, un don Juan de village… 26

MAGGIE - Pardonne-moi de t’interrompre, chéri. J’aimerais tellement connaître ton histoire.

LENAU - L’histoire de ma vie n’a pas beaucoup d’intérêt. C’est une suite de malheurs à la fois terribles et banals. D’abord, la mort de mon père quand j’avais à peine cinq ans. Puis, à 16 ans, je dus me séparer de ma mère avec laquelle j’avais vécu en Hongrie, pour aller vivre chez mes grands-parents paternels près de Vienne. J’étudiai le Droit, la Philosophie et la Médecine. Mais je ne terminerais aucune de ces carrières, car j’étais très attiré par la littérature. J’allais de poème en poème, de femme en femme, d’échec en échec. En 1832, pour tenter d’échapper à mon destin, je quittai les nobles chênaies de l’Autriche 27 et me suis rendu aux États-Unis, où je croyais trouver la démocratie, l’amour et la liberté.

MAGGIE, LESSING ET WAGNER - (À l’unisson) Aux États-Unis ! La démocratie, l’amour et la liberté ! Aux États-Unis ?

LENAU - Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie. En réalité, comme je le dénonce dans l’une de mes lettres d’alors, au lieu de l’amour pour la démocratie je ne rencontrai que des gens amoureux de l’argent. Ayant constaté que dans les forêts américaines on n’entendait même pas le chant du rossignol, je revins dans notre vieille Europe, le cœur plein d’amertume. Puis, je commençai l’écriture de mon Faust, publié en 1836, quatre ans après la mort de Goethe. Mais le succès de mon prédécesseur avait été si grand, que mon poème dramatique en fut occulté presque totalement. J’allais créer encore d’autres pièce -Savonarole, Les Albigeois, Don Juan-, j’aimerai encore quelques femmes et j’écrirai de nouveaux poèmes, mais sans enthousiasme. Déçu par la vie, je sombrai dans la folie. Et au bout de six pénibles années d’enfermement dans un hôpital psychiatrique, je me donnai la mort d’un coup de feu sur la tempe.

WAGNER - Pauvre ami ! Quelle triste vie ! Aussi triste, sinon plus, que celle de Gotthold Ephraïm Lessing. Mais, puisque tu es ici et que jamais tu n’as obtenu de diplôme à l’université, profites-en pour passer ton examen de faustologie. C’est l’équivalent d’un bac +24 ! Il n’est jamais trop tard pour devenir Docteur…

LESSING - Soumettre Nicolas Lenau à un examen serait une insulte à sa mémoire. Son Faust -comme Franz Liszt nous l’a suggéré- est une œuvre maîtresse de la poésie dramatique. Contrairement à la versification souvent ridicule de Goethe, les vers de Lenau sont extraordinairement élégants. Et bien que la construction de l’œuvre souffre d’une relative incohérence entre les tableaux, celle-ci est beaucoup moins importante que l’incohérence qui caractérise le Faust de Goethe. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire, c’est son pessimisme excessif, reflet de la mélancolie qui imprégna toute sa vie. Pour cette raison, je lui donne 6 sur 7.

MAGGIE - (Minaudant) Et Marguerite ? Quel rôle a-t-elle dans ton Faust ?

LENAU - Aucun, Fräulein Maggie. Il n’y a pas de Marguerite dans mon Faust. Il y a seulement une Marie, qui n’aime pas Faust, mais son fiancé, le duc Hubert.

MAGGIE - Dommage ! Toi le plus beau de tous ! 28 J’allais te mettre 7, mon amour, mais tu devras te contenter de 6. Ce n’est pas une mauvaise note…

WAGNER - Et moi, comme je n’ai pas eu le temps de lire ton Faust à cause de la préparation de mon doctorat, je suivrai l’avis de mes collègues : je te mets 6. (Haussant la voix) Le comte Nicolas Lenau a obtenu son doctorat en faustologie avec la note de 18 sur 21 ! Félicitations du jury !

LISZT – Bravo ! Enfin justice est faite ! (Il joue sa Mephisto Polka. Maggie danse sensuellement attirant Lenau, Lessing et Wagner vers la Fornicatiozimmer, puis ils disparaissent au-delà de la porte, laissant Pessoa dehors.)

SCÈNE IV

(Le rideau s’ouvre sur un groupe en pleine effervescence. Cameramen, assistants, scripts, etc., courent dans tous les sens. Dans un angle, Friederich Wilhelm Murnau, maître allemand du cinéma muet, dirige le tournage d’un film projeté simultanément sur un écran installé au fond de la scène. Pessoa s’assoit sur sa malle face à l’écran avec, dans ses mains, un énorme paquet de pop-corn.)

MURNAU - Lumière ! Grand plan extérieur ! Action !

Séquence I : Un petit groupe d’amis habillés à la mode élisabéthaine de la fin du 16e siècle / Ils mangent, boivent et folâtrent dans la cour d’une taverne / Le moment de payer l’addition arrive…

MURNAU - Plan moyen !

Séquence 2 : Deux des convives (interprétés par Wagner et Lessing) appellent l’hôtesse (interprétée par Maggie, « top-less », mais vêtue d’un jupon ample) / Ils lui expliquent -entre éclats de rire, grossièretés et tripotage- que c’est le troisième convive qui doit payer / Celui-ci (un homme encore très jeune, aux cheveux longs et aux traits délicats) proteste vivement / Il n’a pas d’argent et affirme que ce sont ses camarades qui l’ont invité / Une violente discussion commence alors / Les deux premiers compères frappent le troisième avec une brutalité croissante / Le jeune homme tente de se défendre mais, obligé par la supériorité numérique de ses attaquants, il dégaine un poignard…

MURNAU - Plan général !

Séquence 3 : Un des compères rentre dans la taverne / Il revient en brandissant un tisonnier…

MURNAU - Plan rapproché !

Séquence 4 : La caméra zoome sur le fer long et pointu / L’homme qui le tient a un sourire diabolique…

MURNAU - Plan moyen !

Séquence 5 : Les compères désarment le jeune homme et l’immobilisent contre la table / L’un d’eux lui tient fermement la tête…

MURNAU - Plan rapproché !

Séquence 6 : L’homme qui tient le tisonnier observe avec cruauté le visage du jeune homme / Soudain, il lui enfonce le fer profondément dans l’orbite, lui faisant éclater l’œil et l’hémisphère cérébral droit…

MURNAU - Gros plan !

Séquence 7 : L’hôtesse, horrifiée, essaie de fuir / Les assassins l’attrapent, la jettent à terre, lui arrachent son jupon et la violent avant de disparaître…

MURNAU - (L’air abattu et fatigué) Coupez ! (S’adressant aux acteurs) Mauvais ! Très mauvais ! C’est la dixième fois que nous répétons la même scène et pourtant elle manque toujours de vraisemblance. Je vous répète une fois de plus que notre objectif est de représenter un fait véridique : l’assassinat de Christopher Marlowe, tel qu’il a été décrit dans un rapport de police daté de 1593. Rappelez-vous que la scène se passe en pleine période élisabéthaine et non pas au 20e siècle et que Christopher Marlowe était un grand dramaturge et non pas un malfaiteur.

WAGNER - C’est précisément la raison pour laquelle je ne parviens pas à me libérer et à entrer dans mon rôle d’assassin. Le personnage de Marlowe m’intimide.

LESSING - Moi aussi. ça me gêne d’avoir à tuer l’illustre contemporain de Shakespeare.

MAGGIE - (Furieuse, remettant en ordre ce qui reste de ses vêtements après le viol.) Charmants, les copains ! Jouer les assassins leur donne des scrupules ! Mais pour me violer, pas de problème ! Si vous continuez à me peloter et à m’enfourcher comme des bêtes, je vais bientôt ne plus pouvoir m’asseoir ! Quand je pense qu’au Chili on m’appelait « Cul en Fer » !

