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La symétrie / asymétrie du débat public

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  • Résumé
  • Mots-clés (12)
Texte

Il n’est pas nécessaire de comprendre les choses pour en débattre.

Beaumarchais

Ils sont nombreux les analystes du débat public à observer qu’il est aujoud’hui frappé de polarisation et de campisme. Les points de vue exprimés dans la discussion des enjeux sociaux sont défendus dans une confrontation radicale où les positions concurrentes sont d’emblée déconsidérées.

Cette appréciation amène à poser la question des conditions nécessaires à la tenue d’un débat afin qu’il ne soit pas un affrontement stérile dégénérant en dialogue de sourds. L’idéal du débat public est qu’il soit une discussion qui cherche par un échange à résorber un désaccord ou à tout le moins à le rendre socialement viable.

Je chercherai ici à éclairer le tension constitutive du débat public entre confrontation et interaction à la lumière d’un dipôle entre symétrie et asymétrie (Gauthier 2016a).

La démonstration suivra le développement suivant :

  • Il sera d’abord fait état de l’incidence de l’argument et de l’opinion dans la symétrie et l’asymétrie.
  • Seront ensuite repérés quelques paramètres centraux qui influent sur la symétrie et l’asymétrie des débats publics.
  • Finalement, seront examinées certaines attitudes ou postures prises par des intervenants à propos de la conduite du débat public qui contribuent à le rendre asymétrique ou qui accentuent son asymétrie.

1. La symétrie et l’asymétrie

Un débat est symétrique quand les positions qui y sont défendues sont prises en compte les unes par les autres. Un débat est asymétrique quand les points de vue qui y sont avancés restent étrangers et indifférents les uns aux autres. Un exemple de débat symétrique est celui sur la question nationale québécoise. Les positions souverainiste et fédéraliste se critiquent l’une l’autre à propos (entre autres choses) du statut politique souhaitable pour le Québec, du bilan du régime fédéral et des effets d’une accession à la souveraineté (Gauthier 2010a)1. Elles exercent une réaction réciproque l’une sur l’autre. Le débat sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État tenu au Québec lors de la discussion sur la Charte des valeurs promue par le projet de loi 60 en 2013 et 2014 est un exemple de débat asymétrique. Les opposants à une interdiction font valoir qu’elle porte atteinte à l’expression de la liberté de conscience et de religion dans l’espace public alors que ses défenseurs soutiennent qu’elle restreint ce droit uniquement dans l’espace civique, le sous-ensemble institutionnel de l’espace public, sans que les uns et les autres ne considèrent le point de vue de la partie adverse (Gauthier 2016b). Il n’y a aucun commerce entre les deux points de vue, complètement détachés l’un de l’autre.

L’argument et l’opinion

La symétrie / asymétrie d’un débat est déterminée par sa composition argumentative. Il existe deux modes de prise de position dans un débat : par une opinion ou par un argument. Une opinion est une position avancée sans être fondée. Un argument est une position appuyée sur une justification (Gauthier 2010b). L’absence de justification dans l’opinion en fait une simple affirmation, déclaration ou proclamation assimilable à l’expression d’une préférence. À ce titre, les opinions ne sont pas réfutables et ne peuvent donc pas donner lieu à une véritable discussion. Elles ne peuvent qu’être admises ou rejetées en bloc. L’usage du proverbe « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas » est d’ailleurs couramment étendu aux opinions2. C’est parce qu’il comporte une justification qu’au contraire l’argument peut faire l’objet d’une discussion. Une justification légitime ou valide prétendument une position et, en même temps, la soumet à une mise en question. Alors que l’opinion n’est qu’une monstration, l’argument est une démonstration qui est, en principe, falsifiable. L’argument peut ainsi être scruté et expertisé au regard de la justification qui le fonde et, par là, être entériné ou révoqué. La simple opinion « On doit agir de telle façon » ne peut que susciter ou non l’adhésion. L’argument « On doit agir de telle façon pour telles raisons » peut être discuté parce que les raisons invoquées en appui à l’action prescrite peuvent être examinées et diversement appréciées.

L’argument, condition première de symétrie

Un débat où ne sont confrontées que des opinions est un débat asymétrique : les positions qui y sont défendues ne font que s’entrechoquer sans être discutées. Conséquemment, le débat est sans interaction dialogique. Un autre exemple d’un tel débat est celui qui a opposé Justin Trudeau et de nombreux chroniqueurs de la presse québécoise à la suite de l’assassinat de Samuel Paty. En réaction à une déclaration du président français Emmanuel Macron défendant le droit de publication des caricatures de Mahomet, le premier ministre canadien a affirmé que la liberté d’expression « n’est pas sans limite », que son exercice doit être contraint par son impact sur les personnes, la diversité et le vivre-ensemble. Les critiques de Trudeau ont réagi en faisant valoir que la liberté d’expression « n’est pas à géométrie variable » (Gauthier 2021b). De part et d’autre, on n’a fait que proclamer une idée générale sans chercher à l’étayer. Ces idées ont été avancées solitairement. Asymétrique, le débat entre Trudeau et ses contradicteurs est resté strictement oppositionnel.

Pour qu’un débat soit symétrique et qu’un échange y ait cours, il faut qu’y soient énoncés des arguments. Leurs justifications font que les positions défendues interfèrent et se répondent l’une l’autre. C’est le cas du débat sur la question nationale. À propos du statut politique souhaitable pour le Québec, les souverainistes avancent qu’il est logique et normal qu’il accède à l’indépendance politique parce qu’il est une nation ; les fédéralistes soutiennent au contraire que le Québec devrait rester membre de la fédération canadienne parce que le contexte de mondialisation et de construction supranationale rend obsolète l’idée d’État-nation. Au sujet du bilan du fédéralisme, les souverainistes estiment que l’appartenance du Québec à l’ensemble canadien est responsable de son sous-développement relatif alors que les fédéralistes prétendent que le Québec tire profit de sa situation au sein du Canada. S’agissant des effets de l’accession du Québec à la souveraineté, les souverainistes prétendent qu’elle est nécessaire à son plein développement, les fédéralistes qu’elle lui serait nuisible. Le fait que ces justifications se répondent les unes les autres confère symétrie au débat et instaure un échange entre les deux positions.

