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Poétique des réseaux

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      Texte

      Cet article est une traduction de Sébastien McLaughlin du texte Poetics in a Networked Digital Milieu, paru en 2020.

      Dans l’étude de ce que l’écriture est, fut et sera, la figure de l’archive et le discours de la poétique fusionnent. Non pas confinés à une trajectoire singulière, mais plutôt à un vaste territoire ou « volume complexe » d’articulations au sein duquel « se différencient des régions hétérogènes, et où se déploient, selon des règles spécifiques, des pratiques qui ne peuvent pas se superposer » (Foucault 1969, 170), la figure de l’archive et le discours de la poétique consistent en l’assemblage et en l’organisation de compositions passées, à la transmission de leurs inscriptions au présent, ainsi qu’à la manière envisagée par ces traces pour rendre lisible les futurs. Si, comme le dit Kate Eichhorn, « écrire à l’âge numérique, c’est écrire dans l’archive » (2008, 1), qu’est-ce que la composition des archives, en tenant compte de la composition de leurs matériaux, de leurs contextes de production, de leurs protocoles et de leurs interfaces, peut nous apprendre sur la poétique aujourd’hui ?

      Ma contribution à ce forum critique ciblera un genre spécifique d’archivage : le dépôt numérique. Avec l’expansion rapide des réseaux numériques depuis les années 1990, ce dernier a servi de moyen principal pourétendre la portée de la poétique en tant que forme institutionnelle contemporaine. Je détaillerai brièvement le développement de trois dépôts numériques importants relevant de la poésie et de la poétique – l’Electronic Poetry Center de l’University at Buffalo, UbuWeb de Kenneth Goldsmith, ainsi que PennSound, de l’University of Pennsylvania – afin de décrire leur impact sur la publication, la dissémination, et l’entreposage des ouvrages poétiques. En fournissant l’accès à des collections de compositions épuisées ou bien difficile à acquérir, ainsi qu’à des nouveaux écrits et médias connexes, ces trois dépôts reconfigurèrent profondément l’espace-temps de la production littéraire. En générant de nouveaux régimes de circulation pour les œuvres littéraires composées en une variété de formats (textuels, sonores, et visuels), ils mirent en relief, comme nulle autre plateforme précédente, l’intermédialité fondamentale de la pratique poétique. Dans cette mesure, ils incarnent la manière par laquelle le dépôt numérique a incorporé des traits d’autres moyens et plateformes vitaux pour la dissémination d’œuvres au sein des communautés artistiques et littéraires – pensons, ici, aux revues à faible tirage, à l’édition artisanale, aux anthologies, aux séries de lectures publiques, et aux programmes de création littéraire – en rassemblant des aspects de chacun d’eux en une infrastructure médiatique unique et singulière. Pour ces raisons, le dépôt est un objet de recherche idéal pour quiconque cherche à cartographier la relation des réseaux numériques à la poésie et à la poétique des débuts de l’âge de l’information1 .

      Chaque dépôt que j’analyserai ici incarne un argument poétique particulier. Leurs histoires enchevêtrées, de même que leurs infrastructures techno-culturelles, articulent de nombreuses affinités ; chacune est rendue distincte par sa façon d’éclairer certains termes critiques relevant des études littéraires. Ici, j’étudierai ces trois dépôts numériques dans leur capacité à réfléter les notions d’accès, de circulation et de format. Chaque notion s’applique aux trois dépôts. En ciblant un thème pour chaque exemple, toutefois, le biais communicationnel d’un dépôt donné tend à se clarifier (Innis 1999). Un tel engagement considère donc plus généralement la langue et l’écriture dans le contexte des milieux contemporains numériques et réseautés, soulignant par le fait même les dispositions spécifiques qui font du dépôt un genre archival répandu, mais peu analysé.

