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Anthropologie d’un mystère

Une herméneutique de la glossolalie au sein d’une communauté pentecôtiste d’un township sud-africain. Ou comment le « parler en langues » peut révéler la structure de la société

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (18)
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      Texte

      Introduction

      Association des mots glôssa et laleïn, signifiant, respectivement, « langue » et « parler » en grec courant, la glossolalie peut se traduire, selon la New English Bible, par « discours extatique » ou « langue d’extase », inspirée par l’Esprit. Dès son avènement, le pentecôtisme se caractérise par la pratique de la glossolalie. Tant et si bien qu’il en vint à être désigné sous le terme significatif de « Tongue Movement » (Mouvement des langues).

      Cet article est le fruit d’un post doctorat qui portait sur « pentecôtisme et démocratie ». Il s’appuiera donc, plus précisément, sur une ethnographie d’un an au sein d’une communauté pentecôtiste d’un township sud-africain. En l’occurrence, c’est au sein de l’Apostolic Faith Mission que s’est principalement déroulée notre enquête. L’AFM compte environ 1,2 million d’adhérents. Ce qui fait d’elle le cinquième plus grand groupe religieux de la nation arc-en-ciel, représentant, ainsi, environ 7,6% de la population (Clark 2007). Situons, en outre, cette Église en la replaçant dans ce courant religieux. Le pentecôtisme connait un succès ostensible, puisqu’il représente aujourd’hui cinq cents millions de croyants dans le monde (Anderson 2013). Il est partout en croissance, particulièrement en Afrique, en Corée, en Chine et en Amérique latine.

      Le « parler en langues » y est très fréquent durant les cérémonies. Nous avons réalisé, lors de cette recherche, dix-huit entretiens semi-directifs avec des fidèles qui ont été des auteurs de ce que l’on qualifiera, de manière liminaire et lapidaire, de « transe ». Par ailleurs, des entretiens avec trois des pasteurs qui président le culte ont permis d’enrichir notre recherche, notamment sur la vision et la fonction qu’ils assignent à la glossolalie.

      On s’interrogera, dans ce texte, sur la nature, la structure et, in fine, la signification de ce langage qui apparaît, d’emblée, comme fondamentalement et, possiblement, irrévocablement hermétique. Comment faire sens d’un discours qui, a priori, se caractérise par sa forme indéchiffrable et énigmatique, ainsi que son contenu, ipso facto, apparemment impénétrable ? Dans quelle mesure la glossolalie, pour reprendre des concepts introduits par Saussure, est un « signifiant » susceptible de véhiculer un « signifié » ?

      L’enjeu principal sera de tenter d’offrir une interprétation originale de cette langue sibylline à travers une une anthropologie sémiotique, philosophique et psychanalytique. L’approche de la glossolalie qui va suivre nous permettra de dévoiler le croire dans sa profondeur. L’ambition principale sera d’appréhender ce curieux langage, de manière phénoménologique, et non, ainsi que le considèrent d’aucuns, comme un fugace délire psychotique ou, en le reconnaissant, dans la perspective religieuse des fidèles avec lesquelles se sont déroulées les entretiens semi-directifs, comme une théophanie, c’est-à-dire, une manifestation divine, celle, en l’occurrence de l’Esprit-Saint, mais, paradoxalement, à la fois un symptôme et un remède du social. De sorte qu’on puisse s’affranchir d’un regard exclusivement théologique, et, par conséquent, absolument anhistorique et résolument asocial afin, ultimement, de mettre en évidence son historicité et sa dimension anthropologique.

      On tentera de démontrer, en effet, que cette langue mystérieuse est, en partie, façonnée par la puissance de déterminants sociaux, économiques, culturels et politiques. Nous essaierons, en dernier lieu, de dévoiler les relations fluctuantes, complexes et ambivalentes qu’entretient la glossolalie avec la société, en mettant en lumière, in fine, la fonction consubstantiellement sociale du religieux.