Le contre-argument, condition seconde de symétrie

La présence d’arguments est une condition nécessaire mais non suffisante à la symétrie d’un débat. Il est tout à fait possible que des arguments se heurtent sans donner lieu à une discussion. Que, même si leurs justifications ouvrent la possibilité qu’ils soient débattus, ils ne le soient pas effectivement, mais restent seulement exposés. C’est par exemple le cas de certaines occurrences du débat sur l’avortement quand ses promoteurs invoquent le droit des femmes à disposer de leur corps et ses opposants le droit à la vie du fœtus. Ce sont là des justifications des positions pour et contre l’avortement, mais elles ne sont pas discutées par le clan opposé. Les deux arguments se déploient sur des voies parallèles et le débat s’inscrit dans une opposition intransigeante. La capacité d’un argument à être discutée est d’abord formelle et virtuelle. Il faut encore, pour que cette disposition soit actualisée, que l’argument soit éprouvé par un contre-argument. Non pas un argument qui affiche simplement une position distincte à la façon d’une opinion opposée, mais un argument contradictoire, c’est-à-dire un argument qui prend le contre-pied du premier argument en le contestant directement. C’est le cas, pour reprendre cet exemple, dans le débat sur la question nationale québécoise, quand les fédéralistes soutiennent que, contrairement à ce qu’avancent les souverainistes, le Québec bénéficie de son appartenance au fédéralisme canadien et que les souverainistes soutiennent que, contrairement à ce qu’avancent les fédéralistes, le Québec ne tire que des désavantages de l’union canadienne. Chacune des parties défend sa position en s’attaquant à celle de l’autre.

La contre-argumentation à laquelle doit être soumise un argument afin qu’il donne lieu à une discussion est plus précisément une mise à l’épreuve de sa justification. Des arguments sont discutés quand leurs justifications donnent lieu à des objections, à des entreprises de réfutation. La discussion argumentative est une mêlée où les protagonistes cherchent à récuser les justifications que chacun invoque à l’appui de sa position. Une contre-argumentation peut être menée sur deux fronts différents. La teneur même des justifications peut être questionnée. Tel est le cas pour deux des trois enjeux du débat sur la question nationale québécoise, le bilan du régime fédéral et les effets d’une accession à la souveraineté. Les souverainistes et les fédéralistes se contredisent les uns les autres à savoir si l’appartenance du Québec au Canada lui est profitable ou désavantageuse et si la souveraineté est indispensable au plein développement du Québec ou lui serait néfaste. Les intervenants dans un débat peuvent également disconvenir de la fonction justificatrice des positions invoquées par la partie adverse. C’est le cas du troisième enjeu du débat sur la question nationale. Les fédéralistes nient que la souveraineté découle nécessairement du fait que le Québec est une nation, et les souverainistes, que la mondialisation et l’intégration dans des ensembles supranationaux rend caduque le projet souverainiste.

Voici deux autres exemples de débats dans lesquels est déployée une contre-argumentation qui leur confère un caractère symétrique. Dans le débat sur la Loi sur la laïcité adoptée au Québec en 2019 (Loi 21), les adversaires de l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État en position d’autorité faisaient reposer leur opposition sur l’idée que la neutralité de l’État ne s’applique pas aux individus mais seulement aux institutions. Les partisans de l’interdiction soutenaient au contraire que les personnes sont également soumises au principe de neutralité. Les deux parties se sont attaquées à la conception de la neutralité contraire à la leur. Les opposants à l’interdiction estimaient qu’une extension de la neutralité aux individus la dénature ; les défenseurs de l’interdiction, qu’exclure les personnes de l’application de la neutralité la vide de son sens et de tout effet pratique (Gauthier 2021a). Lors du débat du printemps érable 2012, la cessation de cours des étudiants a été définie comme une grève par les uns et comme un boycott par les autres. Le désaccord a fait l’objet de nombreuses et longues altercations sur le sens littéral et un sens étendu dérivé de chacun des deux termes. Les tenants du boycott restreignaient « grève » à un arrêt de travail (son sens strict) et prétendaient que « boycott » peut désigner une action collective (son sens dérivé). Les tenants de la grève réduisaient « boycott » à une initiative individuelle (son sens premier) et faisaient valoir l’admission déjà acquise de l’expression « grève étudiante » (en un sens second) (Gauthier 2016b).

Les débats où sont formulés des arguments sans contre-argumentation sont assez nombreux. C’est par exemple le lot d’un grand nombre de débats contemporains mettant en question la liberté d’expression comme ceux portant sur la rectitude politique, l’appropriation culturelle, la culture d’annulation, le wokisme, la représentation des minorités et la liberté universitaire. Beaucoup des positions prises dans ces débats ont pour justifications des conceptions de la liberté d’expression soit comme valeur, soit comme norme. Le plus habituellement, une conception de la liberté d’expression comme valeur est attenante à la défense de sa pratique non régulée autrement que par des contraintes juridiques habituellement reconnues (relatives à la diffamation, au discours haineux et à l’appel à la violence) alors que sa conception comme norme appelle à une reconnaissance de limites « éthiques » plus larges de la liberté d’expression (Gauthier 2021b). Or, presque toujours, ces justifications ne font pas l’objet d’une contre-argumentation. Les conceptions de la liberté d’expression comme valeur et comme norme sont posées catégoriquement sans, de part et d’autre, être examinées plus attentivement. Les débats dans lesquels elles sont invoquées mettent bien aux prises des arguments puisque les conceptions de la liberté d’expression servent de justifications aux positions qui y sont tenues. À défaut, cependant, de satisfaire la condition d’une contre-argumentation, ils sont, comme les débats constitués d’opinions, asymétriques et dépourvus de tension dialogique.

Il en va de même pour un grand nombre des débats de nomination, ces débats qui portent sur la façon de caractériser une situation. En 2018, une demande au gouvernement canadien de décréter le 29 janvier (date anniversaire de l’attentat à la mosquée de Québec) « Journée de commémoration et d’action contre l’islamophobie » entraîne un débat sur l’application à la société québécoise du terme-concept d’islamophobie. Certains soutiennent que son usage est pertinent ; d’autres, qu’il est inapproprié. C’est en fonction de dénotations distinctes attribuées à « islamophobie » (et à « islamophobe ») que se positionnent les uns et les autres. Ceux qui récusent l’à-propos d’y avoir recours l’entendent dans une dénotation étendue comme référant à une attitude commune ou du moins généralisée des Québécois. Ceux qui défendent l’opportunité de l’employer en retiennent une dénotation plus restreinte suivant laquelle sont pointées des manifestations ponctuelles d’hostilité à l’égard de l’islam et des musulmans (Gauthier 2020b)3. Les tenants des deux positions considèrent de façon exclusive la dénotation qu’ils admettent. Ils ne traitent pas de la dénotation retenue par les tenants de la position contraire. Sans contre-argumentation, leur débat est asymétrique et se déroule sans échange.