MURNAU - (Avec sévérité) Madame, surveillez votre langage, s’il vous plaît ! Je me demande quelle éducation vous avez reçue. Votre grossièreté dépasse les limites du supportable. Si vous continuez à parler comme une vulgaire prostituée, je serais obligé de vous renvoyer de ma Compagnie.

MAGGIE - (En furie) Écoutez-moi, Monsieur Murnau ! Pour que vous le sachiez, nous sommes ici au Château de Méphistophélès et, jusqu’à nouvel ordre, je suis la maîtresse de cérémonie ! Je vous rappelle que vous êtes mort dans un accident de la route en 1931, près de Hollywood. Et si vous êtes ici, c’est parce que je vous ai fait venir. Mais pour que les choses soient définitivement claires, je vais convoquer immédiatement ce Monsieur Marlowe. Lui, mieux que personne, sera en mesure de nous expliquer les circonstances de sa mort…

(Elle effectue une série de mouvements étranges, prononce des paroles incompréhensibles. La scène s’obscurcit, puis des éclairs montrent l’acteur qui représente Christopher Marlowe.)

MARLOWE - (Avec un bandeau de cuir noir cachant son œil droit. Il avance avec désinvolture jusqu’au centre de la scène.) C’est vrai. Pendant des siècles on a voulu occulter mon assassinat. Je ne suis pas mort dans la ville de Deptford au cours d’une rixe de soûlards, comme un rapport de police daté du 30 mai 1593, le relate. J’ai été attiré dans un odieux guet-apens 29 ourdi par les Services Secrets de la reine d’Angleterre, Elisabeth I. C’est elle qui, en accord avec l’archevêque anglican Whitgift, donna l’ordre de me tuer.

MAGGIE - La reine d’Angleterre ? Une criminelle ?

WAGNER - De quelle Lady parlez-vous ? Elisabeth I ? Elisabeth II ? Please, be clear !

MARLOWE - Elisabeth I, my dear.

MAGGIE - ça va, ça va. Ici tout le monde est tenu de parler la langue du Château. Continuez, Monsieur Marlowe.

MARLOWE - D’après mes ennemis, ma vie était dissolue, ma conduite et mes manières trop libertines, mœurs pourtant tout à fait répandues dans cette époque de débauche. Mais j’étais un dramaturge. En fait, la reine et l’archevêque redoutaient que par mon théâtre je n’éveille la conscience des gens. Le peuple aurait pu alors se rebeller contre un ordre de choses nauséabond. Et c’est mon drame Doctor Faustus, dans lequel je ridiculise les autorités ecclésiastiques pour contrarier le Pape 30 et les insolents chevaliers 31 de la noblesse, qui finira par provoquer mon assassinat. Peu de jours après ma mort, un pamphlétaire payé par les Services Secrets de la couronne, justifierait le crime en m’accusant d’avoir pactisé avec le Diable, d’avoir blasphémé contre la Bible et d’avoir ignoré les lois du royaume…

MURNAU - (S’approchant de Marlowe) C’est précisément cette qualité révolutionnaire qui imprègne ton œuvre qui a attiré mon attention, beaucoup plus que le Faust de Goethe. Voilà pourquoi j’ai construit mon scénario cinématographique à partir des deux versions, l’anglaise et l’allemande, même si je me suis permis de transformer la tragédie en comédie : dans mon film Faust et Marguerite seront sauvés de l’enfer, grâce à l’amour…

MAGGIE - (Rêveuse) Ah, l’Amour, l’Amour !…

WAGNER - (Impatient) Bon, ça suffit toutes ces élucubrations ! Nous sommes ici pour faire passer un examen de faustologie. Professeur Lessing ! Que pensez-vous de l’œuvre de Monsieur Marlowe ?

LESSING - Si l’on me considère comme le père du théâtre moderne allemand, Marlowe devrait être honoré comme le père du drame anglais. En dépit de son décès prématuré à l’âge de 29 ans, il a laissé plusieurs pièces d’une grande valeur dramatique et poétique, dont La mort d’Edouard II, Le Juif de Malte et, surtout, son magnifique Doctor Faustus, pièce étonnamment moderne. L’intensité de l’action est constante, la versification puissante et riche, la succession des tableaux très harmonieuse… sans parler de l’intervention des bouffons, qui apportent une dimension comique à l’histoire. Je dois reconnaître que ni moi ni Goethe -presque deux siècles plus tard- nous n’avons atteint un tel niveau dramatique. Son art est un plaisir qui chasse les idées noires. 32 Nous sommes très redevables à cet homme. 33 Pour toutes ces raisons, j’attribue au Faust de Marlowe la note maximale : 7 !

WAGNER - Je vous jure que sitôt ma thèse de doctorat passée, je lirai le Doctor Faustus de Marlowe. D’ores et déjà, je lui donne 7, moi aussi.

MAGGIE - Et quel rôle Mister Marlowe donne-t-il à l’Amour dans sa pièce ?

MARLOWE - (Ironique) Faust prie Méphistophélès de lui donner une épouse. Mais quand le Diable, grâce à une illusion magique, lui montre la réalité du mariage, il change d’avis et réclame « a hot whore »…une putain chaude, Miss Maggie.

MAGGIE - (Gênée) Marguerite, une putain chaude ?

MARLOWE - Dans mon Faust, il n’y a pas de Marguerite, Miss Maggie… Seulement Hélène de Troie, Alexandre le Grand et son bel amant, un jeune homme auquel, pour ménager les convenances de l’époque, je donne l’apparence d’une femme. Alexandre était homosexuel… comme moi, Miss Maggie.

MAGGIE - Vous ? Homosexuel ?

MARLOWE - Oui. Maintenant que je suis dans le monde des morts, je peux le dire sans aucune vanité : j’étais un garçon d’une très grande beauté. Tous ceux que je croisais -hommes ou femmes- tombaient amoureux de moi. Y compris l’archevêque Whitfig et la vieille Elisabeth I, qui me fit secrètement comparaître devant elle, car elle aimait les hommes encore plus que le théâtre. Mais moi j’aimais mon doux ami, 34 Thomas Kyd, camarade d’université avec lequel j’ai vécu plusieurs années. Pour mon malheur, il m’a trahi. Payé par les services secrets du royaume, il me dénonça à la police de la reine comme un hérétique et un blasphémateur. En effet, ni la reine ni l’archevêque ne me pardonnèrent mon refus de me donner à eux corps et âme. Aujourd’hui, je me console en Enfer : Elisabeth I est chaque jour jugée et décapitée en expiation du supplice qu’elle infligea à sa parente, Marie Stuart, décapitée par ses ordres, six ans avant mon propre assassinat.

MAGGIE - Quelle horreur ! Une famille royale experte en crimes familiaux ! Cela ne m’étonne pas du tout que vous ayez peur des femmes, Mister Marlowe.

MARLOWE - En tout cas, je ne rejette pas les femmes, Miss Maggie. Je serais ravi de vous faire l’amour en compagnie de ce jeune Docteur, par exemple. (Il s’approche de Wagner)

WAGNER - (Inquiet) Comment ça monsieur ? 35 Un peu plus de respect pour les examinateurs ! Pour vous punir, je vous enlève un point ! 6 au lieu de 7 !

MARLOWE - Mais vous, Miss Maggie, peut-être 36 aimeriez-vous faire l’amour avec moi et ce monsieur qui reste là tout seul dans son coin, sérieux comme un pape ? 37 (Il désigne Pessoa. Celui-ci rougit, à la fois confus et flatté d’avoir été remarqué par quelqu’un.)

