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Socialisme et judéité dans l'Empire russe

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (6)
      • Mot-clésFR Éditeur 184 articles 4 dossiers,  
        184 articles 4 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 106 articles 6 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 72 articles 3 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 35 articles
        35 articles
        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 29 articles 1 dossier,  
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      Texte

      Le titre du livre de Claudie Weill est composé des trois mots clés étayant la construction de cette étude : cosmopolite-socialisme-judéité. Concernant l’histoire de la Russie, de l’URSS et des Juifs de cette partie du monde, ces trois termes correspondent à trois domaines distincts et étroitement liés : le social, le politique et le culturel. Bien que le titre annonce des dates précises renvoyant d’une part à la création du Bund 1 (Union générale des ouvriers juifs de Pologne, Russie et Lituanie) mais aussi à celle du POSDR (1897), et d’autre part à la Révolution bolchevique (1917), l’ouvrage couvre une plus large période allant de la fin du 18e siècle jusqu’à la moitié du 20e siècle. Ce livre, fruit de différentes réflexions de l’auteur, parues sur une longue période sous forme d’articles, retrace la situation dramatique des Juifs dans l’Empire russe de la fin du 18e siècle et 19e siècle, l’éveil de la conscience socialiste chez une grande partie de cette communauté juive, sa participation aux différents courants révolutionnaires ainsi que sa dispersion dans le monde entier, et cela à travers l’émigration des membres du Bund sous la pression du régime tsariste, puis sous la menace des bolcheviques.

      Weill brosse dans un court préambule un tableau de la situation économique, sociale, politique et culturelle de la communauté juive de l’Empire russe. Le recensement de 1897 estimait à plus de cinq millions la population juive de l’Empire russe, sachant que quatre millions vivaient dans ce qui fut communément appelé « zone de résidence », c’est-à-dire la région occidentale de l’Empire russe allant de la mer Noire à la Baltique. Un autre million se répartissait dans les différents gouvernements polonais, dont la zone de résidence ne faisait pas partie, et près de 300 000 juifs vivaient au cœur de l’Empire. De nombreux décrets régissaient la vie des Juifs de l’Empire russe. Tout en énumérant ces différents droits et restrictions, Claudie Weill rappelle les mesures que les pouvoirs polonais et tsariste ont adopté pour accélérer le processus d’assimilation et de conversion, tel que le service militaire ou l’organisation des pogroms 2 .

      La première partie donne un aperçu des différentes perceptions que les socialistes juifs de l’Empire russe avaient de leur judéité. Cette analyse est menée selon l’appartenance aux différents courants du socialisme. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur des témoignages et bibliographies écrites par ces socialistes ainsi que sur l’ouvrage de Georges Haupt et Jean-Jacques Marie Les bolcheviques par eux-mêmes 3 . Concernant ceux-ci, elle montre que la grande majorité d’entre eux a rejeté la religion et l’appartenance culturelle au monde juif au point de changer de nom 4 . Ces communistes revendiquent à travers leurs autobiographies leur appartenance à la communauté communiste, et non à la communauté juive, et ne font que rarement référence à cette identité. L’intérêt principal de cette analyse réside dans la terminologie qu’utilise Weill pour désigner le processus de désengagement ou au contraire d’engagement vis-à-vis de la judéité de la part de ces différents socialistes juifs de tous bords : revendication politique construite dans une conception assimilationniste chez la famille Cederbaum, sociaux-démocrates où « la judéité fut explicitement la voie d’accès à l’universalisme » 5 ou au contraire processus de dissimilation concernant Grigorij Aronson 6 , « c’est-à-dire qu’il a, au cours de son parcours de militant, opéré un retour à la judéité et surtout à la judaïté 7  » ; concernant le socialiste révolutionnaire Mark Višnjak, dont l’identité juive a conservé son aspect religieux, Weill utilise l’expression très juste d’identité à trait d’union 8 « Juif-Russe ». Enfin, entre assimilation et dissimilation il reste ceux chez qui l’identité juive a été une constante de la revendication politique, à savoir Vladimir Medem, principal théoricien de la question nationale au sein du Bund ou bien Eva Broido, dirigeante menchevique, issue d’un shtetl 9 près de Vilnus et dont l’origine sociale et culturelle « constitue incontestablement une composante importante de [sa] judéité ».