Autre exemple : après la découverte de tombes d’enfants autochtones est relancé le débat sur la question de savoir si les pensionnats indiens et, plus largement, l’ensemble des politiques canadiennes d’assimilation des communautés autochtones relèvent d’un génocide. Certains intervenants affirment que c’est le cas alors que d’autres soutiennent que non. C’est selon la définition qu’ils octroient au concept de génocide que les uns et les autres fondent leur position. Ceux qui considèrent que les pensionnats indiens ne constituent pas un génocide (mais un ethnocide) attribuent à la notion le sens strict de l’élimination physique d’un groupe de personnes. Ceux qui estiment, au contraire, que les pensionnats sont bien un génocide l’entendent dans le sens élargi de toute autre forme d’oppression (totale ou partielle), culturelle, linguistique ou spirituelle 4. (Cette définition correspond à celle donnée par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’ONU qui ouvre à la notion élargie de génocide culturel). Ces sens restreint et étendu ne sont pas discutés. Il n’y a pas contre-argumentation relative aux justifications qu’ils forment dans le débat. Celui-ci est asymétrique et non dialogique5.

Que la symétrie du débat et par voie de conséquence son caractère dialogique exigent une contre-argumentation sous la forme d’une mise en contradiction des justifications des arguments qui y sont présents peut apparaître étrange. Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Un dialogue ne procède pas forcément d’un assentiment ; il peut tout aussi bien avoir trait à un différend. C’est même là, pour ce qui est du débat public, qu’il se révèle à la fois le plus pertinent et potentiellement le plus productif : un échange entre des points de vue divergents a davantage de raison d’être et de chances d’être fécond qu’entre des points de vue semblables.

2. Des traits généraux de la symétrie / asymétrie

Quelques considérations peuvent être tirées de la théorisation et de l’exemplification qui précèdent de la symétrie / asymétrie des débats publics.

La variabilité

Un premier point mis en évidence par l’exemple du débat sur le port de signes religieux par les agents de l’État est que la symétrie / asymérie d’un débat peut ne pas être fixe mais mouvante. D’abord, elle peut se modifier à travers le temps au gré des inflexions qu’un débat connaît. Le débat sur l’interdiction du port de signes religieux qui était asymétrique en 2013–2014 lors de la discussion sur le projet de loi 60 a acquis une certaine symétrie lors de la discussion sur la Loi 21 en 2019 à la faveur de la contre-argumentation développée par les intervenants sur l’application du principe de neutralité aux personnes en sus des institutions6.

Cet exemple montre également que la variabilité de la symétrie / asymétrie d’un débat peut être autant synchronique que diachronique. Car en dépit de leur discussion sur la neutralité, les partisans et les opposants d’une interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État continuent, en 2019 comme en 2013–2014, de ne pas échanger à propos de son incidence sur l’espace public ou sur l’espace civique. Leur débat est ainsi partiellement symétrique et partiellement asymétrique. Rien n’empêche que des débats publics soient intégralement symétriques ou intégralement asymétriques. Ce peut être le cas, parmi d’autres possibilités, de débats pointus et resserrés. C’est ainsi parce qu’il est très localisé que le débat sur la déclaration de Justin Trudeau au sujet des limites de la liberté d’expression est intégralement asymétrique. Trudeau et ses critiques abordent de façon très circonscrite la question des contraintes à la liberté d’expression à propos de laquelle ils expriment de façon laconique et lapidaire leur point de vue respectif sans le justifier. Cependant, comme celui sur le port de signes religieux par les agents de l’État, un grand nombre de débats sont symétriques par certains côtés ou sous certains aspects et asymétriques par d’autres côtés ou sous d’autres aspects. C’est sans doute le lot des débats complexes et à nombreuses ramifications. Une étude détaillée montrerait peut-être que même un débat à forte structuration symétrique comme celui sur la question nationale québécoise peut comporter des éléments asymétriques.

En somme, la symétrie / asymétrie des débats publics est affaire de degré comme elle est objet de fluctuation. La façon de mesurer la configuration d’ensemble de la symétrie / asymétrie d’un débat est de déterminer sa composition argumentative composite en termes d’arguments et d’opinions et de repérer la présence en son sein de contre-arguments. C’est selon qu’il comporte au global plus d’arguments ou plus d’opinions et plus ou moins de contre-arguments qu’on pourra établir qu’il est plutôt symétrique ou plutôt asymétrique7.

L’impact de la signification des termes et concepts

Les exemples des débats de nomination sur la justesse ou la pertinence de l’usage des concepts d’islamophobie et de génocide illustrent comment des significations hétérogènes assignées à des notions, que ce soit les dénotations qui leur sont reconnues ou les définitions qui leur sont données, contribuent à rendre asymétriques les débats dont ils sont l’objet. Ne s’entendant pas sur les termes mêmes du débat ou au cœur du débat, les intervenants tiennent des positions discordantes l’une par rapport à l’autre. La définition d’une notion ou d’un concept ou la dénotation qui leur est reconnue jouent dans beaucoup de débats le rôle de prémisses tenues pour acquises. Elles sont à ce titre indisputables. Si elles sont partagées par les intervenants, leur débat est symétrique. Si elles ne sont pas consensuelles, le débat est asymétrique8.

L’impact de l’implicite

Non seulement les concepts d’islamophobie et de génocide reçoivent-ils des significations contraires, mais cette opposition même n’est pas abordée dans les débats qu’ils suscitent. Ce désaccord reste un point aveugle. Les intervenants ne tiennent pas compte du fait qu’ils donnent des définitions d’« islamophobie » et attribuent à « génocide » des dénotations qui sont contradictoires.

De façon semblable, les conceptions de la liberté d’expression comme valeur ou comme norme constitutives de maints débats sur la liberté d’expression y demeurent souterraines. Elles déterminent bien les positions prises dans les débats, mais sans être exposées en toutes lettres. C’est le cas dans le débat déclenché par la déclaration de Justin Trudeau sur les limites de la liberté d’expression. C’est en la considérant comme une norme que Trudeau affirme qu’elle peut être contrainte par ses conséquences sur les personnes, la diversité et le vivre-ensemble alors que c’est en pensant la liberté d’expression comme une valeur que les critiques de Trudeau s’opposent à cette limitation. Mais ces conceptions distinctes de la liberté d’expression restent implicites.

C’est aussi le cas, parmi beaucoup d’autres, du débat sur la publication des caricatures de Mahomet tenu après l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015 (Gauthier 2021b). Des intervenants critiquent l’hebdomadaire satirique en faisant valoir qu’il aurait dû tenir compte du contexte et des effets de la publication des caricatures sur les musulmans. Ils se trouvent de la sorte, sans le dire, à assujettir la liberté d’expression, vue comme une norme, à des considérations exogènes pouvant lui être supérieures. De leur côté, les défenseurs de la publication s’adossent à une compréhension tacite de la liberté d’expression comme valeur dont l’exercice n’a pas à être entravé. Il est assez fréquemment que l’asymétrie d’un débat dépende d’une opposition inexprimée d’a priori. Comme ils demeurent informulées, ces a priori ne sont pas discutés et ne font pas l’objet d’une contre-argumentation. Ce serait le cas, et le débat pourrait (théoriquement) cesser d’être asymétrique, si leur opposition était explicitée. Si les intervenants dans les débats sur « islamophobie » et « génocide » relevaient leur différend sur la signification des concepts et si les intervenants des débats mettant en cause des conceptions de la liberté d’expression comme valeur et comme norme en marquaient la divergence, ils pourraient (en principe) en traiter par arguments et contre-arguments et ouvriraient de la sorte la porte à ce que ces débats deviennent symétriques. (Comme il en sera fait état plus loin, cette possibilité se referme pour une autre raison dans le cas du débat sur la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo.)