      L’Electronic Poetry Center (EPC) est un des premiers dépôts numériques de langue anglaise ciblant la poésie et la poétique. En 1995, Loss Pequeño Glazier, en dialogue avec Kenneth Sherwood et avec le soutien de Charles Bernstein, initia l’EPC en tant que site Internet pré-web via Telnet et le protocole Gopher, afin de fonder un milieu qui puisse soutenir un écosystème virtuel pour la poésie et les poètes. Le milieu fut fondé à quelques pas de la collection de poésie de l’University at Buffalo, dans le contexte du programme de poétique de cette même université. Le but central de Glazier fut de créer « un site pour l’accès, la collection et la dissémination de la poésie et de matériaux reliés » au sein du cyberespace (Glazier 2002, 3). L’accent mis par l’EPC sur des œuvres des traditions modernistes radicales du vingtième siècle nord-américain – et tout ce qui les entoure – provinrent de l’intérêt de Glazier pour les formats de publications contenus dans ses traditions (par exemple, la publication à petit tirage de hand press au miméographe, de Xerox à offset), leur mode de convivialité (conférences, lectures, entretiens) et la multimédialité de leurs pratiques poétiques (en ce que les poètes matérialisaient souvent leurs œuvres hors du livre, sous forme de performances, d’installations ou en tant qu’œuvres fondées sur l’image ou sur le son). Glazier chercha donc à cristalliser l’ensemble des pratiques sociales et des relations portées par ces traditions pour les relayer, et ce, dès les premiers jours du World Wide Web.

      Formé en tant qu’informaticien, technicien de systèmes informatiques et bibliographe, le champ de compétences de Glazier lui permit de confronter le défi ardu de rassembler et d’organiser une série d’œuvres protéiformes dans l’espace toujours émergent qu’était alors Internet. Cernant la poésie, dans les mots de Bernstein, « en tant que culture qui peut être documentée » (Nardone 2018, 401)2, Glazier assembla en un seul lieu des poèmes individuels, des livres entiers, des entrées biographiques et bibliographiques, des séries de revues et de magazines, des critiques, des comptes rendus, des manifestes poétiques, entretiens, correspondances, bulletins, listes d’envoi et, plus tard, des entretiens en simultané, des œuvres fondées sur l’image, ainsi que des enregistrements sonores. Catalysé par la conviction de Glazier que les réseaux numériques peuvent former un espace libératoire pour la poésie, l’EPC sera, aux yeux de son créateur, un projet utopique ayant pour mission de créer un accès libre à la poésie rare et aux ressources théoriques de la poétique afin que tous puissent la lire et apprendre. Un élément prioritaire lors de la création fut d’assurer l’existence d’un lieu d’échange qui serait libre d’intérêts commerciaux : « Je le voyais presque comme une station spatiale, avoue Glazier en conversation, comme un vaisseau mère que les gens peuvent visiter pour s’y amarrer, s’y connecter pour ensuite s’envoler à leur guise » (Nardone 2018, 330).

      En établissant une nouvelle forme générale de publication, d’organisation et de dissémination de la poésie et du matériel poétique, l’EPC redéfinit alors le sens de l’accessibilité dans le contexte d’un paysage littéraire élargi. Dans les décennies qui précédèrent la création de l’EPC, la notion d’accessibilité, telle qu’appliquée à un texte poétique, visait le plus souvent à décrire la stylistique interne d’une œuvre, qui s’y retrouvait par exemple associée à la notion de « parole directe » ou « d’expression de soi » qu’un « lecteur général » hypothétique puisse plus ou moins immédiatement saisir à la lecture3. Après la venue de l’EPC, le vocable « accessible » dut s’adapter à la description de matériaux repérables (souvent difficiles à trouver ou hors de circulation) et rendus disponibles aux lecteurs via le dépôt numérique. En rendant disponibles des documents clés de traditions poétiques modernistes et radicales – souvent difficiles à trouver, mais aussi souvent estimées inaccessibles dans la première acception du terme – l’EPC soulignait l’importance de la repérabilité du texte par-delà sa soi-disant intelligibilité sémantique. Cette transformation signala un changement de paradigme important pour la poétique dans un milieu numérique réseauté, qui matérialise la boutade de Friedrich Kittler selon laquelle « Nur was schaltbar ist, ist überhaupt [Seul ce qui est réseautable existe vraiment] » (Kittler 1993, 182; trans. adapté de Peters 2015, pp. 26-27) – un aphorisme que Kenneth Goldsmith adaptera plus tard à l’égard d’UbuWeb : « Si cela n’existe pas sur Internet, cela n’existe pas » (2007).

