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Fibromyalgie et SMI ou Médecine et Marketing

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      • Mot-clésFR Éditeur 39 articles 2 dossiers,  
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      Texte

      Nouvelle clinique

      J’ai appris hier que les universitaires, je veux dire les scientifiques, avaient enfin découvert quelque chose, les SMI.

      Une découverte impensable, inouïe et pourtant si fréquente dans notre quotidien de thérapeute, une découverte au fondement de notre pratique soignante, que nous soyons médecin ou non, une évidence qui était là sous nos yeux, et qui nous aurait échappé, le SMI ou Syndrome Médicalement Inexpliqué.

      Hier - je me moque, hier c’était en 1998 -, une publication dans l’EMC, les SMI. C’est drôle cette obstination de la science à vouloir que la médecine puisse expliquer tous les syndromes. Ceux qui résistent à l’explication sont des injures à notre science. Je pense, quant à moi, que la résistance fait la médecine.

      En 1998, le SMI, cela semblait encore assez drôle, un nouvel acronyme, un terme pour expliquer quelques-uns de nos échecs thérapeutiques, une perspective de travail, d’interrogation, de recherche, mais depuis, cet acronyme a fait des petits accros, que j’ai vu surgir dans ma clinique, des patients accrochés à un nouveau symptôme qui parle à leur place. Le SPID, ou Syndrome Poly-algique idiopathique Diffus peut avoir un pronostic redoutable, avec l’invalidité à la clé. C’est décrit, cette évolution irait jusqu’à l’impotence. Le SPID est mieux connu sur le nom de fibromyalgie et le nombre de cas ne cesse de s’accroître. Ces nouveaux patients saturent les demandes de reconnaissance d’un handicap, handicap faisant privilège. Les médecins et les instances sont débordés par ce nouveau phénomène qui se mesure à l’échelle du collectif. Les patients se saisissent de ce nouveau signifiant pour en faire un paraître, une nouvelle identité en souffrance. Il y aura bientôt, sans aucun doute, des associations de « Fibromyalgiques, de SPID », associations qui exigeront un traitement radical.

      L’apparition de nouvelles maladies, de nouveaux symptômes n’a rien de surprenant en soi, quoique se pose la question de savoir si et comment ça existe, avant le repérage par la nomination. Ce qui ne s’écrit pas, ce qui ne se décrit pas, existe-t-il ? C’est une question épistémologique classique.

      Devant la multiplication des plaintes auto-désignées de SPID ou de fibromyalgie, je veux dire la multiplication de patients qui viennent non pas demander un diagnostic mais demander confirmation d’un diagnostic « autoporté », via internet peut être, et demander un traitement efficace, pointant par là notre relative impuissance à traiter, à expliquer ce qui ne s’explique pas et ce, par définition : SMI. Ce qui me surprend, devant un tel phénomène, c’est la commercialisation prochaine d’une molécule antidépressive dont la spécificité serait, entre autre, le traitement de la douleur, douleur au centre du tableau clinique du SPID.

      Nouvelle chimie

      Cette molécule qui a un nom, et un nom commercial que je citerai au risque d’être soupçonné de corruption laborantine, est commercialisée aux USA et dans de nombreux pays d’Europe depuis plusieurs années et on ne sait pas très bien avec quels succès, qu’ils soient économiques ou thérapeutiques. Nous ne disposons que d’études préalables à la mise sur la marché et non pas de l’expérience des cliniciens prescripteurs de cette molécule. De même, nous ne disposons d’aucune information sur le nombre de patients traités. Cela ne nous permet aucune évaluation de son efficacité en clinique quotidienne. Ce n’est pas la première fois lors de la commercialisation d’une nouvelle molécule : on peut évoquer les traitements proposés pour le sevrage tabagique, qui ne donnent que peu de résultats malgré ce qu’annonçaient les études préalables à leur mise sur le marché.

      Le médicament de la fibromyalgie porte un nom qui n’a certainement pas été choisi au hasard, le Cymbalta, l’homophonie avec battre n’échappe à personne.

      Ce médicament est donc commercialisé dans de nombreux pays, aux U.S.A. mais aussi en Europe. Certains de mes patients alléchés par les publications disponible sur internet, se sont rendus en Angleterre afin d’obtenir ce traitement miracle et non disponible en France. Sans succès thérapeutique, bien évidemment. Cela s’était déjà produit pour le traitement des crises migraineuses. Cette absence de disponibilité sur le marché français d’un traitement déjà commercialisé serait, selon les laboratoires, liée aux lourdeurs des procédures administratives.