Des infra-débats

Un infra-débat est un désaccord sous-jacent à un débat central qui détermine les positions qui y sont prises9. Toutes les oppositions contributoires à la symétrie / asymétrie des débats ci-avant donnés en exemples sont en fait constitutives d’infra-débats de ces débats. Voici, pour chacun, comment cette propriété peut être précisée :

  1. C’est selon qu’ils soutiennent que la souveraineté est souhaitable ou non pour le Québec; que le bilan du système fédéraliste est positif ou négatif; et que l’accession à la souveraineté aurait des effets bénéfiques ou néfastes que les intervenants sur la question nationale québécoise défendent le projet souverainiste ou préconisent le maintien du Québec au sein du système fédéral canadien.

  2. C’est selon qu’ils estiment qu’elle porte atteinte à la liberté d’expression religieuse localement dans le seul espace civique ou plus globalement dans l’espace public que les intervenants dans le débat sur le projet de loi 60 sont en faveur ou contre l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État.

  3. C’est selon qu’ils conçoivent que le principe de neutralité s’applique également aux personnes ou uniquement aux institutions que les intervenants dans le débat sur la Loi 21 sont en faveur ou contre l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État en position d’autorité.

  4. C’est en fonction d’une conception de la liberté d’expression comme norme que Justin Trudeau en pose des limites sociétales et c’est en fonction d’une conception comme valeur que ses critiques contestent cette limitation. C’est également en fonction de l’opposition entre ces deux conceptions de la liberté d’expression que certains voudraient lui voir imposer un encadrement éthique et que d’autres s’y opposent.

  5. De même, c’est selon qu’ils adoptent une conception de la liberté d’expression comme norme ou comme valeur que les intervenants dans le débat sur la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo la critiquent ou la défendent.

  6. C’est selon qu’ils accordent une dénotation étendue ou restreinte à la notion d’islamophobie que les intervenants dans le débat sur son usage à propos du Québec jugent qu’elle est pertinente ou inappropriée.

  7. C’est selon qu’ils retiennent du concept de génocide une définition large comme toute forme d’oppression autre que physique ou une définition plus étroite strictement comme élimination physique que les intervenants au débat admettent ou nient que les pensionnats indiens sont un génocide.

  8. C’est selon qu’ils s’attachent au sens strict de « grève » et de « boycott » et qu’ils écartent le sens dérivé des deux termes que les intervenants dans le débat sur la cessation de cours des étudiants lors du printemps érable québécois l’appellent une grève ou un boycott.

Dans trois seulement de ces exemples (1, 3 et 8), les positions tenues dans l’infra-débat sont constitutives d’une argumentation et d’une contre-argumentation. Il apparaît ainsi que la symétrie / asymétrie des débats publics se joue pour une part importante au niveau des infra-débats qui leur sont associés. Ce n’est pas toujours le cas comme le montrent les exemples 2, 4, 5, 6 et 7 et l’asymétrie des débats peut donc ne pas dépendre d’une déficience argumentative dans un infra-débat. Mais quand un infra-débat, possiblement implicite, est associé à un débat central – et il semble bien que ce soit très souvent le cas – c’est assez fréquemment que la présence ou l’absence d’argumentation ou de contre-argumentation au sein de l’infra-débat font en sorte que le débat central est symétrique ou asymétrique.

La justification morale, ferment d’asymétrie

Quelques-uns des débats ici examinés mettent en cause la moralité10. Ce peut être de manière allusive comme dans le cas des débats de nomination portant sur les concepts d’islamophobie et de génocide. Ils ne comportent pas, littéralement, un enjeu moral. Prétendre ou nier que le Québec est islamophobe ou que les Québécois sont islamophobes et que les pensionnats indiens sont un génocide ne revient pas, en tant que tel, à porter un jugement moral ou à apprécier moralement une situation. Cependant, une connotation morale plus ou moins diffuse est très souvent accolée à l’emploi des termes-concepts d’« islamophobie » et de « génocide ». Habituellement, c’est sur le fond d’une réprobation morale qu’est formulée l’affirmation qu’il y a islamophobie et génocide et sa dénégation vise un dédouanement de ce discrédit moral. Comme cette charge morale reste en marge des débats de nomination dont font l’objet les notions d’islamophobie et de génocide, il est difficile d’établir en quoi elle peut affecter leur symétrie / asymétrie.

C’est beaucoup plus clair pour ce qui est du débat sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État lors de la discussion sur le projet de loi 60 et des débats sur la liberté d’expression. L’opposition entre les adversaires et les défenseurs de l’interdiction a pour objet l’expression de la liberté de conscience et de religion dont la nature morale est évidente. Les conceptions de la liberté d’expression comme valeur et comme norme sont également éminemment morales.

Dans ces débats, l’expression de la liberté de conscience et de religion et les conceptions de la liberté d’expression comme valeur et comme norme sont plus précisément des justifications morales. L’atteinte à l’expression de la liberté de conscience et de religion dans l’espace public fonde l’opposition à l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État telle qu’elle est prescrite par le projet de loi 60 ; sa relativisation à l’espace civique plus limité justifie aux yeux de ses partisans l’admission de l’interdiction. De leur côté, les conceptions de la liberté d’expression comme valeur et comme norme motivent les positions prises dans les débats dont elle fait l’objet. C’est parce qu’il la postule comme une norme que Justin Trudeau professe une limitation à la liberté d’expression et c’est parce qu’ils la définissent plutôt comme une valeur que les critiques de Trudeau lui reconnaissent un caractère absolu. De même, la conception de la liberté d’expression comme valeur justifie l’endossement de la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo et sa conception comme norme justifie la critique qui en est faite.

Dans la mesure où les positions prises dans les trois débats sont ainsi appuyées sur une justification, elles sont avancées sous forme d’arguments.