      Pour éclairer la glossolalie sous un angle original et sonder la signification profonde de ce langage souvent associé à une forme primitive, nous procéderons à une réflexion structurée en trois étapes. Dans une première partie, on explorera à la lumière de l’anthropologie ce phénomène mystérieux, en le décrivant d’abord formellement, puis en traçant une brève généalogie depuis une perspective théologique. On se livrera, dans un second temps, à une herméneutique, en ce sens qu’on tentera d’interpréter ce langage et montrer qu’il fait sens. On dévoilera, enfin, dans une troisième partie, ses fonctions, en mettant en exergue les logiques inconscientes qui président à son émergence et succès dans les Églises pentecôtistes.

      I. Anthropologie d’un mystère

      La glossolalie ou le « parler en langues » est une manifestation mystérieuse du culte pentecôtiste. Nous allons tenter, dans un premier temps, de décrire, définir, historiciser et situer ce langage singulier.

      Description

      La glossolalie est un phénomène qui a intéressé de nombreux chercheurs dans diverses disciplines. Les théologiens, les historiens, les linguistes, les spécialistes de neurosciences, tous ont tenté de comprendre ce langage du point de vue de leurs disciplines respectives. De là vient un caractère fragmentaire des explications, puisque peu d’analyses inscrivent la glossolalie sous l’angle de ce que Marcel Mauss (2013) désignait comme un « fait social total ». Par-là, on souhaite indiquer que la glossolalie est à la confluence de multiples dimensions, en premier chef, sociales, culturelles, psychologiques, symboliques, mais aussi neurobiologiques.

      Selon le linguiste R. Jakobson, « on peut définir la glossolalie comme une activité créatrice verbale ou quasi verbale où les sons du langage, totalement dépourvus de rôle discriminateur de sens, n’en sont pas moins destinés à un certain type de communication, adressée à un public ou à une divinité » (Waugh et Jakobson 1979, 257). L’on pourrait d’abord utiliser ce que les théologiens qualifient de méthode apophatique pour décrire un phénomène de manière négative, c’est-à-dire de l’appréhender par ce qu’il n’est pas. L’observation de la glossolalie pourrait renvoyer, dans un premier temps, à la schizophasie. C’est le psychiatre Kraepelin (1987) qui a forgé ce concept en étudiant des personnes souffrant de schizophrénie. Chez ces malades, la désagrégation mentale se traduit, de manière la plus saisissante, par un langage extrêmement dissocié où se succèdent, de manière a priori semblable à la glossolalie, de nombreux mots transformés ou néoformés. En opposition avec l’activité verbale tout à fait incohérente, l’activité pragmatique demeure presque intacte. Les 18 fidèles que j’ai interrogés lors d’entretiens semi-directifs ne souffraient visiblement pas de cette affection. En effet, en dehors des sortes de transes durant lesquelles ils s’exprimaient, leurs propos étaient parfaitement clairs et cohérents.

      Origine théologique

      La majorité des chrétiens considèrent que la source de la glossolalie est l’Esprit de Dieu. Une seconde perspective affirme que le « parler en langues » est la résultante d’une effusion émotionnelle, faisant de la psychè humaine sa source originelle. Une troisième théorie attribue la glossolalie comme un privilège des activités missionnaires des premières Églises que Dieu a pourvu d’une connaissance miraculeuse des langues étrangères. De manière similaire, d’autres croyants pensent que c’est un signe temporaire qui atteste de la mission divine des apôtres et la présentent comme la preuve de l’universalité des Évangiles.