      La seconde partie est consacrée uniquement au Bund, dont la création précède de quelques mois celles du POSDR en 1897 et qui fut essentiellement implantée, de manière logique, dans la zone de résidence. Le Bund, dont le yiddish était la langue officielle, a été le représentant exclusif de la classe ouvrière juive de l’Empire russe. L’identité du Bund s’est construite au fil du temps dans la confrontation avec les différents courants et partis ouvriers socialistes défendant les intérêts des Juifs de l’Empire russe ou polonais, à savoir les organisation sionistes, les mouvements territorialistes et surtout aux autres courants révolutionnaires juifs tels que le Serp 10 ou aux sionistes socialistes tel que Poale-Tsion 11 . Tous ces mouvements se caractérisent par leurs différentes positions concernant la question nationale au sein de l’Empire russe, et particulièrement sur celle de la communauté juive de l’Empire. L’approche du Bund rejoint à cet égard celle d’Otto Bauer, puisque Vladimir Medem « opposé au nationalisme bourgeois et au sionisme, critique tout autant l’a-nationalisme et l’anti-nationalisme des assimilationnistes et du POSDR : il ne s’agit pas d’infléchir le développement national ou l’assimilation au moyen d’un programme mais d’analyser ces processus sociaux et de lever toutes les formes de contraintes qui pèsent sur eux pour leur donner libre cours » 12 . L’éducation en yiddish, langue vernaculaire des Juifs de l’Est, serait la condition de l’autonomie nationale culturelle de cette communauté et sa réussite, la démonstration des idées de Bauer et Medem. Weill, rappelant l’analyse de Mark Rafas, souligne que par cette mesure linguistique, le Bund a propulsé la culture yiddishophone à un développement extraordinaire :

      « avec la décision de faire de la propagande en yiddish, donc de publier des périodiques et des brochures dans cette langue, le Bund est devenu l’un des agents de la nationalisation de la yiddishkeit 13 , non seulement parce qu’il a publié des œuvres d’écrivains yiddish mais aussi parce que sa presse était elle-même une expression culturelle […] » 14

      Avec la révolution de 1917, les bundistes se rangent majoritairement du côté des mencheviques et ceci pour des raisons relevant évidemment de la question nationale.

      Nombreux furent les bundistes, contraints d’émigrer à l’époque tsariste, comme tous révolutionnaires, qui ne revinrent pas en Russie après la révolution de 1917. Ceux qui en revanche retournèrent vers leur pays d’origine furent par la suite de nouveau obligés d’émigrer, puisque, plus proche de la mouvance menchevique que bolchevique, ils n’étaient pas les bienvenus. On a coutume de dire qu’après cette date, le Bund russe est mort ou bien qu’il a survécu de manière éphémère au sein des sections juives du Parti Communiste, les « Evsekcii ». L’analyse historique du Bund à l’étranger permet à Claudie Weill de mettre en relief la situation des instances dirigeantes et celle des groupes de soutien. Jusqu’à 1924 le Bund de l’étranger semble exister officiellement, mais il est dénigré par le pouvoir soviétique puisqu’il se situe en dehors des vrais « rangs du parti ». Le Bund s’est dispersé en différentes représentations locales, entre Varsovie, Paris, Londres et Berlin, et chacun de ces groupes s’est défini de manières plus ou moins différentes par rapport aux nationalistes juifs ou aux anarchistes.

      En traitant un sujet très pointu tel que l’implication des Juifs dans le socialisme en Russie, Claudie Weill a finalement touché à la très pertinente question de l’universalisme de l’histoire juive. Si elle affirme elle-même utiliser cette étude comme un prétexte à l’analyse de la question nationale en Russie tsariste, il n’en reste pas moins que le cas des Juifs de Russie est unique. Sa spécificité se relève d’autant plus dans ce contexte par l’éventail des attitudes que les Juifs ont eu envers leur propre identité : émancipation, confessionalisation, judéité subie ou judéité revendiquée, ou ce qu’on appellera, après l’introduction du passeport soviétique et de sa fameuse cinquième ligne, « Juif par le passeport » (evrej po-possportu) ou bien « Juif par l’âme » (Evrei po-duše). Concernant l’introduction du passeport soviétique, l’auteur introduit une question relevant de l’analyse comparatiste sur le sort des Juifs dans l’Empire russe puis dans l’Empire Soviétique :

      « la réintroduction du passeport intérieur en 1932 portant mention de la nationalité, puis l’obligation en 1938 de fournir des documents l’attestant, renouvelait pour les Juifs une assignation identitaire encore plus stricte que sous le tsarisme lorsqu’il était possible d’y échapper par la conversion ou l’émigration. » 15

      Réflexion pertinente qui rappelle en filigrane l’antisémitisme d’État dont les Juifs soviétiques ont été l’objet pendant des décennies, mais qui ignore tout de même un changement de statut considérable pour le Juif russe, à savoir le fait de passer de la non-existence sous le tsarisme à celle de citoyen soviétique. De plus, ne vaudrait-il pas mieux, au lieu d’une analyse comparatiste, voir dans l’histoire des Juifs soviétiques un prolongement de celle des Juifs de l’Empire russe ?