      UbuWeb, fondé en 1996 par Goldsmith, est un dépôt numérique Web d’œuvres textuelles, sonores, visuelles et vidéo issues de mouvements historiques et contemporains relevant d’avant-gardes esthétiques. Ciblant initialement des matériaux du mouvement internationaliste de poésie visuelle et concrète né à la moitié du XXe siècle, UbuWeb grandira afin d’accueillir des documents reliés à diverses disciplines, que ce soit la littérature, la danse, l’art vidéo, la musique, l’art sonore, la performance ou l’art brut. UbuWeb héberge la poésie et la poétique des avant-gardes dans un espace qui insiste sur les affinités intermédiales de ces traditions. À même titre que l’EPC, UbuWeb s’affaire à rendre disponible des « matériaux difficiles à trouver, épuisés ou obscurs, ici rendus sous format numérique » (« UBUWEB FAQ » 1996, traduction libre). Référant au dépôt en tant que « centre de distribution » (« UBUWEB FAQ » 1996, traduction libre), Goldsmith souligne l’importance d’établir un accès libre à travers la création de nouveaux régimes de circulation pour ce matériel. Dans cette mesure, il privilégie davantage la transmissibilité d’UbuWeb, accordant par exemple moins d’important à la qualité de la reproduction d’une œuvre, comparée à son original et à la permission des auteurs afin d’héberger et de faire circuler leurs œuvres. Bien que de telles pratiques d’archivage furent plutôt controversées à certains moments, il n’en demeure pas moins que ce sont ces pratiques qui firent d’UbuWeb un précurseur important pour le développement des sites de ressources à usage commun, rassemblant et disséminant des ressources culturelles et éducatives via Internet.

      UbuWeb, dit Goldsmith, existe tout autant par l’entremise des « ramifications sociales et légales de sa distribution et de son système d’archivage autocréés que par le contenu qu’il héberge » (Goldsmith 2014, 251). En fonctionnant à titre « d’expérience radicale de distribution » pour les ressources médiatiques relevant de l’avant-garde, le dépôt numérique exista lui-même en tant qu’objet médiatique faisant montre d’une transfiguration et d’une circulation constantes (Goldsmith 2005). En raison de l’acharnement de Goldsmith à privilégier la circulation de ce qui est difficile à trouver plutôt que de se cantonner à ce qui relève principalement du domaine public, le dépôt numérique a une relation difficile avec les institutions culturelles et éducationnelles : il dépendait tout de même de leur soutien pour héberger leur bande passante et leurs serveurs. Les problèmes légaux, de même que les nombreuses fermetures d’UbuWeb, signifièrent que l’infrastructure technique du répertoire dût être déplacée à plusieurs reprises : de Buffalo à New Jersey, puis de Toronto à Mexico, puis, à l’heure d’écrire ce texte, en Islande. Afin de s’adapter à cette infrastructure constamment sujette au changement, Goldsmith fut obligé de continuellement changer la collection d’UbuWeb en retirant ou en ajoutant du contenu, et ce, en reformatant ses fichiers afin qu’ils puissent continuer de circuler par-delà l’avenir incertain du répertoire.

      En ce qui concerne le contenu, UbuWeb engage la poésie et la poétique dans un champ discursif large où elles rencontrent d’autres pratiques artistiques et engendrent un dialogue entre elles. Le dépôt numérique s’avère ici être le moyen idéal de publier et de rassembler, de même que de faire circuler des œuvres à la frontière intermédiale de la pratique poétique, tout en testant les limites du genre littéraire. Sur le plan de la forme, la nature mutable et mobile d’UbuWeb rappelle à quel point les matrices de circulation des œuvres poétiques, toutes inscriptions et formats confondus, s’étendent loin au-delà du contexte du dépôt, éclairant l’ancrage matériel de l’expression culturelle (Gaonkar et Povinelli 2003; Straw 2010). Plus généralement, l’étude des textes circulant au sein de réseaux numériques appelle à une analyse qui s’attarde aux sites de même qu’aux techniques servant à refaçonner, reformater et à intégrer ceux-ci dans leurs milieux et conditions de consommation.