MAGGIE - (Séduite par la désinvolture de Marlowe) À moi, ça ne me pose aucun problème. J’ai eu beaucoup d’admirateurs « gays ». Souvent, ce sont les clients les plus agréables. Quant à votre note, étant donné que Marguerite est restée au fond de votre encrier, il faudra vous contenter de 6.

WAGNER - Mister Christopher Marlowe a réussi brillamment son examen en faustologie avec 19 sur 21 ! Pour le moment, c’est le premier de la classe…

LESSING - …Et Goethe, le dernier ! (On entend des coups frappés à la porte)

MAGGIE - (Étonnée) Qui peut bien venir à cette heure ? J’ai dû oublier d’éteindre l’enseigne lumineuse du cabaret… (Elle se précipite à la porte, revient quelques minutes plus tard, tête basse et se couvrant les seins.) C’est un Monsieur qui dit s’appeler Thomas Mann. Il m’a regardé de si haut, que je me suis sentie nue et honteuse comme jamais auparavant dans ma vie. Permettez-moi de me retirer un instant. Je dois m’habiller convenablement pour recevoir ce très respectable Monsieur… (Obscurité, musique, bruits infernaux.)

SCÈNE V

(Un tourne-disque diffuse une variation dodécaphonique de Arnold Schoenberg. Dans le fond et sur chaque côté de la scène sont accrochés de grands étendards portant la svastika nazie et le portrait de Hitler. La lumière, devenant graduellement plus intense et blanche, précède l’entrée d’un homme déjà très âgé, mais à la démarche assurée, digne et altière.)

MANN - (S’adressant à Lessing et à Wagner, qui ont regagné leur place derrière le bureau.) Messieurs, auriez-vous la bonté de me dire où je me trouve exactement ? J’ai déjà tellement vécu, que ma mémoire récente tend à flancher . Par contre, ma mémoire lointaine devient chaque jour plus lucide, et en même temps plus obsessive, terriblement circulaire… Je crois que je devrais consulter un gérontologue…

LESSING - Soyez le bienvenu, Maître 38  : nous sommes au Château de Méphistophélès et vous êtes ici pour passer un examen de faustologie. Mais auparavant, j’ai la triste obligation de vous rappeler que -pour le plus grand malheur de l’humanité- vous êtes déjà mort…

MANN - Moi ? Mort ?

LESSING - Oui, je suis désolé de vous le confirmer, mais c’est ainsi. Nous sommes condamnés pour l’éternité. Pourtant, comme vous pouvez le voir, notre situation n’est pas si mauvaise. De temps en temps, Méphistophélès accorde la permission aux écrivains immortels de passer quelques jours dans ce château. Et avec un peu de chance, nous pouvons fréquenter momentanément le monde des vivants pour nous amuser avec eux et les traîner en Enfer.

MANN - Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ?

LESSING - Je suis Gotthold Ephraïm Lessing.

MANN - (Reculant d’un pas, en faisant une révérence) Maître… Mon Maître… Est-il possible ! Je vous salue respectueusement… Je m’excuse… Je suis si ému… 39

MAGGIE - (En retard, sortant précipitamment de la Fornicatiozimmer. Elle porte un élégant tailleur rouge et une chemise de soie blanche, dont le col est fermé par une cravate fantaisie. Elle tient une paire de lunettes, un stylo et un bloc de papier. Des souliers vernis rouges à talons aiguilles, des bas-coutures noirs et une jupe fendue sur le côté, la rendent particulièrement sexy.) Pardonnez mon retard… Heureusement je vois que Herr Lessing s’est chargé des présentations… (Elle prend place près de Wagner en montrant ses jambes avec coquetterie.)

LESSING - (S’adressant à Thomas Mann) Fräulein Maggie est la Directrice du Château de Méphistophélès ainsi que la Présidente de ce jury. Herr Wagner est Interne en médecine et, s’il ne succombe pas aux charmes de notre Présidente, il sera bientôt Docteur.

MANN - Très honoré.

WAGNER - L’honneur est pour nous… Nous vous serions reconnaissants de nous dire qui est le Maître tant vénéré par Herr Lessing.

MANN - (L’air triste et las, tandis que Pessoa met sur le tourne-disque « La Nuit transfigurée » de Schoenberg, dans sa version pour quatuor à cordes.) Mon nom, Thomas Mann, est connu dans le monde entier. Mais peu savent que depuis toujours j’ai été préoccupé par le lien qui existe entre la sphère radieuse et le royaume inférieur. 40 Adolescent, la légende de Faust m’apporta une clef pour élucider un dilemme éternel : pourquoi le Maudit est-il en corrélation nécessaire et innée avec le Sacré ? 41 Ma propre vie et l’effroyable situation que le destin imposa à la sensibilité allemande, 42 illustrent dramatiquement la relation dialectique du mal avec le bien et le sacré. 43

WAGNER - Ce n’est pas très clair, ce que vous racontez-là, Monsieur Mann. Faites un effort pour être plus simple si vous voulez réussir votre examen de faustologie.

MANN - Excusez-moi, Monsieur. C’est mon éducation de grand bourgeois qui me rend parfois abscons. Je continue : durant plus de cinquante ans, je connus un succès retentissant. J’avais tout : amour, richesse et gloire. Cependant, cet éclat que je croyais divin était, en vérité, diabolique car le diable est inséparable du tableau et affirme sa réalité complémentaire de celle de Dieu. 44 L’organisation sociale de mon pays, base de mon triomphe, évoluait vers sa transformation dans le plus épouvantable des cancers : le nazisme hitlérien. O Allemagne ! tu roulais à l’abîme ! Le désordre fantastique d’alors, qui bafouait la terre entière et cherchait à l’épouvanter, contenait déjà en germe beaucoup de l’invraisemblance monstrueuse. 45 Et moi, avec mon génie acquis et funeste, corruption coupable et morbide de dons naturels, résultat d’un effroyable pacte 46 avec le Mauvais, je constatai que l’État allemand monstrueux serrait dans ses tentacules le continent européen. 47 À cette époque, l’Allemagne, les joues brûlantes de fièvre, titubait, à l’apogée de ses sauvages triomphes, sur le point de conquérir le monde grâce à ce pacte avec le Mauvais qu’elle était résolue à observer et qu’elle avait signé de son sang. 48

MAGGIE - Je vous conseille de surveiller vos paroles, Herr Mann. Nous sommes ici au MephistoSchloss. Vous n’avez pas intérêt à médire de notre patron. Cela peut vous coûter très cher…

MANN - Pardon, Fräulein Maggie. Je voulais simplement raconter que je changeai de route, et que j’utilisai toutes mes forces pour combattre les ténèbres qui envahissaient ma vie et celle de mes congénères. Je me transformai en propagandiste politique, et je parcourus des continents entiers pour apporter ma parole où cela était nécessaire. Mais c’est avec mon œuvre Doktor Faustus que j’ai essayé d’asséner un coup fatal à ce qui existe de plus démoniaque dans notre humanité contemporaine. Malheureusement, mon repentir -comme celui de Faust- fut trop tardif. Personne ne put empêcher l’holocauste de dizaines de millions d’hommes et j’ai dû assister -oh ! châtiment infini- à une double tragédie : les démons étreignant ma patrie qui s’effondra, 49 ainsi que le désespoir subséquent et le suicide de mon fils bien aimé, Klaus.

WAGNER - (Profondément ému) Si d’aussi grandes douleurs sont le prix à payer pour la célébrité et la richesse, je préfère ne pas passer mon examen. Je renonce à mon doctorat !