Une justification morale justifie comme n’importe quel autre type de justification et est ainsi constitutive d’un argument. Les trois débats sont néanmoins asymétriques du fait que les intervenants manquent à contre-argumenter. Ils ne considèrent pas la justification adverse. Il ne s’agit pas là d’une carence circonstancielle, mais d’un empêchement formel relatif à la nature des justifications. À première vue, il apparaît tout à fait possible aux intervenants dans le débat sur l’interdiction du port de signes religieux de discuter de l’atteinte à l’expression de la liberté religieuse dans l’espace public et dans l’espace civique ainsi qu’à Trudeau et ses contradicteurs et aux intervenants dans le débat sur la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo de discuter des conceptions de la liberté d’expression comme valeur et comme norme. Mais, en dernière analyse, cette discussion ne peut pas donner à une véritable contre-argumentation en raison d’une carence argumentative intrinsèque dont sont frappées les justifications morales.

Toute justification argumentative est soumise à ce qu’Anne Meylan (2015) caractérise comme une exigence de justifications des justifications. Une justification doit pouvoir être elle-même justifiée. Elle ne peut pas être arbitraire et gratuite. On doit pouvoir saisir en quoi elle justifie. Plus précisément, doit être de quelque façon spécifié l’élément justificateur ou la fonction justificatrice d’une justification (Gauthier 2022, 2020a). Cette condition est en principe susceptible d’être satisfaite par les justifications épistémiques et les justifications pratiques, mais ne peut pas l’être pour les justifications morales.

Une justification épistémique est une raison donnée en appui à une assertion. Une justification pratique est une raison donnée en appui à une proposition prescriptive. Une justification morale est une valeur, un principe, une norme, un devoir, une obligation ou quelque autre élément moral donné comme raison en appui à une évaluation ou une injonction morale. La justification souverainiste de la responsabilité du système fédéraliste dans le sous-développement relatif du Québec et la justification fédéraliste qu’il tire profit de son appartenance au Canada sont des justifications épistémiques. Même chose pour la justification souverainiste de la nécessité de l’indépendance dans le but d’assurer le plein développement du Québec et pour la justification fédéraliste de sa nocivité. Ce sont là des raisons invoquées en soutien à des jugements portés sur le bilan du fédéralisme et sur les effets de l’accession à la souveraineté. Pour leur part, les justifications de l’État-nation et de l’obsolescence de l’idée d’État-nation qui fondent les positions souverainiste et fédéraliste divergentes à propos du système politique souhaitable pour le Québec sont des justifications pratiques. Elles fondent l’appréciation qu’étant une nation, le Québec devrait devenir souverain et celle qu’étant donné les mouvements de mondialisation et de constitution d’organisations supranationales, il devrait plutôt demeurer membre de la fédération canadienne.

Ces justifications épistémiques et pratiques satisfont l’exigence de justification des justifications. Les souverainistes et les fédéralistes font état de mesures, données et statistiques relatives aux avantages et désavantages pour le Québec de faire partie du Canada et aux répercussions de son accession éventuelle à la souveraineté. Ils produisent également des comparaisons relatives à d’autres situations politiques pour défendre ou discréditer l’idée d’État-nation. Toutes les justifications épistémiques et pratiques sont susceptibles de jure d’être de la sorte justifiées par un élément cognitif, démonstratif, informatif ou documentaire.

Il n’en va pas de même pour les justifications morales. On ne voit pas ce qui pourrait tenir lieu pour elles d’un élément cognitif, démonstratif, informatif ou documentaire qui les justifierait. Non seulement ne peuvent-elles pas satisfaire l’exigence de justification des justifications, mais elles requièrent même ne pas devoir être justifiées. Les valeurs, principes et autres constituants moraux se présentent en effet comme étant auto-justificateurs. Invoqués à titre de justifications dans un débat, ils sont indifférents à la spécification d’un élément justificateur ou d’une fonction justificatrice. C’est de manière totalement autonome de tout fondement qu’une justification morale prétend justifier.

La liberté de conscience et de religion dans le débat sur le port de signes religieux par les agents de l’État et les conceptions comme valeur et comme norme dans les débats sur la liberté d’expression restent des justifications injustifiées et impossibles à justifier11. Elles participent bien à des arguments, mais faute de satisfaire l’exigence de justification des justifications, elles n’ouvrent pas à une contre-argumentation. Les justifications morales rendent ainsi asymétriques les débats dans lesquels elles sont invoquées.

3. Des postures productrices d’asymétrie

Si la symétrie / asymétrie du débat public est foncièrement déterminée par la présence ou l’absence d’argumentation et de contre-argumentation, elle peut aussi être affectée par des attitudes adoptées par des intervenants. Certains positionnements, notamment, peuvent concourir à l’asymétrie de débats.

La distanciation du débat

Dans l’une de ses chroniques de La Presse+, Marc Cassivi (2023) soutient que les médias traditionnels et les réseaux sociaux sont des canaux plus opportuns que le débat à la télévision pour faire valoir ses points de vue, s’informer de ceux d’autres intervenants et y réagir. Il se trouve de la sorte à recommander que certains débats soient tenus en distanciel plutôt qu’en présentiel. Cassivi n’expose pas cette idée relativement à la symétrie / asymétrie. Mais, en poussant la logique de sa proposition jusqu’au bout, on peut en inférer que la distance sied davantage que la présence à la symétrie du débat. Au premier coup d’œil, il peut sembler que ce soit le cas en raison de défauts que Cassivi voit au débat télévisé (généralisables à d’autres formes de débat en présentiel comme le débat contradictoire d’antan et le débat parlementaire) qui ne favorisent guère l’échange : la spectacularisation et l’esbrouffe, l’insulte et la mauvaise foi. À examiner les choses de plus près, cependant, il n’apparaît pas que les différences entre débat en distanciel et débat en présentiel recoupent la distinction entre débat symétrique et débat asymétrique.

D’abord, qu’ils soient en présentiel ou en distanciel, les débats peuvent être symétriques malgré des obstacles qui leur sont propres. En dépit des risques de difformité notés par Cassivi, rien n’empêche théoriquement qu’un débat en présentiel, à la télévision ou ailleurs, ne puisse donner lieu à une discussion argumentée et à un véritable échange et, donc, être symétrique. Le débat en distanciel peut lui aussi être symétrique même si les intervenants ne sont pas en interrelation physique. La symétrie ne comporte pas d’exigence matérielle et formelle, mais seulement substantielle. Elle n’implique pas que les intervenants soient dans un rapport de contiguïté de temps et de lieu : l’argumentation et la contre-argumentation sont des conditions satisfaisables que les intervenants soient ou non en présence l’un de l’autre.

Par ailleurs, les débats en distanciel ne sont pas exempts des tares que Cassivi prête aux débats en présentiel. Un débat en distanciel peut aussi être, comme il le dit du débat à la télévision, un « exercice vain » parce que mettant aux prises des « points de vue […] opposés et inconciliables ». Pas davantage que les débats en présentiel, les débats en distanciel ne sont immunisés contre l’asymétrie. Ils peuvent être tout autant des « débat[s] de coq en soliloque ».