      Fondé par Charles Bernstein et Al Filreis à l’University of Pennsylvania en 2003, PennSound est un dépôt en ligne d’enregistrements audio sous format MP3 et MP4 dédié à la poésie et à la poétique. Le dépôt occasionna un changement significatif du statut du son en tant que « matériel et matérialisation de la poésie » (Bernstein 1998, 4), en colligeant, en organisant, en disséminant et en rendant disponible des milliers d’enregistrements reliés à la poésie, de même qu’en hébergeant la plateforme par moyen d’ une série d’interfaces (à la fois en ligne et hors-ligne) qui donnent la possibilité aux usagers d’explorer les éléments phonotextuels de la pratique poétique4. Assemblé à partir de nombreuses collections privées et institutionnelles d’enregistrements audio de poésie, qui n’étaient pas disponibles au public avant la création de Pennsound, le dépôt établit une série de nouveaux standards pour l’archive, la consultation et l’engagement critique à l’égard d’enregistrements littéraires. Au même titre que l’EPC et UbuWeb, PennSound tend à miser sur l’importance de l’accessibilité et de la distribution à même sa construction. Un credo central du site fut « Rendez-le gratuit », une adaptation du dicton d’Ezra Pound, « Rendez-le nouveau », adapté au contexte de la poétique à l’ère des réseaux numériques. « Doit être gratuit et téléchargeable », nous dit le premier item du « PennSound Manifesto ». Le reste des arguments du manifeste définit la notion de gratuité dans la mesure où il met l’accent sur l’emploi de formats non-propriétaires, la plus grande qualité de son possible (dans la mesure où elle ne fait pas d’entrave à la circulation), ainsi que l’incorporation d’informations bibliographiques pertinentes au sein même des fichiers afin d’optimiser le catalogage et la repérabilité.

      L’accent mis par PennSound sur l’accès ainsi que la distribution peut expliquer son impact ; son attention au format, également. Bernstein décrit le format en tant que « terme mitoyen » (Bernstein 1992, 134) entre le médium et le genre. Jonathan Sterne affirme que le format « dénote toute une gamme de décisions affectant l’apparence, le sentiment, l’expérience et le fonctionnement d’un médium. Il nomme également la série de prescriptions selon lesquelles une technologie donnée opère » (Sterne 2012, pp. 1-2). Tandis que la définition de Bernstein est utile pour évaluer les fichiers individuels contenus dans le dépôt, le sens donné par Sterne est avantageux quand il en vient à considérer le dépôt et son contexte tels qu’ils sont. En ce qui a trait aux fichiers individuels, la décision d’utiliser le MP3 en tant que format de prédilection de PennSound contrevient à la doxa des meilleures pratiques dans l’archivage des fichiers sonores numériques. Le format MP3 engage une compression à perte, soit une méthode d’encodage qui réduit la taille du fichier en procédant à des approximations inexactes de même qu’à des suppressions d’éléments redondants au sein des données contenues dans un fichier5. Cette compression contribue à faire du MP3 « un triomphe de distribution » (Sterne 2012, 1). Mais encore, l’augmentation des données de l’enregistrement original fait du MP3, du moins typiquement, un document de moins bonne qualité et, par conséquent, un mauvais choix de format à des fins d’archivage. Les archivistes travaillant en audio numérique privilégient nettenent le format WAV, qui ne compresse ni ne supprime de données au sein du fichier sonore6. En utilisant le MP3 en tant que format de prédilection, les créateurs de PennSound priorisèrent l’accès aux enregistrements sous forme de distribution continue aux dépens d’une fidélité plus élevée et d’une expérience acoustique plus riche en données. Une telle décision souligne le caractère singulier du dépôt numérique en tant que genre d’archive, en ce qu’il incorpore le mode de collection et d’organisation des archives tout en faisant circuler ses contenus à un public général d’une manière qui s’apparente plutôt à celui d’une publication.