      Un médicament, pour obtenir son agrément doit faire l’objet d’études cliniques sur 5 ans. C’est un principe de précaution qui permet d’évaluer son efficacité ou son éventuelle toxicité. Mais le laboratoire ne dit pas que s’il attend cet agrément, c’est pour obtenir son remboursement par la sécurité sociale : cela lui permettra de multiplier les ventes. Un véritable coup commercial, préparer le public à l’achat remboursé d’une molécule salvatrice. Et plus on fait attendre, plus on crée le besoin.

      Mais, nous, pauvres français, serions à la traîne du fait, du fait de quoi ? D’une culture de la méfiance ou d’une lourdeur administrative. Nous ne disposerons de cette nouvelle molécule remboursée qu’en fin d’année. Et insidieusement, on tente de préparer les médecins à la prescrire.

      Alors, nous disposerions d’un traitement déjà présenté comme salvateur, mais que nous ne serions incapables de prescrire en raison de contraintes administratives ! On nous ferait presque croire que nous sommes dans un système économique protectionniste, rétrograde et fermé sur lui-même comme certains pays communistes, alors qu’il s’agit simplement d’appliquer le principe de précaution. Attendre de voir... Il peut-être parfois néfaste de trop attendre, certes, mais c’est parfois nécessaire, d’attendre.

      Nouvelle formation

      Et certains laboratoires s’y emploient précisément, à nous faire croire à un archaïsme de notre système de soins pourtant identifié comme l’un des plus efficaces. Performant, mais c’était autrefois, avec Pasteur et quelques autres. J’ai reçu un laboratoire qui, comme tous les laboratoires, est là pour nous renseigner sur les avancées de la science médicale, pour nous informer, pour nous éduquer, sans beaucoup de respect pour notre pratique, notre formation, notre clinique considérée comme assez misérable au regard des multiples études qu’ils nous proposent, études multiples par le nombre faramineux de patients traités (plus de 2 millions de patients traités par un nouveau neuroleptique, produit par le même laboratoire, et qui avait bénéficié de la même politique marketing), par le nombre impressionnant de professeurs, d’universitaires, de chercheurs qui valident les médiocres graphes imprimés sur un papier de belle qualité censé attester de la qualité de son contenu.

      Un laboratoire, donc, sans attention particulière à ma maigre expérience de médecin, me remet une petite brochure, comme ça, l’air de rien, une brochure de quelques pages éditée par un grand de l’édition médicale, en papier glacé. Simple et pratique à manipuler, à lire, comme une vraie émission de télévision, de l’image bien structurée. Une brochure à l’allure de recommandation, intitulée « La dépression fait mal ». Tiens donc ? Encore une nouveauté à diffuser aux médecins ignorants de la douleur de leur patient... la petite brochure pourtant commence bien, par une citation relativement poétique au regard de cette littérature embrochée, une citation de R. Damasio : «  Toutes les émotions utilisent le corps comme théâtre ». Et tous les laboratoires utilisent les poètes comme argument. J’aurai bien aimé savoir à combien d’exemplaires cette brochure a été publiée, mais il s’agit, paraît-il, d’une publication confidentielle réservée aux plus fidèles médecins collaborateurs...

      Cela dit, elle est bien faite cette brochure, elle rappelle quelques évidences que nous serions censés avoir oubliées. Comme ce n’est pas le cas, tout de suite l’on se sent vraiment savant voire intelligent. Ce qui est écrit est tellement évident, compréhensible, que d’un coup je me suis senti rassuré : la prévalence de l’état dépressif, le risque de chronicité, la gravité de l’État Dépressif Majeur et le risque suicidaire agrémenté de chiffres, la nécessité du dépistage et du traitement, enfin toutes sortes de choses qui ne font que conforter le médecin dans son savoir que l’on ne lui suppose pourtant plus... On voudrait, en tous cas, lui en offrir une nouvelle formulation.

      Glissement sémantique

      Mais ce texte calqué sur le mode d’un texte qui ferait autorité, d’une recommandation argumentée d’une cinquantaine d’articles pour la plupart américains, va insinuer quelque chose qui semble paraître nouveau : «  la dépression ça fait mal », titre de la brochure. Ce serait nouveau parce qu’on ne le savait pas, avant cette information du laboratoire, qu’un « déprimé » avait mal, on pensait naïvement qu’il souffrait. La distinction est subtile, indétectable, on glisse de ce que nous appelions douleur morale à douleur physique. Comme si cela pouvait se distinguer. Eh bien oui, en lisant cette brochure, j’ai compris que je n’avais pas d’attention à la douleur physique de mes patients et que, de plus, le physique, le corps, ça fait mal. Ça fait mal, ça va mal, et pour devancer un peu mon propos, ça fait pipi dans la culotte, ce que je n’ai jamais osé demander à mes patientes, mais qui est pourtant si important que l’on en fait des publicités télévisuelles. Je vous parle de l’incontinence urinaire parce que le laboratoire qui prétend dans sa grande générosité nous enseigner sur la douleur va commercialiser un antidépresseur actif sur l’incontinence urinaire de la femme, ce qui n’a rien de nouveau en soi puisque l’on sait de longue date que la Clomipramine, un des premiers antidépresseurs connus, est parfois efficace à petites doses sur l’énurésie. De là à établir un rapport entre dépression et pipi...