MAGGIE - Ne sois pas poltron, mon biquet. Même si tu ne le veux pas, tu seras Docteur. Je me charge de tes examinateurs ! Mais revenons à Monsieur Mann. (S’adressant à Lessing) Je ne comprends pas pourquoi, après tant de tourments et de souffrances, il a été condamné à l’Enfer.

LESSING - (Soupirant) D’abord, jolie Fräulein, Herr Thomas Mann -tout comme moi- est Allemand. Et il n’y a pas de meilleur passeport pour entrer en Enfer que d’être Allemand. Pour tout vous dire, le premier supplice qui attend les pauvres condamnés qui ne sont pas Allemands, c’est d’apprendre l’allemand pour pouvoir lire le règlement des lieux. Telle est notre supériorité sur les autres nations ! Mais là n’est pas la cause principale de la présence de Herr Mann en Enfer. Non. Rappelez-vous que lui, comme Goethe, Lenau, moi et beaucoup d’autres, nous sommes auteurs d’un Faust. Et qui dit Faust, dit Méphistophélès . Vivants, nous avons fait ce que nous voulions de lui. Morts, il fait ce qu’il veut de nous. Tel quel.

WAGNER - Bon ! Dépêchons-nous de terminer cet examen. Professeur Lessing, pouvez-vous nous faire part de votre opinion sur l’œuvre de Monsieur Mann ? Les heures passent vite et nous sommes pressés.

LESSING - J’ignore de quelles heures vous me parlez, mein klein Doktor. Au Château de Méphistophélès, le Temps n’existe pas… Mais voici mon opinion sur Doktor Faustus de Thomas Mann. Je pense qu’aucun spécialiste en littérature ne peut nier la qualité de la prose et l’humour qui émane de ce roman, très certainement l’un des plus importants du 20e siècle…

MANN - Vos louanges me font mal, Maître. Je ne les mérite pas…

LESSING - Attendez, attendez, Herr Mann ! Je n’ai pas encore fini. En effet, probablement à cause des conditions douloureuses dans lesquelles ce Faust fut écrit, l’auteur commet une erreur de perspective qui -en d’autres circonstances- aurait pu être évitée. Je regrette que le protagoniste principal -Adrien- soit musicien et non écrivain. Car, malgré la richesse des descriptions des partitions musicales, le lecteur n’entendra jamais une seule note des compositions dodécaphoniques d’Adrien. Seul un compositeur peut remplir le silence avec son imagination sonore, mais pas un lecteur ordinaire.

MANN - Vous avez raison, Herr Lessing. Mon livre est trop exigeant, trop intellectuel pour un lecteur moyen. De plus, j’ai voulu cacher à tout prix mon homosexualité, quitte à paraître un auteur pudibond et puritain.

LESSING - Justement. Doktor Faustus aurait gagné en intérêt si le personnage central avait été inspiré non par la vie du créateur de la musique dodécaphonique -Arnold Schoenberg- mais par la vie de Thomas Mann lui-même. Il en résulte que le roman est trop dense, l’histoire trop longue et, parfois, ennuyeuse. Quant au mythe faustien, celui-ci me paraît presque anecdotique, trop dilué dans les proportions océaniques du livre. Pour toutes ces raisons, et pour ne pas devenir trop lourd moi aussi, je terminerai -malgré ma profonde admiration pour l’auteur de La Montagne Magique et de La Mort à Venise- en lui attribuant 6,5 sur 7.

MANN - C’est trop gentil, Maître. Je ne le mérite pas…

WAGNER - Alors, pour vous faire plaisir, je vous mets un point de moins : 5,5. Le livre est si gros qu’il me rappelle mes manuels de médecine les plus épais. J’ai l’impression que je ne parviendrai jamais à le lire.

LESSING - (Riant) Ne vous inquiétez pas, Docteur ! Vous aurez tout le temps nécessaire en Enfer pour le lire et le relire !

MAGGIE - (Faisant la coquette, elle joue avec son crayon en l’introduisant et le sortant de sa bouche.) Et quel est le rôle de Marguerite dans ce livre ?

MANN - (Affligé, d’une voix caverneuse et froide) Aucun. Adrien n’a eu qu’une seule relation sexuelle dans toute sa vie, avec Esméralda, une prostituée atteinte de syphilis. Au cours de cette unique relation, que je ne décris pas à cause de l’obscénité extérieure de cette pratique, 50 elle le mit en garde contre son corps, mais il négligea l’avertissement. 51 Alors, elle lui inocula ses tréponèmes et lui transmit la syphilis. Plus tard, déjà infecté, Adrien tombera amoureux de Marie, une jeune française. Mais elle le dédaigna et s’enfuit avec le meilleur ami d’Adrien. C’est tout…

MAGGIE - Une montagne de feuilles dépourvues de sexualité ?

LESSING - C’était déjà le cas dans La Montagne Magique. Mais dans ce roman le fait passa inaperçu, étant donné que tout le monde est tuberculeux…

MAGGIE - Très mauvais ! Il y a quelque chose de malsain chez un homme qui fuit le vin, le jeu et la compagnie des femmes charmantes. De tels gens, ou bien sont gravement malades, ou bien haïssent en secret leur entourage. 52 J’accorde sans doute au sexe et au plaisir plus d’importance qu’ils n’en ont, mais les nier ou les cacher comme s’ils étaient honteux, me semble lamentable. Par conséquent, malgré le respect ou, plutôt, la crainte que m’inspire Herr Thomas Mann, je lui attribue, pour son Doktor Faustus, la note 3.

LESSING - Ouf ! Quel soulagement ! J’ai cru que vous lui mettriez 0.

WAGNER - Monsieur Thomas Mann a obtenu son Doctorat en Faustologie avec 15 sur 21 ! Pour célébrer cet événement, le jury invite chacun à passer au buffet. Musique Maestro !

(Pessoa met sur le tourne-disque une joyeuse danse populaire portugaise, tandis que Lessing et Wagner se précipitent pour manger et boire. Thomas Mann prend Maggie par le bras et la conduit vers l’avant de la scène.)

MANN - Vous avez raison, Fräulein Maggie. Vous avez dit la vérité. Vivant, j’étais tristement prude, 53 mais je l’ai payé très cher. Dans mon Faust, le domaine de l’amour, du sexe, de la chair, n’est jamais abordé. De femmes, d’épouses, de filles, d’amourettes, il n’en est pas question. 54 Je n’ai jamais connu la véritable jouissance sexuelle. Par bonheur, il en est autrement au Château de Méphistophélès. L’Enfer a aussi ses avantages ! Me permettez-vous de vous inviter à danser ? Pour l’amour il n’est jamais trop tard, qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel !

MAGGIE - Naturellement, Herr Mann. Danser avec un écrivain si illustre est un honneur pour toute femme.

(Elle ôte la veste de son tailleur et s’abandonne dans les bras de Thomas Mann, qui se révèle excellent danseur. Au milieu de l’allégresse générale, on entend des coups frappés à la porte et un vacarme grandissant.)

WAGNER - (Buvant une coupe de champagne, il se dirige sur la pointe des pieds vers la porte.) Chut ! Silence… Éteignez la lumière…

MAGGIE - Qui sont ces grossiers trouble-fête à notre porte ? Allez, qu’on calme leur tapage ! Qu’on leur ouvre et puis qu’on leur demande ce qu’ils viennent faire ici. 55

WAGNER - Chut ! Taisons-nous… Ce sont peut-être les voisins qui viennent protester à cause du bruit que nous faisons… Ou bien c’est la police…

(Pessoa arrête le tourne disque. Obscurité.)

SCÈNE VI

(La scène s’éclaire à nouveau. Les étendards ont été retournés et maintenant on voit la faucille et le marteau communistes, avec un portrait de Staline à la place de celui de Hitler. La lumière a surpris les danseurs qui s’embrassent à pleine bouche, 56 tandis que Pessoa boit directement à la bouteille. Wagner entre au pas de course.)