      Le format de PennSound à titre de dépôt numérique – selon le sens donné par Sterne au terme format, qui désigne ses protocoles et son fonctionnement – ne peuvent être séparés de ses plusieurs espaces de production et de son usage qui oriente l’interface du site. L’interface devient ici un objet technique de même qu’une frontière partagée entre les médias électroniques et leurs usagers humains (Kirschenbaum 2002). De plus, l’interface devient une zone d’activité et de processus qui transforment la condition matérielle du document (Galloway 2012). L’évaluation du lien entre ces deux composantes de l’interface de PennSound – l’objet technique et ses effets – est importante quand nous cherchons à comprendre en quoi les textes et les contextes du dépôt s’interpénètrent dans l’assemblage du site. En tant qu’objet technique, l’interface de PennSound est dérivée de modèles et de version développés afin d’organiser des matériels phonotextuels : elle est le point d’articulation de nombreuses collections institutionnelles et personnelles d’enregistrements, reformatant leurs métadonnées diverses (pochettes de vinyle, boîtes de bobines, pochettes de cassettes et autres notes de référence), désormais réunies en un seul site accessible. Elle cartographie et tient en relation tout un champ de production qui recouvre un aspect important de la pratique poétique, aspect qui, avant l’avènement de cette infrastructure, existait surtout aux marges des études littéraires. D’une manière importante, les protocoles de distribution de PennSound s’assurent que ces matériels puissent être davantage incorporés au sein d’autres contextes en ligne, tels que des plans de cours ou sinon d’autres publications et collections numériques.

      À titre de zone d’activité, l’interface de PennSound émerge d’un engagement pédagogique et d’un dévouement partagés par Bernstein et Filreis à l’égard des modes de production collectifs développés au sein des communautés relevant des petites presses littéraires. L’EPC et UbuWeb existent surtout (ou complètement) dans l’espace virtuel du web, tandis que PennSound comporte des lieux de programmation en ligne et hors ligne destinés aux interactions sociales liées au dépôt et à ses matériels. Tenant principalement lieu au Kelly Writers House, un « chalet superwired de 1851 de style Tudor sur le campus de l’University of Pennsylvania » (Filreis 2006, 125), PennSound figure au sein d’un réseau qui inclut aussi le Center for Programs in Contemporary Writing (CPCW) et une bonne part de sa programmation, y compris des projets d’édition numérique tels que PoemTalk, MediaLinks et la revue Jacket2. L’espace physique de la Writers House comprend des salles de classe, un studio d’enregistrement, un espace de diffusion de lectures et d’entretiens, une salle vouée aux publications, une salle de réception et une galerie – qui contribuent ensemble à son fonctionnement en tant qu’espace semi-autonome dans le contexte de l’université, espace voué à la production collective de matériel et d’évènements liés à la poésie et à la poétique. Plus récemment, PennSound a servi de composante fondamentale dans le cadre du cours de formation en ligne ouverte à tous (FLOT) de Kreis sur la poésie moderniste. Grâce à l’articulation réciproque de ces divers sites, collections, activités, publications et espaces pédagogiques, PennSound développa un mode d’échanges pour la poésie qui demeure unique et que Filreis décrit comme « notre format » (Nardone 2018, 422).