Au surplus, les débats en distanciel présentent quelques risques d’asymétrie, moins voyants que les défauts du débat à la télévision, que ne courent pas ou que courent à un degré moindre les débats en présentiel. Un premier écueil possible du débat en distanciel est l’invisibilisation des opposants et des positions qu’ils défendent. Comme il se déroule en l’absence physique des intervenants, il y est possible de soutenir un point de vue en ne faisant pas écho aux points de vue divergents et sans en identifier les défenseurs12. L’opposition est ainsi réduite à une masse informe indistincte qui reste incognito. Il y a alors à la fois un aplatissement de l’interaction à laquelle engage la symétrie et une occultation des options possibles sur les enjeux du débat. Cassivi lui-même se rend coupable d’une forme bénigne d’invisibilisation à deux reprises. Il fait référence sans les nommer à « un sociologue verbomoteur » avec lequel il a croisé le fer lors d’un débat télévisé et à une « actrice bien connue » dont il « consulte parfois le compte Twitter […] pour [s]’informer des dernières lubies de l’extrême droite québécoise ». Il s’agit dans le premier cas de Mathieu Bock-Côté et dans le second de Lucie Laurier.

Dans son allusion à cette dernière, Cassivi s’exprime de telle sorte que ses positions sont caricaturées (« lubie ») et discréditées (« extrême droite »). Ce sont là des vices possibles tant du débat en distanciel que du débat en présentiel contributeurs de leur asymétrie. Ils entraînent une marginalisation de la position adverse qui rend le débat dichotomique et manichéen.

On le voit bien : la symétrie / asymétrie d’un débat n’est pas fonction de son format. Contrairement à ce que se trouve à suggérer Cassivi, le débat en distanciel n’est pas davantage gage de symétrie que le débat en présentiel.

Le refus de débattre

Pour illustrer sa préférence pour le débat en distanciel, Cassivi reprend la comparaison « On ne discute pas de recettes de cuisine avec des anthropophages ». Elle n’est pas vraiment pertinente à son propos dans la mesure où il ne va pas jusqu’à préconiser un refus complet de débattre de certaines questions et/ou avec certains intervenants.

La chroniqueuse Chantal Guy (2023) franchit ce pas. Dans un texte où elle critique le « centre », cet artificiel point d’équilibre qui prétend récuser les positions extrêmes tout en admettant que chacune peut avoir du bon, elle affirme que le dialogue n’est pas une prescription absolue et fait part de sa résolution de ne pas débattre de certaines questions : « On essaie de faire passer des idées intolérantes pour “des opinions” et des préjugés pour des “points de vue”. Pourquoi une personne noire devrait-elle accepter d’aller débattre avec un Blanc l’existence du racisme, alors qu’on commence à en parler ? Personnellement, je refuserais d’aller discuter avec quelqu’un qui croit que les femmes n’ont pas le droit de décider pour leur propre corps en matière de procréation, de peur de lui mettre mon poing sur la gueule avant même qu’il s’ouvre la trappe. Non seulement ça lui donnerait du temps d’antenne, mais ça en ferait en plus une victime. » Sophie Durocher (2023) réagit en faisant valoir que l’objet d’un débat est précisément une confrontation de positions contraires : « Le but d’un débat, c’est justement d’entendre les arguments de l’autre pour pouvoir y opposer nos arguments ! Comment voulez-vous débattre avec quelqu’un qui ne connaît même pas vos opinions, mais qui ressent quand même une irrépressible envie de vous frapper à cause de vos opinions ? ».

La position de Guy et le désaccord qu’exprime Durocher font écho à la question philosophique du paradoxe de la tolérance telle que problématisé par Karl Popper (1945). Afin de le demeurer, une société tolérante ne doit-elle pas se montrer intolérante à l’égard d’idées intolérantes ? Refuser de discuter avec les tenants d’idées intolérantes n’est-il pas alors justifié13 ?

C’est de ce refus de débattre dont se prévaut Guy. Les débats sont maintenus au sens où sont exposés des points de vue divergents sur l’existence du racisme et de l’avortement, mais ils restent seulement théoriques ou virtuels puisqu’est éludé l’affrontement des positions divergentes sur ces questions. C’est sur un plan technique que les débats sont alors asymétriques. Le déficit de tout échange crée une rupture radicale du rapport entre les positions qui y sont prises.

L’appel à la censure

Le 3 avril 2023, près de 400 personnalités publiques québécoises signent une lettre commune dans laquelle ils « demandent […] que les propriétaires des médias ne permettent plus que leurs chroniqueurs et chroniqueuses et animateurs et animatrices tiennent des propos injurieux et violents, et qu’ils et elles cessent ce stratagème incendiaire que sont les attaques contre la personne. » (Marion 2023)14. Le stratagème en question consisterait à « détourne[r] un propos de la personne attaquée « pour alimenter une rhétorique mensongère débitée sur un ton fielleux et condescendant propre à provoquer la colère de leur auditoire » qui entraîne sur les réseaux sociaux une déferlante de propos violents, misogynes, transphobes et racistes ainsi que des menaces. Selon les signataires de la lettre, ces réactions violentes ne peuvent pas être « dissocié[es] des attaques qui les causent » d’autant plus que leurs auteurs « possèdent un capital médiatique, symbolique et financier qui dépassent largement celui de leur leurs cibles. »

Jean-François Lisée (2023b) s’inscrit en faux contre la lettre commune des personnalités publiques en estimant qu’elle appelle les propriétaires de médias à mettre les chroniqueurs et animateurs15 en laisse. À son avis, ceux-ci ne détournent pas les propos des personnes qu’ils critiquent. Lisée considère également que les positions exprimées par les uns et les autres sont admissibles dans le débat public. Autrement dit, à ses yeux, le blâme adressé par les signataires de la lettre aux chroniqueurs et chroniqueuses et animateurs et animatrices tombe à plat. Lisée soutient aussi que l’argument de la disproportion d’audience ne tient pas la route étant donné la diversité (globale) de l’espace médiatique québécois. Quant aux commentaires haineux sur les réseaux sociaux, Lisée, sans les excuser, avance qu’« [i]l n’y a que deux façons d’y survivre : pour les menaces, on appelle le 911, pour toute violence verbale, on bloque jusqu’à ce que la racaille disparaisse de nos fils ». Fondamentalement, Lisée s’oppose à l’appel à la censure de la lettre commune parce qu’il considère qu’elle procède de la revendication d’un « droit de ne pas être contredit […] [d’un] droit au monologue » qu’il juge préjudiciable au débat public16.

Que Lisée ait raison ou tort dans sa critique de la lettre commune, cette dernière met bien en évidence comment l’appel à la censure a pour effet de rendre le débat totalement asymétrique. La prétention à un droit au monologue ainsi que la confiscation et la monopolisation de la raison et de la vérité qu’il dénonce produisent une élimination pure et simple des opposants. L’appel à la censure est le contraire en miroir du refus de débattre : au lieu de s’abstraire du débat, on en éradique les opposants.