WAGNER - Mademoiselle Maggie ! Mademoiselle Maggie ! Il y a un tas de gens qui veulent profiter de la fête ! Un type parle français et dit qu’il s’appelle Paul Valéry. Un autre se dit écrivain soviétique et prétend s’appeler Mikhaïl Boulgakov. Il y a aussi un Anglais qui dit s’appeler Lawrence Durrell, sans compter un tas d’écrivains espagnols et latino-américains dont je n’ai jamais entendu parler. D’après eux, ils sont tous docteurs en faustologie, mais ils aimeraient quand même passer de nouveau leur examen pour ensuite le fêter avec vous dans la Fornicatiozimmer.

MAGGIE - (Quittant les bras de Thomas Mann) Tu sais bien, mon chéri, qu’il y a des règles précises dans cette maison. Personne ne peut entrer ici s’il n’a pas son certificat de décès parfaitement à jour. Tu peux laisser entrer les deux premiers parce qu’ils sont morts avant 1950, mais dis aux autres qu’ils doivent attendre des jours meilleurs… (Elle retourne danser avec Thomas Mann, tandis que Wagner sort chercher les nouveaux invités.)

WAGNER - (De retour, imitant un laquais.) Monsieur Paul Valéry, et sa maîtresse, Lust. Monsieur Mikhaïl Boulgakov et sa maîtresse, Marguerite Nikolaïevna !

(Entrent en scène un vieillard d’aspect décrépit, escorté d’une adolescente en minijupe et à la beauté exubérante, ainsi qu’un médecin d’âge mûr, habillé d’une blouse blanche et accompagné d’une femme d’une trentaine d’années portant un chapeau et un manteau de soie noire , 57 entrouvert sur sa splendide nudité.)

MAGGIE - (Inquiète et jalouse) Lust et Marguerite ! Vos prénoms me disent quelque chose… (Les deux jeunes femmes se prosternent aux pieds de Maggie, en signe de soumission.)

LUST - Chère Madame, permettez-moi de vous présenter mes hommages et mon plus profond respect…

MARGUERITE NIKOLAIEVNA - Maggie, ma reine, 58 voulez-vous me prendre à votre service ?

MAGGIE - (Avec un sourire de soulagement) Bien, bien. Je suis heureuse de vous recevoir au Château de Méphistophélès. Vous ne pourrez que me soulager dans mon travail. Mes érothérapeutes sont toutes occupées et je ne suffirai pas toute seule à satisfaire autant d’écrivains…

LUST et MARGUERITE - Nous sommes ravies, reine. 59 Ce sera un plaisir de vous aider dans votre travail. Nous savons comment nous y prendre avec ces écrivains libidineux…

LUST - Moi, je suis une très habile fellatrice…

MARGUERITE N. - Et moi, une insatiable sodomite…

LUST - En quinze minutes, je peux, avec mes lèvres de feu, extraire jusqu’à la dernière goutte du sperme du plus inhibé des poètes…

MARGUERITE N. - Et moi, je peux, avec la douce et chaude profondeur de mes fesses, apaiser toute une meute de romanciers enflammés.

MAGGIE - Fort bien. Vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer dans ce cabaret. Les clients ne sont plus très jeunes, mais, en revanche, ils sont très exigeants et pervers. Avant de passer à l’action, pouvez-vous nous présenter vos amants, ces Messieurs Valéry et Boulgakov ?

WAGNER - Excellente idée ! Au risque de passer pour un béotien, j’avoue que je n’ai jamais entendu parler d’eux. (Sans y prêter attention, il prend le verre d’eau de vie que lui tend Pessoa.)

LUST - Voici le récit de ma vie avec non pas mon Maître, comme il le prétend, mais avec mon geôlier et mon bourreau…

VALERY - (Se prenant la tête à deux mains) C’est insupportable ! 60 Pitié, Lust. Ne recommence pas avec tes reproches...

LUST - (Arrogante et vindicative) Cet homme -auquel je suis enchaînée pour l’éternité- est né avec un cerveau prodigieux. Très tôt, il a découvert le secret du développement de la psyché. Son entreprise s’attaquait à ce qui est en l’âme d’infus et d’insaisissable, et que nous sentons du plus haut prix, mais qui se dérobe infiniment. 61

WAGNER - Pourriez-vous recommencer, Mademoiselle la Fellatrice ? Je n’ai rien compris.

MAGGIE - Eh, là ! Arrête ton char, mon biquet ! Ici, la seule autorisée à te sucer, c’est moi !

LUST - Je voulais dire que, encore très jeune, Paul comprit que l’intellect à lui seul ne peut conduire qu’à l’erreur et qu’il faut donc s’instruire à le soumettre entièrement à l’expérience. 62 Poussé par ses découvertes, il dédaigna ses talents poétiques pour rechercher, dans la solitude et la tranquillité, la stabilité lumineuse de la conscience. Le monde l’ignora longtemps, mais -ô, vanité humaine !- alors qu’il s’approchait de ses objectifs de jeunesse, alors qu’il frôlait l’état suprême 63 de la conscience, il céda à la tentation du Démon. Amoureux de sa propre intelligence, il tomba dans le piège tendu par un groupe d’écrivains et d’éditeurs parisiens, qui lui promettaient honneurs, argent et plaisirs…

VALERY - ça suffit, Lust, ça suffit ! Ah ! Celle-ci est une femme insupportable ! 64

LUST - Il était presque quinquagénaire quand il a recommencé à écrire et à publier, passant, en un clin d’œil, de l’ombre à la lumière. Puis, pendant plus de 24 ans, le Démon allait lui donner tout ce qu’il désirait… y compris moi-même. Mais le moment de rendre des comptes, de livrer son âme, arriva. Le Poète -qui s’était mis à écrire à toute vitesse un Faust pour conjurer le pacte qui l’unissait au Mal- mourut sans avoir eu le temps d’achever son œuvre et de recevoir la plus haute récompense attribuée par la société à un écrivain : le Prix Nobel de Littérature, qui lui avait été promis dès la fin de la guerre…

THOMAS MANN - (S’approchant de Valéry et lui faisant une révérence) Cette jeune personne peut bien dire ce qu’elle voudra, je m’incline devant l’un des plus grands Faust moderne. Tant que tournera la terre, je veux que le nom de Faust soit admiré partout, jusqu’aux confins du monde. 65 Et qui mieux que Paul Valéry incarne le mythe de Faust ? La création artistique exige, à un moment ou un autre, de pactiser avec les forces du Mal !

VALERY - Je remercie le grand maître allemand de l’honneur qu’il veut bien me faire. Je n’ai pas eu la possibilité de citer dans mon Faust sa propre œuvre faustienne, car je suis mort en 1945, un an avant la publication de Doktor Faustus. Si je pouvais revenir en arrière, je le citerais abondamment. Les plus grands m’ont donné l’exemple des emprunts !

WAGNER - Faites attention aux droits d’auteur, Monsieur Valéry. Ça aussi peut vous coûter très cher…

VALERY - (Dédaigneux) Quant à Lust, ce qu’elle dit de moi est la vérité. Pourtant, ma plus grande douleur n’est pas d’avoir laissé mon Faust inachevé, ni même de n’avoir pas reçu le Prix Nobel qui, effectivement, devait m’être attribué. Non. Mon plus grand regret, que je dois maintenant supporter pour l’éternité, c’est d’avoir trahi mes idéaux de jeunesse. Ma conscience aurait pu être le flambeau même de ce temps ! 66 Or, je dois me contenter de figurer dans l’histoire de la littérature parmi les innombrables écrivains qui ont pour seul mérite de peupler les bibliothèques. Et au lieu d’être devenu un guide pour les nouvelles générations, mission pour laquelle je devais accepter de mourir quasiment inconnu, je me suis moi-même perdu dans les flatteries et les louanges des mondains qui m’entouraient…

WAGNER - (De plus en plus à l’aise dans son rôle d’examinateur.) Vos épreuves ne sont pas encore terminées, Monsieur Valéry . Vous devez encore passer votre examen de faustologie. Nous sommes ici pour cela. Que pensez-vous du Faust de Paul Valéry, Professeur Lessing ?