      En guise de conclusion, et retournant aux questions qui cadrent ce numéro sur les réseaux, je souhaiterais porter votre attention à deux qualités du dépôt numérique qui mériteraient une considération future au-delà de ce forum. Premièrement, l’étude critique d’œuvres contenues et transmises par des dépôts numériques appelle à un renouvellement des modes d’analyse de manière à rendre compte de ses supports matériels, de ses infrastructures technologiques et des relations sociales qui produisent l’artéfact littéraire (Eagleton 1978), en plus des chaînes de signification linguistiques ou des codes qui produisent le contenu de l’œuvre en question (Macherey 1978). Ces deux éléments de la production littéraire sont inséparables. La signification linguistique d’un texte est toujours produite avec et grâce à l’articulation de sa forme médiale spécifique. Leur enchevêtrement crée les conditions de possibilité pour toute œuvre particulière, qui porte les traces de son inscription, de sa circulation et de sa relation à d’autres documents et médias dans une variété de contextes historiques, culturels et philologiques, qu’ils figurent sur le Web ou non. Deuxièmement, toute analyse approfondie de telles productions littéraires doit mener à une analyse du pouvoir, soit au rôle du dépôt numérique en tant qu’infrastructure contemporaine cruciale dans l’établissement des nouveaux canons poétiques. En 2006, spéculant sur les possibles impacts que les dépôts numériques auront sur la culture littéraire, Marjorie Perloff (2006, 145) demandait : « Comment la dissémination de matériaux si riches et variés affectera-t-elle le public lecteur de poésie ? » Plus d’une décennie plus tard, nous avons quelques réponses claires. En créant un espace pour la diffusion d’œuvres intermédiales, en rassemblant et en faisant circuler des matériaux historiques qui se mélangent dorénavant à des nouvelles productions, et en facilitant l’intégration de ces matériaux aux plans de cours, publications et aux collections, le dépôt numérique a voyagé des marges du discours poétique en tant qu’activité accessoire aux milieux savants et fonctionnent maintenant en tant que centre d’activité, de développement et de ressources des institutions universitaires et culturelles de l’élite. Les prochains travaux à effectuer dans ce domaine pourraient analyser la signification de ce développement sur les « protocoles de lecture » (Morris 2006, 13) dans un terrain élargi d’œuvres intermédiales, de même que les termes par lesquels diverses généalogies esthétiques sont représentées ou bien absentes au sein de telles infrastructures.

      Bibliographie

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      Goldsmith, Kenneth. 2005. « The End of UbuWeb ». UB Poetics List, juin.

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      Goldsmith, Kenneth. 2014. « Robin Hood of the Avant-Garde ». In Dynamic Fair Dealing: Creating Canadian Culture Online, édité par Rosemary J. Coombe, Darren Wershler, et Martin Zeilinger, 251‑60. Toronto: University of Toronto Press.

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      Nardone, Michael. 2018. « Of the Repository: Poetics in a Networked Digital Milieu ». PhD Dissertation, Montreal: Concordia.

      Perloff, Marjorie. 2006. « Screening the Page/Paging the Screen: Digital Poetics and the Differential Text ». In New Media Poetics: Contexts, Technotexts, and Theories, édité par Adelaide Morris et Thomas Swiss, 145‑62. Cambridge, MA: The MIT Press.

      Peters, John Durham. 2015. The Marvelous Clouds: Toward a Philosophy of Elemental Media. Chicago: University of Chicago Press.

      Sterne, Jonathan. 2012. MP3: The Meaning of a Format. Durham, NC: Duke University Press.

      Straw, Will. 2010. « The Circulatory Turn ». In Wireless Spectrum: The Politics, Practices, and Poetics of Mobile Media, édité par Barbara Crow, Michael Longford, et Kim Sawchuck, 17‑28. Toronto: University of Toronto Press.

      « UBUWEB FAQ ». 1996. UbuWeb. http://www.ubu.com/resources/faq.html.


      1. Galloway effectue une périodisation de l’âge de l’information qu’il définit « non seulement [en tant que] moment où les ordinateurs viennent à dominer, mais également au moment à partir duquel la matière elle-même est comprise en termes d’information ou de code. » Il continue ainsi : « La transformation de la matière en code est non seulement un passage du qualitatif au quantitatif, mais aussi un passage du non-esthétique à l’esthétique – le passage du non-média au média. […] Ce moment historique à partir duquel la vie n’est plus définie comme essence, mais plutôt comme code est le moment où la vie devient médium » (2004, III).

      2. Les citations de Bernstein, Glazier et Filreis renvoyant à (Nardone 2018) sont tirées d’une série d’entretiens conduits en personne avec ces individus en 2015 lorsque j’étais un PennSound Visiting Fellow à l’University of Pennsylvania. J’ai transcrit et édité ces entretiens ; ils figurent dans les appendices de ma thèse, citée plus bas.