Comme le refus de débattre, l’imposition d’une censure renvoie à la question de la tolérance de l’intolérance en posant un enjeu plus spécifique au sujet de la liberté d’expression : doit-elle être limitée en raison d’effets délétères possibles de son usage17 ? Quelle que soit la gestion appropriée de cette question, la censure comporte le risque d’un déséquilibre dans l’expression des points de vue.

Conclusion

Une fois identifiés les facteurs déterminant la symétrie / asymétrie du débat public, convient-il de la soumettre à une recommandation normative ? Une exhortation devrait-elle être adressée ou même une exigence imposée aux intervenants dans les débats publics à argumenter et contre- argumenter plutôt que seulement opiner ? Serait-il souhaitable de les enjoindre de faire l’effort d’harmoniser ou du moins de tenter de concilier les significations variées qu’ils donnent aux termes et concepts qu’ils utilisent, de préciser les notions auxquelles ils ont recours implicitement, de discuter des questions faisant l’objet des infra-débats associés aux débats centraux dans lesquels ils prennent position et d’éviter d’avoir recours à des justifications morales ? Devrait-on adapter à différents débats les formats en présentiel et en distanciel selon qu’ils favorisent un meilleur échange ? Le refus de débattre et l’appel à la censure devraient-ils être réprouvés ou du moins leur usage devrait-il être accompagné d’une attention sensible à leur effet nocif possible ?

En somme, le débat public devrait-il faire l’objet de balises prescriptives afin de faire en sorte qu’il soit le plus possible symétrique ou le moins possible asymétrique ? La question se pose du fait qu’en en gommant le dialogue et en en accentuant la conflictualité, la part asymétrique des débats favorise leur polarisation. Quand, en effet, les positions en présence sont défendues sans égard les unes aux autres, quand est étriqué le terrain de leur échange, peut s’instaurer une logique « ami – ennemi » (Schmitt 2012) génératrice d’une irréconciliabilité des points de vue (la polarisation idéologique) et un clivage « eux et nous » formateur d’une adhésion inconditionnelle et sans nuance à la position défendue et d’une aversion agressive à l’égard de la position autre (la polarisation affective) (Brandsma 2017). Le refus de débattre et l’appel à la censure peuvent être des manifestations de cette double radicalisation et la mise à distance, la prédominance de l’opinion sur l’argumentation, l’absence de contre-argumentation, la pluralité des significations, le poids de l’implicite, les infra-débats et les justifications morales, ses symptômes.

Cependant, outre qu’elle serait d’une application malaisée sur le plan pratique, l’instauration d’un encadrement normatif du débat public afin d’en s’assurer une plus grande symétrie aurait le grave défaut de constituer une menace importante à la liberté d’expression. L’objet d’un grand nombre de débats relève de convictions dont la promotion et la défense ne peuvent pas être assurées par des arguments, mais seulement par des opinions. Il apparaît déraisonnable de vouloir contraindre leur tenue. Il apparaît abusif, aussi, de faire peser sur les intervenants dans le débat public quelque coercition ou même seulement quelque incitation sur les significations des termes-concepts, sur l’explicitation des enjeux implicites des débats, sur la discussion de leurs infra-débats et sur l’usage de justifications morales. Par ailleurs, comme il est des idées intolérantes (qui n’admettent pas la discussion) et des intervenants intolérants (qui refusent la confrontation des arguments rationnels), on ne voit pas en vertu de quelle justification, on pourrait forcer des intervenants à débattre et museler les appels à la censure d’idées et de thèses qu’ils estiment intolérantes même si cette appréciation peut être seulement subjective. Prendre part au débat public est un droit, pas une obligation. Chacun reste libre d’y participer ou non. Toute forme de censure n’est pas à écarter. Certains propos et discours sont déjà avec raison juridiquement prohibés. D’autres pourraient peut-être l’être également. L’exigence qui peut être posée à une telle proscription est de reposer sur une démonstration suffisante.

À vouloir à tout prix « symétriser » le débat public, il y a risque de l’aseptiser. Une prescription morale trop forte au dialogue pourrait affaiblir la nécessaire confrontation de points de vue opposés qui est le moteur. Une bonne connaissance des mécanismes régissant l’asymétrie du débat pourrait suffire à prémunir le débat public d’une détérioration trop forte et à préserver son caractère dialogique.

Bibliographie

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  1. Tout au long du présent travail seront donnés des exemples de débats publics analysés antérieurement dans d’autres perspectives et à d’autres fins que l’examen de leur symétrie / asymétrie.↩︎

  2. Voir https://www.linternaute.fr/proverbe/526/des-gouts-et-des-couleurs-on-ne-discute-pas/↩︎

  3. Il s’agit là de l’un des deux désaccords qui alimentent le débat. Le second, d’ordre non pas sémantique mais pragmatique, porte sur l’emploi idéologique d’islamophobie. Certains intervenants dénoncent l’instrumentalisation politique de son recours : à leurs yeux, il sert à culpabiliser les Québécois, à interdire toute critique de l’islamisme et à éteindre le débat.↩︎

  4. Comme dans le cas du débat sur l’islamophobie, c’est là l’un des deux désaccords constitutifs du débat. L’autre différend, apparenté mais néanmoins distinct, est factuel plutôt que définitionnel. Il a trait à l’identification d’intentions, d’attitudes, de comportements et d’agissements génocidaires ou non. Considérant cette double opposition, Gauthier (2023) propose de distinguer deux types de débats de nomination : par qualification de la réalité et par extension conceptuelle.↩︎

  5. Dans certains cas, le débat de nomination ne porte pas seulement sur l’à-propos de recourir à un terme-concept, mais consiste plus largement en un conflit de nomination : il a trait au choix le plus opportun entre différents termes-concepts. C’est en partie le cas du débat sur les pensionnats indiens : certains suggèrent qu’ils relèvent d’un « ethnocide ». De façon similaire, certains soutiennent que les exactions commises par les soldats russes sur la population ukrainienne depuis l’invasion de 2022 sont davantage un « natiocide » qu’un « génocide » (Sviderska 2023).