      La glossolalie a des origines bibliques, plus précisément dans les écrits pauliniens et, particulièrement, dans la première lettre aux Corinthiens. Elle est qualifiée, dans cette dernière, de « gémissements ineffables », de « parler en langues », de « chant inspiré par l’Esprit », « langue céleste » ou de « langue des anges » (Senft 1990, 14, 2‑3). Cette pratique est récurrente au cours des cultes charismatiques qui valorisent la dimension affective, en privilégiant des manifestations surnaturelles immédiates et en accordant une grande importance à l’authenticité de l’expérience vécue. Dans ces textes, elle y est décrite comme étant destinée à tous les membres de la communauté des croyants. Il y est spécifié qu’elle n’est pas réservée uniquement à une élite. Paul affirma souhaiter que « tous parlent en langues » (chapitre 14 de cette première épître aux Corinthiens). L’apôtre explique plus précisément qu’il y a trois possibilités d’utilisation de ce don : soit comme une prière (verset 13), soit comme un chant (verset 15), soit comme une bénédiction ou une Action de grâce (verset 16). La glossolalie offre aux fidèles la possibilité d’exprimer, ainsi, vocalement et de manière audible ce qu’ils ne parviennent pas à formuler explicitement. « De même, l’Esprit aussi vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables, et celui qui scrute les cœurs sait quelle est l’intention de l’Esprit : c’est selon Dieu en effet que l’Esprit intercède pour les saints » (verset 17 : 121).

      Sous la plume de Saint Paul, l’Épître aux Corinthiens offre la première attestation et légitimation du parler en langues. Cependant, il est moins souvent mis en évidence que le don des langues s’inscrit dans le texte dans une sorte de hiérarchie des dons où, à côté de l’Espérance et de la Foi, la Charité occupe la première place. C’est de manière explicite que Saint Paul relie cette première hiérarchie à une seconde : celle des positions de parole. « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante… Or je veux que vous prophétisiez ; car celui qui prophétise est plus grand que celui qui parle les langues, à moins qu’il n’interprète, afin que l’église en reçoive l’édification » (Corinthiens, 13 :1)

      Cet élitisme originel consacrait, en effet, les mystiques en début d’extase. Jusqu’au IIIe siècle, la « glossolalie » fut considérée comme un miracle permanent. Quelques-uns des mots sublimes du christianisme sont sortis de ces soupirs entrecoupés (Renan 1866, 72). Les pasteurs Russel et Ndbebele, le premier plus orienté dans la modernité et féru de nouvelles technologies, le second plus ancré dans les traditions africaines, me rappelleront que, pour les chrétiens, la glossolalie correspond au « parler en langues ». Ils distinguent trois fonctions au parler en langues. La première correspond au signe initial du baptême dans le Saint-Esprit (Actes 2 : 4; 10:46; 19:6). La seconde recouvre le langage de prière développé dans la prière quotidienne avec Dieu (1 Corinthiens 14 :2,4,18). La troisième recouvre le message en public suivi de son interprétation (1 Corinthiens 14 :6,27). Ce phénomène est décrit dans les Actes des Apôtres (II, 6). Il s’agit parfois, pour reprendre l’expression biblique, de la « langue des anges » (glossolalie vraie) (Première épître aux Corinthiens, chapitre 13). Saint Paul insiste sur l’interprétation des langues dans la première épître aux Corinthiens. Outre l’explication théologique, les clercs m’éclaireront sur les conditions de possibilité de surgissement de cette logorrhée, a priori totalement absconse. Le pasteur Russel me précisera, non sans malice, que « n’importe qui peut parler en langues. Même toi ! Cela peut arriver à n’importe quel moment du culte ! Cela sort vraiment miraculeusement chez n’importe qui ! »

      II. La puissance aléthèiologique du « parler en langues »

      Les Églises affiliées au pentecôtisme font florès, en particulier dans les pays en voie de développement où se sont récemment installés, généralement conjointement, la démocratie et le néo-libéralisme. Les townships sud-africains sont, à cet égard, un laboratoire social. Nous allons développer ici la thèse que le « parler en langues » est pourvu d’une puissance aléthèiologique, c’est-à-dire qu’il dévoile, par sa forme, une vérité du social.