      3. Par exemple, prenons « Can Poetry Matter » de Dana Gioia (1991), qui salue et cherche à prolonger la tradition des poètes et des critiques « passés » qui « s’adressaient à une communauté élargie de lecteurs éduqués », donnant leur avis avec « une honnêteté scrupuleuse là même où leurs opinions encouraient la perte d’alliés littéraires », qui sans « parler de haut à leur public » cultivaient un « idiome publique » et qui chérissaient « la clarté et l’accessibilité » avant « le jargon spécialiste et la pédanterie érudite. »

      4. Steven Evans définit le phonotexte en tant que « tressage du timbre, du texte et de la technologie » (2012).

      5. Jonathan Sterne décrit ce processus plus précisément : « Afin de constituer un MP3, un programme portant le nom d’encodeur prend un fichier .wav (ou un fichier d’un autre format) et le compare à un modèle mathématique des limites de l’ouïe humaine. Selon quelques facteurs – certains choisis par l’usager, d’autres par le code – il se débarrasse des parties du signal dont il estime qu’il soit peu probable qu’ils soient audibles. Il organise ensuite les données répétitives et redondantes de l’enregistrement et produit un fichier beaucoup plus petit, atteignant souvent aussi peu que 12% du fichier original » (Sterne 2012, pp. 1-2).

      6. Voir, par exemple, le « Recommended Format Statement », de la US Library of Congress ou sinon les « Key Digital Principles » de l’International Association of Sound and Audiovisual archives concernant les formats de fichiers.

      Nardone Michael 0000-0002-3474-4126
      Wormser Gérard male 0000-0002-6651-1650
      Poétique des réseaux
      Michael Nardone
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2021/06/28
      Depuis les années 1990, le dépôt numérique est devenu l'une des formes médiatiques les plus importantes pour la publication, la dissémination et l'entreposage d'oeuvres littéraires. En incorporant les qualités d'autres plateformes déjà vitales pour les communautés littéraires et artistiques alternatives telles que la revue à faible tirage, l'anthologie et la série de lectures, le dépôt numérique appelle une redéfinition de ce qu'est une oeuvre littéraire, tout en éclairant certains termes critiques d'usage en poétique. Cet article consiste en une analyse des infrastructures culturelles et techniques de trois dépôts numériques d'importance pour la poésie ayant surgi au tout début de l'histoire du Web : l'Electronic Poetry Center, UbuWeb, et PennSound. J'effectue ici un survol médiatico-historique des textes et contextes qui ont défini ces dépôts, avec une attention particulière aux matériels et aux protocoles qui ont servi à leur instanciation. En traitant ces dépôts à la lumière de trois critères particuliers, soit l'accès, la circulation et le format, cet essai fonde une méthodologie critique visant une production littéraire dans le contexte des milieux numériques réseautés.
      Since the mid-1990s, the digital repository has become one of the most important medial forms for the publication, distribution, and storage of literary works. Incorporating characteristics of other vital platforms for alternative literary and artistic communities, such as the little magazine, the anthology, and the reading series, the digital repository has impacted the status of what a literary work is, and casts in a new light certain critical terms for poetics. This article focuses on the cultural-technical infrastructures of three prominent repositories related to poetry on the early Web -- the Electronic Poetry Center, UbuWeb, and PennSound. It presents a media-historical overview of each repository’s texts and contexts, with special attention to the materials and protocols involved in their production. By approaching the repositories through the lens of three unique emphases -- access, circulation, and format -- this essay develops a critical methodology for addressing literary production in a networked digital culture.
      en Poetics in a Networked Digital Milieu
      Arts et Lettres http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12021811z FRBNF120218114
      Monde numérique FRBNF133328055
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      Poétique, Réseaux, Poésie contemporaine, Études numériques, Infrastructure, Études littéraires, Format, Accès, Circulation, UbuWeb, PennSound, Electronic Poetry Center
      Poetics, Networks, Contemporary Poetry, Digital Studies, Infrastructure, Literary Studies, Format, Access, Circulation, UbuWeb, PennSound, Electronic Poetry Center