      Nouvelle mesure : Substitution de la souffrance à la pseudo-objectivité de la douleur.

      Le passage de la subjectivité de la souffrance à l’objectivité de la douleur est plutôt subtil. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un des grands progrès humanitaires de la médecine est de mesurer la douleur. On a même inventé des règles pour la mesurer, des règles complexes.

      Au lieu de dire « j’ai un peu mal, j’ai mal, j’ai très mal, je n’en peux plus » on vous donne une règle, un étalon, gradué de 1 à 5 et vous demande de pointer le chiffre de votre douleur. C’est objectif « hier c’était 4, aujourd’hui, c’est 3, alors ça va mieux », ça ne se discute pas, c’est noté. Comme cela le médecin peut dormir tranquille, il sait qu’il soulage ses patients parce que 3 c’est mieux que 4. Parfois le patient aime bien faire plaisir à son médecin, c’est comme ça un patient, comme les enfants, faudrait pas qu’on lui fasse trop de mal, il ne faut pas rester récalcitrant au traitement, sinon le papa n’est pas content et alors prends garde à toi.

      Patients, souffrants, endoloris, rassurez-vous : nous avons des instruments pour vous évaluer et nous aurons bientôt des molécules pour vous traiter.

      La mesure de la douleur est une sacrée invention. Le problème n’est peut-être pas la douleur, selon le laboratoire qui défend son objectivité scientifique. C’est plutôt ce que nous n’avions pas entendu, perçu : la douleur telle que l’éprouve le patient.

      Nouvelle idéologie ré-éducative

      Une seconde subtilité qui annule toute contestation. Non la douleur, ce n’est pas objectif, mais objectivable. La douleur, c’est une question de perception. Le déprimé perçoit mal. Il perçoit mal le mal parce son système neurologique est détraqué et que des choses qui ne doivent pas faire mal, lui font mal. Il pense mal, il sent mal, comprenez, il perçoit de travers. On va redresser tout ça puisque ça vient d’un dérèglement neurologique, enzymatique, chimique, physiologique, voire psychologique ou je ne sais quoi. Ne vous inquiétez pas, on s’en occupe. Il s’agit tout de même de l’infiltration de la pratique médicale par une nouvelle idéologie, celle des thérapies cognitivo-comportementales. Il faut ré-éduquer le patient, lui apprendre à bien penser, à bien sentir.

      L’antidépresseur qui se cache devant cette soi-disant nouvelle clinique, devant cette façon nouvelle de présenter la clinique au risque de la tordre, est déjà prêt, déjà sur les starting-blocks, déjà connu des médecins qui lisent un peu la presse étrangère.

      Jusqu’à lors, les médecins présentaient leurs problèmes cliniques aux pharmacologues qui tentaient d’y répondre. Aujourd’hui, les pharmaciens présentent leurs produits testés à grande échelle, avec des efficacités observées sur certains symptômes et nous proposent de revoir, de découper notre clinique, en petits morceaux, en mille morceaux douloureux et éparpillés.

      L’apparition concordante dans notre clinique de cette plainte étiquetée de SPID et d’une énième nouvelle molécule reste suspecte. Cette molécule sera probablement utile, peut-être efficace. Mais elle ne doit pas nous empêcher de penser à notre clinique, de rester attentif à la plainte et à la nature de la demande qui ne saurait être télé-guidée, télévisée.

      Il ne peut être question de traquer, de dépister de nouveaux symptômes dont nos patients ne se plaignent pas encore... et même si « nous avons déjà des machines pour les révoquer ».

      Liens documentaires

      Samama Eric
      Wormser Gérard masculin
      Fibromyalgie et SMI ou Médecine et Marketing
      Samama Eric
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2007-11-13

      A partir du cas du traitement médical contre la dépression, cet essai vise à discuter le rapport entre médecine et industrie pharmaceutique. L'auteur estime que l'influence croissante des laboratoires réduit le médecin à n'être qu'un exécutant chargé de délivrer la « bonne » ordonnance qui contiendrait les « bons » médicaments. Mais le médecin semble être lui-même complice de cette situation. Ces tractations se font souvent au détriment du patient dont la souffrance n'est pas prise au sérieux, mais tout au plus réduite à une quantification succincte grâce à laquelle déterminer quel médicament pourra être vendu.

      Écologie