    De même, certains proposent d’utiliser l’expression « discrimination systémique » plutôt que celle de « racisme systémique » (Racicot 2023).↩︎

  6. Gauthier (2020c) met au jour l’évolution plus globale du débat sur l’interdiction du port de signes religieux par les agents de l’État en montrant qu’il est passé au fil des années de l’asymétrie à la symétrie et ensuite de la symétrie à l’asymétrie.↩︎

  7. Des études portant sur le ratio arguments / opinions (Gauthier 2008, 2007, 2006; Burger, Martel, et Gauthier 2005) font voir que la plupart des interventions considérées comprennent un plus grand nombre d’opinions que d’arguments. On pourrait en inférer l’hypothèse que les débats dont ils font partie, et possiblement même la totalité des débats publics, sont davantage asymétriques que symétriques et donc aussi monologiques que dialogiques.↩︎

  8. Comme le montre l’exemple du débat entre « grève » et « boycott » pour désigner la cessation de cours des étudiants lors du printemps érable, il arrive que l’irréductibilité entre définitions soit dépassée et qu’un débat devienne symétrique.↩︎

  9. L’infra-débat est l’un des trois débats associés à un débat central (Gauthier 2021d).↩︎

  10. Ce n’est pas le cas de tous. Ceux sur la question nationale québécoise et la nomination de la cessation de cours lors du printemps érable sont sans dimension morale.↩︎

  11. Sauf par un raisonnement circulaire ou par une autre justification morale qui déclencherait une régression à l’infini.↩︎

  12. Voici un exemple. Dans une chronique du Devoir, Jean-François Lisée (2023a) s’en prend à des interventions féministes prétendant que le gouvernement de la Coalition Avenir Québec « défend une vision fondée sur la famille patriarcale, préférablement blanche [et] qu’elle se distingue par son mépris envers les bas salariés, le travail de soin et dont l’action “féministe” ne sert que les femmes occupant déjà des lieux de pouvoir. » Lisée ne fournit aucune précision au sujet des auteurs de ces interventions. Or, il se trouve que la position qu’il critique a été exprimée en bonne partie mot pour mot peu de temps auparavant par Aurélie Lanctôt (2023) : « Le féminisme de la CAQ n’existe tout simplement pas. Un parti qui défend une vision de la société organisée autour de la famille patriarcale (préférablement blanche), qui cultive à chaque occasion la peur de l’invasion migratoire, qui pénalise la pauvreté et qui se distingue par son mépris constant envers les bas salariés, le travail de soin, l’action syndicale n’a tout simplement aucune affinité avec le féminisme. […] Le “féminisme” de la CAQ est au mieux un club social pour les femmes qui occupent déjà les lieux de pouvoir […] ».↩︎

  13. Tout le problème est évidemment de déterminer si une idée est intolérante et si ses défenseurs sont intolérants, c’est-à-dire, comme le précise encore Popper, s’ils refusent la confrontation d’arguments rationnels. Dans le cas du racisme et de l’avortement, se posent à cet égard les questions de savoir si une personne noire devrait ou non accepter de débattre avec un Blanc qui reconnaît le racisme mais nie le racisme systémique et s’il est possible d’être un partisan de l’avortement et, comme l’écrit Durocher, de ressentir néanmoins un « immense malaise avec les avortements tardifs et une immense réticence face aux avortements sélectifs. »↩︎

  14. Figurent parmi les signataires des intellectuels, des artistes et des militants politiques comme Mathieu Marion, Charles Taylor, Jocelyn Maclure, Michel Seymour, Catherine Brunet, Anaïs Barbeau-Lavalette, Gabrielle Boulianne-Tremblay, India Desjardins, Françoise David, Ève Torres.↩︎

  15. On apprend – sans surprise pour tout lecteur de la presse québécoise – qu’il s’agit de Mathieu Bock-Côté et Richard Martineau du Journal de Montréal, que la lettre commune n’identifiait pas nommément.↩︎

  16. Lisée note également que certains signataires « ont écrit que ceux qui n’étaient pas de leur avis sur la question de la laïcité étaient, nécessairement, des opportunistes et des racistes » et conclut en estimant « que, du haut de leur certitude d’être les seuls porteurs de la raison, ils voudraient que leur intolérance et leur irrespect de l’autre ne soient relevés par personne, ou alors qu’on taise leurs noms dans les répliques, même lorsqu’ils persistent et signent dans l’insulte ».↩︎

  17. On sait comment différents régimes démocratiques répondent juridiquement de manières diverses au dilemme, notamment eu égard à des discours considérés comme haineux : voir Pierre Trudel (2019). On connaît également les nombreux débats dont cette question fait l’objet : voir, entre autres, plus précisément pour le Québec, Normand Baillargeon (2019). J’ai ailleurs tenté (Gauthier 2025, 2021c) de désamorcer cette même question à propos de discours dits offensants en soutenant que n’existe pas une telle chose que l’offense discursive, entendue comme une capacité du discours à offenser.↩︎

Gauthier Gilles 0000-0001-5884-866X
Mellet Margot 0000-0001-7167-2136
La symétrie / asymétrie du débat public
Gilles Gauthier
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2025/12/18
The public debate is structured by a constitutive tension between opposition and interaction: it concerns a disagreement about which a discussion is conducted. In order to account for this double burden, a distinction between symmetrical and asymmetrical public debates is first advanced: a debate is symmetrical when it gives rise to an exchange; it is asymmetrical when it is only pure confrontation. Taking the example of some recent Quebec debates, the article first proposes to characterize symmetry by the argumentative content of interventions made in a public debate. Some particular features of symmetry – asymmetry are then revealed from this characterization: variability, meaning of terms and concepts, implicit, infra-debates and moral justification. In a second step, are examined the postures taken by the speakers about the progress of a debate that undermine its symmetry: distancing, the refusal to debate and the call for censorship. In conclusion, it is argued that public debate should not be subjected to constraints that would force it to be symmetrical. (GG)
Le débat public est structuré par une tension constitutive entre opposition et interaction : il porte sur un désaccord à propos duquel est menée une discussion. Afin de rendre compte de cette double charge, une distinction entre débats publics symétriques et asymétriques est d’abord avancée : un débat est symétrique quand il donne lieu à un échange ; il est asymétrique quand il n’est que pure confrontation. En prenant l’exemple de quelques débats québécois récents, l’article propose, en un premier temps, de caractériser la symétrie par la teneur argumentative des interventions faites dans un débat public. Quelques traits particuliers de la symétrie / asymétrie sont ensuite dégagés de cette caractérisation : la variabilité, la signification des termes et concepts, l’implicite, les infra-débats et la justification morale. En un second temps, sont examinées des postures prises par les intervenants à propos du déroulement d’un débat qui défavorisent sa symétrie : la distanciation, le refus de débattre et l’appel à la censure. Il est plaidé en conclusion de ne pas soumettre le débat public à des contraintes qui forceraient à le rendre symétrique. (GG)
débat public http://www.eionet.europa.eu/gemet/concept/11522
argumentation http://ark.frantiq.fr/ark:/26678/pcrtJRYsMAVfld
Discours argumentatif http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12468269t
Québec http://GeoEthno#QUEBEC
asymétrie, symétrie, débat public, argumentation
symmetry, asymmetry, public debate, argumentation