      Passer à la loupe la situation des Juifs dans l’Empire russe revient à faire une analyse en zoom des peuples que le pouvoir appelait alors « allogènes », affirme Claudie Weill. En effet, la situation de cette communauté est représentative de la politique du pouvoir tsariste, mais il faut tout de même garder à l’esprit le traitement exceptionnel infligé aux Juifs. D’où peut-être l’intérêt que très tôt beaucoup de Juifs exprimèrent pour les idées socialistes même s’il faut, comme l’a noté Claudie Weill, faire attention de ne pas « considérer [cet] engagement dans le mouvement révolutionnaire comme une réponse prioritairement juive à la répression tsariste [qui] participe dans la construction infamante du judéo-bolchévisme par les adversaires résolus de la révolution ». D’autre part, l’étude de la situation des Juifs socialistes, la multiplicité des courants socialistes les concernant ainsi que les querelles qui ont émergé de leurs différends concernant la question nationale montre toute la complexité de la relation qui a existé entre le concept de nation et celui d’internationalisme dans la social-démocratie comme dans le socialisme révolutionnaire. Le cas des Juifs de Russie a introduit de manière brutale la question nationale au sein du socialisme.

      L’ouvrage de Joshua D. Zimmerman, Poles, Jews, and the Politics of nationality, issu de la thèse de l’auteur, offre un contre-champ utile à l’analyse de Claudie Weill, en s’appuyant pour sa part essentiellement sur des sources en yiddish et en polonais. Comme le fait remarquer Zimmerman dans son introduction, de nombreuses recherches historiques et scientifiques font état de l’évolution du programme national du Bund en regard de la lutte contre Lénine et les Sociaux démocrates russes, comme c’est le cas dans l’ouvrage de Weill. En revanche, il existe peu d’ouvrages sur les relations entre le Bund et le Parti Socialiste Polonais (Polska Partia Socjalistyczna, PPS), duquel le Bund a dû se distinguer pour affirmer son indépendance dans les premières années de sa création. Trop souvent dominés par l’idée que la section russe du Bund contrôlait entièrement cette entité, les chercheurs, d’après Zimmerman, en ont oublié que les ouvriers juifs en Russie tsariste vivaient majoritairement dans la zone de résidence et étaient donc peu en relation avec les ouvriers russes, voire tout simplement avec la culture russe.

      Abordant un aspect original de l’histoire du Bund, Zimmerman s’attache à décrire quelle a été la véritable influence entre le PPS et le Bund dans les premières années de leur existence, et, plus précisément, quel rôle la lutte entre ces deux Partis a joué dans la cristallisation du programme national du Bund et l’attitude du PPS envers les Juifs. L’ouvrage s’inscrit dans une période similaire à celle qu’étudie Claudie Weil à quelques années près, puisque Zimmerman débute en 1892, date de la création du Parti socialiste Polonais, et s’achève en 1914, au début de la Première Guerre mondiale, qui verra avec le traité de Versailles l’indépendance de la Pologne.

      En 1901, à l’occasion de son quatrième congrès, le Bund déclare que le terme de nationalité est applicable au peuple juif. Cette déclaration a été prise, d’après Zimmerman, essentiellement pour répondre à l’affirmation du PPS selon laquelle les Juifs seraient représentés dans une future République Fédérale des Nationalités dans une Pologne libre. Pilsudski 16 , dirigeant du PPS, était alors convaincu que le problème concernant la question juive était étroitement lié avec l’absence d’État polonais et que par conséquent les Juifs se devaient de soutenir le mouvement polonais pour l’indépendance.

      « Seule une république démocratique de Pologne – nationale dans la forme, socialiste dans le fond – aurait créé les conditions favorables pour l’achèvement de la liberté individuelle et collective des Juifs en Europe Orientale. » 17

      Hélas, l’histoire soviétique a montré par la suite que même ce « bel adage » n’a pas pour autant épargné la vie des Juifs de l’Empire soviétique.

