La route est un puissant moteur d’imaginaire ; structurant l’espace, élément constitutif du roman nord-américain, ses représentations sont nourries de topoï dont l’envers reste parfois à penser. Autoroutes parcourant l’immensité du continent américain, routes secondaires et rangs du Québec, espaces périphériques européens ; au-delà de l’imaginaire du roman de la route, érigé en idéal de liberté et de conquête du territoire, qu’est-ce que cet imaginaire laisse en sa périphérie ? La route est multiple, et porte un rapport hégémonique et patriarcal à l’espace de la même façon qu’elle est le lieu d’une échappée, d’une rébellion, voire d’une mise à distance de la société. Cette dualité, présente en littérature dès le fondateur On the Road, nous demande de penser une altérité routière ; si ce sont déjà les marginaux qui prennent la route, que laissent-ils sur le bas-côté de celle-ci ?
Puisant ses références dans les études de l’espace et la géocritique, ce présent dossier comporte également des analyses enrichies par la pensée féministe et queer. La présence de Baise-moi, de Virginie Despentes, ou encore Thelma et Louise de Ridley Scott parmi les oeuvres évoquées montre la richesse que l’envers des codes établis – ici ceux des road movies – peut receler.
Ayant pour origine un colloque organisé par Catherine Mavrikakis, Marcello Vitali-Rosati, Léonore Brassard et Enrico Agostini Marchese, ces réflexions offrent la part belle à la création, en accueillant les textes d’auteurs et d’autrices qui s’approprient et renouvellent le codes propres aux récits de la route, aux road movies et aux imaginaires de la route et de l’espace. Le dossier comporte également plusieurs textes critiques qui empruntent des trajets plus théoriques afin d’éclairer des oeuvres et des textes entretenant des liens complexes avec l’espace dans lequel ils se déploient.
Survol des articles
Daniel Boisclair et Charles Montambault, par la création, relatent leurs explorations des paysages sonores de la déconstruction et de la reconstruction des structures de l’échangeur Turcot. Dans ce milieu minéral, conçu pour l’automobile et le transport de masse, les deux créateurs reçoivent une charge sensorielle monumentale, à la fois sonore et visuelle, devant la démesure d’un tel chantier. Par un récit de leur médiation de cette expérience ambiante, ils nous plongent dans la réalisation d’une contemplation active.
Dans « Splendeurs et misères des bords de route », Frédérique Lamoureux propose un dialogue entre le documentaire Sud et sa propre traversée du Canada d’Est en Ouest. En adoptant la « stratégie de voyage » de Chantal Akerman, l’autrice nous livre ses observations sur l’enfilade de plaines et de forêts de la route transcanadienne, mais aussi sur les inégalités laissées en bord de route. Son regard littéraire et cinématographique renouvelle l’imaginaire du road movie et transmet le caractère fugace des scènes observées en marge du bitume.
C’est également à emprunter un autre rythme de la route que nous incite Rachel Bouvet. Ses « Plantes des bords de route », communes, invisibilisées, ne révèlent leurs parfums, leurs particularités et parfois, leur action envahissante que si l’on s’attarde au bord de l’autoroute, où l’arrêt est pourtant interdit. L’intimité et la proximité avec le végétal nous permettent de penser avec elle, dans une perspective géopoétique, ce que représente l’altérité au bas-côté de la route.
La route, pour plusieurs, est liée au souvenir des vacances en famille ; dans « Orphelin du bled », Sanna Mansouri observe l’expérience de la route en Algérie, sur laquelle les cousins de France arrivent en voiture (et en bateau), alors que sa narratrice arrive depuis le Québec en avion. À travers les résonances de la chanson « Tonton du bled », l’autrice retrace les correspondances culturelles entre les différentes branches familiales.
Dans son texte de création, David Beaudoin explore les disparités possibles dans les expériences de la route sur le continent américain ; différents statuts et régulations régissent l’existence de ceux qui l’arpentent, comment en témoigne son récit des débuts de parcours de touristes québécois et d’un réfugié salvadorien.
Loin de l’autoroute, ce sont les chemins de campagne, de cabane et les culs-de-sacs dans les bois qu’arpente Andrée A. Michaud. Ce sont ces trajets qu’emprunte sa fiction, qui déborde des tracés et explore le fossé et les impasses.
Pour Martine Delvaux, le féminisme est un art de la marge ; c’est donc au bas-côté de la route que l’on retrace sa pensée, dans un essai sur la position marginale des femmes dans l’imaginaire de la route. Dans le geste d’enquête de Sarah Weinman sur Sally Horner, enfant enlevée qui aurait été l’inspiration pour le Lolita de Nabokov, à travers des figures littéraires de femmes et de filles au volant et par son propre refus de conduire, l’autrice esquisse ce que pourrait être une « meilleure route ».
Ensuite, dans son article « Grosse corvette, p’tite quéquette », Léonore Brassard nous offre une réflexion sur l’entremêlement entre l’imaginaire automobile et les représentations genrées. À travers diverses images présentes dans le discours médiatique et littéraire, elle analyse l’association fétichiste entre les femmes et les voitures, qu’elle approfondit en s’intéressant plus précisément aux détournements de celle-ci dans Baise-moi de Virginie Despentes.
À travers sa lecture du Journal du dehors d’Annie Ernaux, Emma Lacroix étudie l’espace-lisière entre Paris et Cergy, périphérie moderne et autoroutière de la ville. Elle interroge le rapport à l’espace qu’entretient le texte, qui, par son expérimentation de l’écriture diaristique, fait advenir une représentation presque photographique du réel. Le brouillage des frontières dans une ville palimpseste lui permet de penser les temporalités propres à ces espaces.
Rachel LaRoche et Eugénie Matthey-Jonais explorent les géographies excentrées dans Sam de François Blais, en doublant leur étude du texte d’une analyse de la posture de l’auteur. Ancré dans le territoire mauricien, Blais se positionne non seulement en marge de l’espace urbain, mais surtout d’une certaine vision de l’institution littéraire québécoise. Les explorations de ses personnages, qui arpentent les routes de la Mauricie ou investiguent l’espace grâce à Google Maps, témoignent d’une expérience de l’espace décentrée, loin des voies rapides.
Les questions esthétiques et politiques autour de la géolocalisation sont le sujet de la réflexion à laquelle nous invite Enrico Agostini Marchese, qui, à partir de l’oeuvre Laisse venir d’Anne Savelli et Pierre Ménard, élabore une pensée des oligoptiques à la suite de Bruno Latour. La perspective technocentrée dominante de la géolocalisation en éclipse les possibilités esthétiques et culturelles ; les créateur·ices restent pourtant à l’affût d’occasions de détourner et de produire de nouvelles représentations du monde.
C’est donc à travers une diversité de territoires et de perspectives que les auteurs et autrices de ce dossier tracent leur route, qu’elle soit critique ou ancrée dans la recherche-création. Découvrez avec eux les multiples détours et les bas-côtés des chemins empruntés, de la banlieue parisienne aux rangs de la Mauricie, des échangeurs autoroutiers massifs aux plantes de bord de route.
Je tiens également à adresser mes remerciements à l’équipe éditoriale de la revue, ainsi qu’à chaque auteur et autrice pour leur implication dans cette parution qui prend sa propre route aujourd’hui, vers ses lecteur·ice·s.