LESSING - (Dubitatif) Je pense que Monsieur Valéry est trop sévère à son encontre… Il a donné aux hommes une œuvre admirable. 67 Et même s’il n’a pas tenu son pari jusqu’au bout, à savoir, écrire un Faust multiforme qui devait comprendre un nombre indéterminé d’ouvrages plus ou moins faits pour le théâtre : drames, comédies, tragédies, féeries selon l’occasion : vers ou prose, selon l’humeur, productions parallèles, indépendantes, 68 etc., son Faust est celui qui montre le mieux l’origine mentale du démoniaque. D’ailleurs, malgré sa tonalité par trop discursive, son ouvrage ne manque pas de tension dramatique. Je lui mettrai donc 6.

WAGNER - Moi aussi, pour les mêmes raisons, je lui mets 6 !

MAGGIE - (S’adressant à Lust) Dis-moi, ma jolie. Comment Monsieur Valéry te traite-t-il dans son Faust ?

LUST - Je suis certaine que peu d’adolescentes se sont offertes avec autant de pureté et de passion à un homme. Aucune n’a idolâtré un écrivain comme je l’ai idolâtré. Il me paraissait un dieu. Sa voix se faisait suivre, comme une musique, 69 je buvais ses paroles comme du nectar céleste. J’étais prête à tout pour lui : non seulement écrire sous sa dictée, ordonner ses papiers, préparer son lit et ses repas, tâches qu’il me réclamait hautainement, mais aussi je l’aurais caressé, embrassé, et léché comme une chienne. Mais, lui, narcisse entre les narcisses, orgueilleux et méprisant, il n’a jamais voulu se laisser toucher. « Pourquoi m’as-tu touché ? » 70 me reprochait-il lorsque, par hasard, je le frôlais.

MAGGIE - Quelle horreur ! Vous avez tort d’accuser et de mépriser les femmes de cette sorte, 71 Monsieur Valéry. Si ce n’était par égard pour ma compatriote, la grande poétesse chilienne Gabriela Mistral, qui vous a rendu un chaleureux hommage au cours de la remise du Prix Nobel -prix qu’elle a reçu à votre place alors que vous étiez déjà un cadavre- je vous mettrais 0. Mais, par respect pour l’opinion d’une femme que j’admire, je vous accorde 3.

WAGNER - Monsieur Paul Valéry a été reçu à son examen de faustologie et a obtenu son doctorat avec la note de 15 sur 21 ! Ex æquo avec Thomas Mann !

BOULGAKOV - C’est injuste ! Valéry mérite plus que cela ! Son œuvre est immortelle. 72 D’ailleurs, le fait que son drame soit resté inachevé n’est nullement un défaut. Cela illustre, une fois de plus, la nature perpétuellement renouvelable de la légende faustienne.

MAGGIE - Quelle audace ! Que faites-vous de nos commandements ! 73 On ne discute pas l’avis de notre commission… Marguerite Nikolaïevna, auriez-vous la bonté de nous présenter votre compagnon ?

MARGUERITE N. - (Elle ôte son chapeau et son manteau de soie faisant ondoyer sa souple chevelure noire, naturellement ondulée , 74 et s’assoit, complètement nue, sur une chaise.) La vie de Mikhaïl a été totalement opposée à celle de Valéry. Il est mort dans un coin reculé de Moscou, à l’âge même où le poète français commençait à gravir les marches de la célébrité. Pourtant, le début de sa vie avait été couronné par le succès… Mais je crois qu’il saura vous raconter tout cela bien mieux que moi…

BOULGAKOV - (Après avoir bu cul sec un verre d’eau de vie que Pessoa a sortie de son porte-document et qu’il offre -toujours silencieux- à chacun). Raconter ma vie ? Pourquoi faire ? L’important c’est mon œuvre !

MAGGIE - (S’impatientant) Je constate que l’un de vos traits de caractère est la rébellion, Monsieur Boulgakov. Ou bien vous nous racontez votre vie, ou bien je vous réexpédie tout droit en Enfer… Sans Marguerite, évidemment !

BOULGAKOV - Ayez la générosité de me pardonner, radieuse reine Maggie. La faute en est à l’eau de vie, maudite soit-elle ! 75 (Se sentant fautif, Pessoa court se cacher derrière sa malle.) Voici, pour vous être agréable, quelques événements chronologiques… Je suis né à Kiev en 1891, dans une famille petite-bourgeoise et je suis mort à Moscou en 1939, à quarante-huit ans, des suites d’une insuffisance rénale.

WAGNER - Dommage ! Vingt ans plus tard vous auriez été sauvé par une dialyse. La mort par insuffisance rénale est particulièrement cruelle. Le malade atteint ses derniers moments dans une totale lucidité, parfois sans aucune douleur, sans aucun malaise. On peut regarder la mort face à face, en toute tranquillité.

MAGGIE - Tu deviens trop bavard, chéri. Laisse parler le Docteur Boulgakov.

BOULGAKOV - Il dit vrai, Mademoiselle Maggie. Je suis mort comme quelqu’un qui, attaché dans une piscine vide, verrait monter peu à peu le niveau de l’eau, des pieds jusqu’à la tête. Bref. Je devins médecin à vingt-cinq ans, mais j’exerçai très peu ma profession. Lors du triomphe de la Révolution soviétique, je pris la décision de me consacrer entièrement à la littérature. Au début, je fus très bien accepté et, appuyé par Maxime Gorki, qui me témoignait une affection particulière, je m’intégrai au groupe des jeunes écrivains de la NEP. Mes articles et mes contes apparaissaient régulièrement dans notre journal « Goudok » et je réussis à publier mon premier roman, La Garde Blanche, dans la revue « Russie »…

MARGUERITE N. - (Allumant une cigarette au bout d’un fume-cigarette) Tu oublies de dire que ton plus grand succès a été ta pièce -Les Journées des Tourbine- montée par le Théâtre d’Art de Moscou.

BOULGAKOV - Justement, j’allais le dire. C’est l’histoire d’une famille de « blancs » pendant la révolution, inspirée en partie par la vie de ma propre famille. Tout allait bien pour moi quand, soudainement, je commençai à subir les attaques d’un des poètes révolutionnaires que j’admirais le plus -Vladimir Vladimirovitch Maïakovski- qui m’accusait d’être un écrivain bourgeois.

WAGNER - Maïakovski ? Son nom me dit quelque chose… N’était-il pas communiste ?

BOULGAKOV - Oui. Et son prestige était tel que le monde littéraire, qui jusqu’alors m’avait été toujours favorable, se retourna contre moi. Du jour au lendemain, malgré l’appui de Gorki, je cessai d’être publié et mes pièces d’être jouées. À trente-huit ans ma carrière publique était pratiquement terminée et moi, condamné au tourment le plus douloureux que l’on puisse infliger à un écrivain : le silence, la censure, l’ostracisme. C’est alors que ma salvatrice entra dans mon destin, cette femme hors du commun qui m’accompagne toujours aujourd’hui… En la rencontrant, l’amour nous frappa comme l’éclair ! 76

MARGUERITE N. - Non. Non. Ce n’est pas moi qui l’ai sauvé, mais LUI, Monseigneur, le Démon…

BOULGAKOV - Parce que toi, tu l’as prié de m’aider. En effet, Marguerite, affolée par la mélancolie qui commençait à me consumer, se décida à invoquer Satan. Celui-ci -ô surprise effroyable !- me téléphona à la maison, peu de temps après le suicide de Maïakovski, pour me demander en quoi il pouvait m’être utile.