      Le titre de cet ouvrage montre combien l’intérêt de cette étude est avant tout de faire une radioscopie des relations entre Polonais et Juifs en prenant le Bund et ses relations avec le PPS comme prétexte. Mais de manière encore plus large, cet ouvrage, tout comme celui de Claudie Weill, tente de dépeindre l’éventail de la pluralité du monde juif de l’ancien Empire russe, et illustre le passage de la communauté, ou du ghetto, aux idées universalistes, chemin commun des Juifs d’Europe au 19e siècle.

      Bibliographie

      Claudie Weill, Les cosmopolites. Socialisme et judéité (1897-1917), Paris, Éditions Syllepses, 2004.

      Joshua D. Zimmerman, Poles, Jews, and the Politics of nationality : the Bund and the Polish Socialist Party in late Tsarist Russia, 1892-1914 : Madison, University of Wisconsin Press, 2004.


      1.  Union générale des ouvriers juifs de Pologne, Russie et Lituanie, préséance incontestable parmi les courants du socialisme juif de Russie.

      2.  Pogrom : mot russe signifiant destruction.

      3.  Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, Les bolcheviques par eux-mêmes, Paris, Éditions François Maspero, 1969.

      4.  Le plus célèbre de ces Juifs socialistes ayant changer de nom étant Lev Davydoviè Bronštejn, plus connu sous le nom de Trotski.

      5.  Donc en opposition à une revendication nationale comme au sein du Bund.

      6.  Membre de la délégation à l’étranger du POSDR (Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie).

      7.  La judéité se réfère au monde culturel juif alors que la judaïté se réfère au monde religieux juif.

      8.  Claudie Weill, Les cosmopolites. Socialisme et judéité en Russie (1897-1917), Paris, Éditions Syllepses, 2004, p. 76.

      9.  Shtetl : signifie « petit village » en yiddish et par déformation « petit village juif ».

      10.  SERP : Parti Socialiste ouvrier Juif (Socialistièeskaja evrejskaja raboèaja Partija), proche des Sociaux-révolutionnaires (SR), appelés aussi sejmistes parce que partisans d’une Diète juive (Sejm).

      11.  Poale Tsion : L’ouvrier de Sion en hébreu. Parti ouvrier social-démocrate créé en 1906 mais qui existait déjà de manière informelle depuis 1902.

      12.  Claudie Weil, Les cosmopolites. Socialisme et judéité en Russie (1897-1917), p. 114.

      13.  Yiddishkeit : Ensemble des Juifs yiddishophones d’Europe Centrale et Orientale.

      14.  Mark Rafas cité in, Claudie Weil, Les cosmopolites. Socialisme et judéité en Russie (1897-1917), p. 124.

      15.  Claudie Weil, Les cosmopolites. Socialisme et Judéité en Russie (1897-1917), p. 38.

      16.  Jozef Klemens Pilsudski (1867-1935), dirigeant du PPS puis chef d’État Polonais.

      17.  Joshua D. Zimmerman, Poles, Jews, and the Politics of Nationality: the Bund and the Polish Socialist Party in late Tsarist Russia, 1892-1914 : Madison, University of Wisconsin Press, 2004, p. 275.

      Chomentowski Gabrielle
      Wormser Gérard masculin
      Socialisme et judéité dans l'Empire russe
      Chomentowski Gabrielle
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2005-02-25

      Le titre du livre de Claudie Weill est composé des trois mots-clés étayant la construction de cette étude : cosmopolite-socialisme-judeité. Concernant l’histoire de la Russie, de l’URSS et des Juifs de cette partie du monde, ces trois termes correspondent à trois domaines distincts et étroitement liés : le social, le politique et le culturel. Bien que le titre annonce des dates précises renvoyant d’une part à la création du Bund (Union générale des ouvriers juifs de Pologne, Russie et Lituanie) mais aussi à celle du POSDR (1897), et d’autre part à la Révolution bolchevique (1917), l’ouvrage couvre une plus large période allant de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle. Ce livre, fruit de différentes réflexions de l’auteur, parues sur une longue période sous forme d’articles, retrace la situation dramatique des Juifs dans l’Empire russe de la fin du XVIIIe siècle et XIXe siècle, l’éveil de la conscience socialiste chez une grande partie de cette communauté juive, sa participation aux différents courants révolutionnaires ainsi que sa dispersion dans le monde entier, et cela à travers l’émigration des membres du Bund sous la pression du régime tsariste, puis sous la menace des bolcheviques.

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