TOUS - Satan vous a téléphoné ?

BOULGAKOV - Tel quel. Et c’est Marguerite qui me dicta la réponse. Peu après, je fus réintégré au Théâtre d’Art de Moscou en qualité de Directeur Adjoint. Et ma pièce sur les « blancs » de Kiev, tant dénigrée par Maïakovski, fut de nouveau présentée avec l’appui officiel et explicite du Prince des Ténèbres Soviétiques, Joseph Staline !

TOUS - Staline !!

BOULGAKOV - Oui, Staline. Je n’avais plus que 10 ans à vivre et, d’après notre pacte, je devais écrire un livre sur le tyran, vantant ses réalisations dans le monde agricole. Conseillé par Marguerite, je fis semblant de consacrer la plus grande partie de mon temps à la rédaction de ce dithyrambe. En réalité, j’écrivais en secret mon Faust, dans lequel je réglais mes comptes avec le régime stalinien, et bien sûr, avec moi-même…

MARGUERITE N. - Et en mon honneur, il appela son Faust, Le Maître et Marguerite.

MAGGIE - Quelle élégance, quel beau geste d’amour pour une femme ! Dès à présent, je lui mets 7 !

WAGNER - (Dépassé par les événements) Ne nous précipitons pas, s’il vous plaît ! Herr Lessing, que pensez-vous du Faust de Monsieur Boulgakov ?

LESSING - C’est un Faust très original, grâce au rôle attribué à la femme. Le texte est délicieux, plein d’un comique digne de Marlowe. Certes, l’écrivain soviétique détourne le mécanisme traditionnel du mythe, car c’est Marguerite et non Faust qui invoque le Diable et pactise avec lui. Le mythe faustien, traditionnellement masculin, se féminise. Pour ces raisons, j’attribue au Maître et Maguerite la note 7, comme Fräulein Maggie.

WAGNER - (Précipitamment) Moi aussi je lui mets 7 ! Conclusion : la commission a l’honneur d’annoncer que le Docteur Mikhaïl Boulgakov a obtenu son doctorat en faustologie avec la note la plus haute : 21 sur 21. Bravo Mikhaïl Boulgakov !

LUST - (Furieuse) Ah non ! On ne va pas donner le premier prix à un écrivain communiste ! ça alors ! Si j’avais su, je ne serais jamais venue… Paul, mon petit poupougnon, 77 on s’en va !

(On entend des cris et des coups sur la porte d’entrée, qui finit par céder. Une foule d’artistes et d’écrivains entre et, parmi eux, les auteurs qui ont déjà participé à l’examen de faustologie. Goethe a changé de tenue. Il est à présent vêtu d’une redingote puce, dans l’échancrure de laquelle luit un foulard d’un blanc immaculé, piqué en son centre d’une épingle d’or. 78 Liszt fait entrer son piano par une fenêtre, tandis que Murnau précède ses cameramen…)

TOUS - Magouille ! Magouille ! Magouille !

LUST - (Profitant de la confusion, elle s’approche de Marguerite Nikolaïevna et lui donne une gifle.) Tiens, salope ! (Elles roulent toutes les deux sur le sol, luttant et s’arrachant les cheveux. Valéry et Boulgakov essaient de les séparer, mais ils sont interpellés à leur tour par d’autres écrivains. La bagarre devient générale, malgré les efforts de Pessoa pour calmer les esprits.)

MURNAU - (Il brandit un revolver et tire en l’air) Lumière ! Musique ! Action ! (Liszt, qui a mis un chapeau de cow-boy, joue au piano une joyeuse polka texane, tandis que Murnau démarre le tournage d’une scène en rien différente d’une rixe de « saloon » au Far-West. De son côté, Maggie s’est réfugiée dans la Fornicatiozimmer, suivie par Goethe. Affolé, Pessoa protège sa malle pleine de manuscrits et chuchote quelque chose à l’oreille de Lessing.)

LESSING - (Au milieu du tumulte) STOP ! (Chacun reste en silence figé à sa place) Quoi ? Vous aussi vous voulez passer votre examen de faustologie ? C’est trop tard ! Fernando Pessoa arrive toujours trop tard ! Il est mort quasiment inconnu dans sa Lisbonne natale. Ce n’est que maintenant que son Faust ésotérique -celui qui s’approche au plus près de la Vérité- commence à être connu dans le monde entier. Mais Pessoa restera un éternel inconnu en Enfer. Et cela, parce que trop timide ! Voilà le châtiment que vous méritez pour penser, penser et penser !…

(Un coup de tonnerre assourdissant retentit, suivi d’éclairs et de fumerolles qui présagent l’apparition du Malin. Obscurité.)  

SCÈNE VII et FINAL

(Coups de tonnerre. Entrent Lucifer, Belzébuth et Méphistophélès, 79 qui descendent d’un vaisseau spatial, précédés de Maggie. Belzébuth est couronné par de grandes cornes ornées de cinq ramifications. 80 Tous trois sont habillés en médecins. Maggie porte une guêpière rouge phosphorescente, des cuissardes à talons aiguilles. Elle agite un terrible fouet.)

BELZEBUTH - (S’adressant à ses acolytes) Chers assistants, Vénérable Méphistophélès, Estimé Lucifer. Nous remontons de l’infernal Hadès pour voir tous les sujets de notre monarchie, ces âmes dont le vice a fait les fils noirs de l’Enfer. Faust est leur chef. 81 Alors, nous allons récompenser ces incorrigibles écrivains. Même morts, ils continuent à se disputer entre eux. Chacun veut être le plus grand, le plus beau, le plus célèbre. C’est pour cela qu’ils sont tous en Enfer. Orgueil, luxure, envie, lâcheté, avarice, traîtrise, gourmandise, paresse, colère ! Les 7 péchés capitaux ne sont pas assez nombreux pour définir la conduite de ces tristes sirs… (Tonitruant) Tout le monde à quatre pattes et le cul en l’air ! Maggie ! Fidèle prêtresse : donnez-leur le châtiment qu’ils préfèrent ! (Maggie fait claquer son fouet au-dessus de leur tête et s’apprête à flageller les faustologues.)

WAGNER - (Claquant des dents) Ce n’est pas ma faute, Haute Révérence ! 82 Je ne suis pas écrivain ! Faites-moi grâce et pardonnez au malheureux que je suis toutes les manifestations irrespectueuses, volontaires et involontaires envers votre Essence Sacrée ! 83 Je ne suis qu’un simple Interne en Médecine, rien de plus ! Je suis venu ici uniquement pour soutenir ma thèse de doctorat ! Je n’ai jamais lu un seul Faust, je vous le jure !

BELZEBUTH - Tant mieux !

WAGNER - (Rassuré) Merci pour votre compréhension, Monsieur Belzébuth. Soit dit en passant, je vous rappelle que vous n’avez toujours pas passé votre examen de faustologie. Pour le moment, Boulgakov est le premier de la classe et Goethe le dernier.

BELZEBUTH - Ha ! Ha : ! Ha ! Je te remercie mon bon vieux de m’avoir rappelé cela. 84 Mais Belzébuth n’a pas besoin de passer d’examen. Par contre toi, tu es venu dans mon château pour passer ton doctorat ! Maggie : demandez à ces Messieurs quelle note ils attribuent à cet aspirant plef-perf-nouf !

MAGGIE - (Fouettant à droite et à gauche) Répondez, espèce de vauriens, chiens exécrables ! 85

TOUS, UN par UN - Zéro, zéro, zéro, zéro, zéro, zéro !…

BELZEBUTH - Ha ! Ha ! Ha ! Wagner a été recalé avec un zéro ! Jamais il ne sera Docteur ! (Coups de tonnerre, éclairs, obscurité totale.)

FINAL

WAGNER - (Éclairé par un faisceau de lumière blanche, il se réveille assis face à sa table de travail, la tête posée sur ses livres.) Quel cauchemar affreux ! Et je n’ai toujours pas passé mon examen ! Qu’étais-je donc en train de rêver ? Les images m’échappent… Il faut que je les retienne… Qu’est-ce que j’ai vu en dernier ? Belzébuth escorté par Méphistophélès et Lucifer ! Diable !… Le Diable existe-t-il ou pas ? En tout cas, il existe dans ma fantaisie, comme une création de mon esprit… 86 Folle fantaisie ! Et dans la réalité ?… (Il se retourne vers les spectateurs comme pour leur demander de l’aide) Mais la fantaisie ne fait-elle pas partie de la réalité ? Si. Si. Je recommence : le Diable fait partie de la réalité à travers la fantaisie, la fantaisie incontrôlée. Et qui contrôle ma fantaisie ? La conscience ? Alors, le Diable serait l’absence de conscience ? Et la conscience ? C’est quoi la conscience ?… (Tête basse, il s’assoit dans un coin, se gratte la tête en réfléchissant. La lumière commence à baisser. Obscurité.)

RIDEAU

542)

559)

575)

589)

598) T. MANN, Le Docteur Faustus, XXI, p. 250 :

L’apparence et le jeu se heurtent à la conscience de l’art. L’art veut cesser d’être une apparence et un jeu, il veut devenir une connaissance lucide.

- /…/

Avec un profond souci je me demandais quels efforts, quels trucs intellectuels, quels biais et quelles ironies seraient nécessaires pour sauver l’art, le reconquérir et réaliser une œuvre qui sous le travesti de la naïveté révèlerait l’état de connaissance lucide grâce auquel elle a été obtenue.


  1. GOETHE, Faust, « La nuit de Walpurgis », p. 141 :

  2. VALERY, Mon Faust, Acte III, Scène 4, p. 119 :

  3. VALERY, Mon Faust, Acte III, Scène 4, p. 119:

  4. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, X, p. 427 :

  5. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 5, p. 205 :

  6. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PI, XVIII, p. ??? :

  7. GOETHE, Faust, « Cabinet de travail », p. 60 :

  8. GOETHE, Faust, « Le jardin de Marthe », p. 116 :

  9. LESSING, D. Faust, Acte I, Scène 4 :

  10. M. PETIT, Le Troisième Faust, Acte I, p. 96 :

  11. T. MANN, Le Docteur Faustus, XXV, p. 312 :

  12. GOETHE, Faust, « La nuit », p. 20 :

  13. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, V, p. 331 :

  14. GOETHE, Faust, « La chambre de Gretchen », p. 113 :

  15. GOETHE, Faust, « Un cachot », p. 150 :

  16. GOETHE, Faust, « Un cachot », p. 155 :

  17. GOETHE, Faust, « Un cachot », p. 121 :

  18. PESSOA, Faust, Quatrième Acte, p. 196 :

  19. PESSOA, Faust, Quatrième Acte, p. 198 :

  20. PESSOA, Faust, « Quatrième Acte » :

  21. PESSOA, Faust, Quatrième Acte, p. 198 :

  22. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PI, XVII, p. 233 :

  23. LENAU, Faust, « Le visiteur », p. 77 :

  24. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, IV, p. 314 :

  25. LENAU, Faust, « Goerg », p. 279 :

  26. M.PETIT, Le Troisième Faust, Acte III, p. 84 :

  27. LENAU, Faust, « La forge », p. 151 :

  28. LENAU, Faust, « Goerg », p. 279 :

  29. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 3, p. 195 :

  30. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte III, scène 1, p. 137 :

  31. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 1, p. 183 :

  32. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 6, p. 227 :

  33. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 6, p. 225 :

  34. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte V, scène 2, p. 247 :

  35. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 1, p. 181 :

  36. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 6 :

  37. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 5, p. 207 :

  38. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 1, p. 54 :

  39. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 1, p. 54 :

  40. T. MANN, Le Docteur Faustus I, p. 19 :

  41. T. MANN, Le Docteur Faustus XIII, p. 143 :

  42. T. MANN, Le Docteur Faustus V, p. 53 :

  43. T. MANN, Le Docteur Faustus XIII, p. 147 :

  44. T. MANN, Le Docteur Faustus XII, p. 139 :

  45. T. MANN, Le Docteur Faustus XXXVI, p. 510 :

  46. T. MANN, Le Docteur Faustus I, p. 19 :

  47. T. MANN, Le Docteur Faustus, Épilogue,p. 659 :

  48. T. MANN, Le Docteur Faustus Épilogue, p. 666 :

  49. T. MANN, Le Docteur Faustus Épilogue, p. 666 :

  50. T. MANN, Le Docteur Faustus, XIII, p. 149 :

  51. T. MANN, Le Docteur Faustus, XIX, p. 215 :

  52. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PI, XVIII, p. 255 :

  53. T. MANN, Le Docteur Faustus XVII, p. 203 :

  54. T. MANN, Le Docteur Faustus XVII, p. 203 :

  55. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, scène 6, p. 215 :

  56. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 4, p. 82 :

  57. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, VI, p. 352 :

  58. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, III, p. 302 :

  59. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite PII, V, p. 328 :

  60. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 5, p. 81 :

  61. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 1, p. 59 :

  62. VALERY, Mon Faust,> Acte I, Scène 2, p. 42 :

  63. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 5, p. 72 :

  64. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, V, p. 330 :

  65. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte III, scène 1, p. 137 :

  66. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 1, p. 55 :

  67. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 1, p. 56 :

  68. VALERY, Mon Faust, Prologue, p. 8 :

  69. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 5, p. 68 :

  70. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 5, p. 74 :

  71. GURDJIEFF, Récit de Belzébuth, chap.42, p. 936 :

  72. VALERY, Mon Faust, Acte II, Scène 1, p. 56 :

  73. VALERY, Mon Faust, Acte III, Scène 2, p. 97 :

  74. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, II, p. 284 :

  75. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PII, III, p.304 :

  76. BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, PI, XIII, p. 171 :

  77. GURDJIEFF, Récits de Belzébuth, chap. 42, p. 964 :

  78. M. PETIT, Le Troisième Faust, Acte II, p. 63 :

  79. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte V, scène 2, p. 239 :

  80. GURDJIEFF, Récits de Belzébuth, p. 1118 :

  81. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte V, scène 2, p. 239 :

  82. GURDJIEFF, Récits de Belzébuth, chap. 30, p. 431 :

  83. GURDJIEFF, Récits de >Belzébuth, chap. 47, p. 1120 :

  84. GURDJIEFF, Récits de Belzébuth, chap. 30, p. 432 :

  85. MARLOWE, Doctor Faustus, Acte IV, Variante, p. 287 :

  86. VALERY, Mon Faust, « Le Solitaire », Scène 2, p. 157 :

Gac Roberto
Wormser Gérard masculin
Manifeste pour une nouvelle littérature
Gac Roberto
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2005-02-25
Simon, Claude (1913-2005)
Shakespeare, William (1564-1616)
Kafka, Franz (1883-1924)
Duras, Marguerite (1914-1996)