      La glossolalie comme signe et comme symptôme

      Nous devons, préliminairement, théoriser le « parler en langue » et justifier pourquoi on l’analysera à la lumière de ce qu’on qualifiera d’anthropologie structurale sémiotique afin de mettre en évidence, ultérieurement, en quoi et dans quelle mesure le « parler en langues » peut correspondre à un symptôme de la démocratie libérale et est susceptible de refléter la structure de la société.

      Saussure expliquait qu’« on peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale […] nous la nommerons sémiologie […] elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. […] La linguistique n’est qu’une partie de cette langue générale. Les lois que découvrira la sémiologie sont imputables à la linguistique, mais celle-ci se retrouvera ainsi attachée à un domaine bien défini dans l’ensemble des faits humains » (1995, 18). Barthes (2002) s’inspirant de l’analyse du signe clinique de Foucault, voit dans le symptôme la forme sous laquelle se présente la maladie au médecin, la « substance du signifiant », le phénoménal qui n’a encore rien de sémiologique (Barthes 2002, 75). Le signe clinique serait « le symptôme additionné, supplémenté de la conscience organisatrice du médecin […], le symptôme en tant qu’il prend place dans une description ; […] le médecin serait alors celui qui transforme, par la médiation du langage […] le symptôme en signe » (Bastide et Arbousse-Bastide 1972, 78). L’anthropologie peut aussi s’apparenter à une médecine, qui, en l’occurrence, peut, via son analyse, traduire la glossolalie sous forme de signes, permettant ainsi de lui donner du sens.

      Le courant interprétativiste en anthropologie s’inscrira tout particulièrement dans cette critique des théories empiristes du langage de la souffrance, en analysant la maladie comme construction culturelle inscrite dans des réseaux sémantiques (Good 1977). Ensuite, elle permet une analyse de la maladie comme le champ d’un véritable langage, considérant qu’elle est fondée sur une substance (le symptôme) ; une forme (le signe) ; une combinatoire décuplante; un signifié nominal codé dans les dictionnaires médicaux et considérant aussi le fait que le diagnostic devient un « acte de lecture d’une configuration de signes » (Barthes 2002, 279).

      Toutefois, avant de devenir signe clinique, le symptôme devient signe pour le malade et son entourage. Les manifestations empiriques de la maladie sont déjà des signes qui, structurés autour d’idiomes ou de « formes » propres à chaque culture, deviennent le vocabulaire de base d’un langage populaire de la maladie. Plus encore, ces « formes culturelles » ont déjà déterminé les manifestations et les modes d’expression qui sont acceptables, voire privilégiés, dans une culture donnée.

      « Le rapport de sémiose désigne une action ou une influence qui est ou qui suppose la coopération de trois sujets, tels que le signe, son objet et son interprétant » (Peirce 1992, 89). Cette position fait la différence entre le monde naturel qui raisonne par paires (relation cause–effet ou stimulus–réponse) et le monde des signes où l’interprétant intervient. Il ne s’agit plus seulement d’analyser l’échange de messages, mais d’intégrer « l’interprétant ». « Celui-ci n’a rien à voir avec le sujet récepteur. C’est plutôt le sens qui peut être une idée, une réponse émotionnelle, une action ou un comportement à travers lequel tel signe se trouve momentanément traduit, cette interprétation pouvant toujours être reprise à son tour dans la chaîne des significations » (Bougnoux 2001).

      Les travaux de Pierre Bourdieu sur les relations entre pensée scolastique et architecture gothique sont aussi éclairants, en ce qu’elles sont analysées comme l’expression d’un même habitus, forgé lors de la socialisation des lettrés de la période et transféré dans le raisonnement scolastique comme dans la pratique architecturale. Erwin Panofsky (1967) établit, en effet, qu’il existe une homologie entre les schèmes de la pensée scolastique, identifiés à partir de la Somme théologique de Thomas d’Aquin et les principes de l’architecture des cathédrales gothiques. Cette homologie est pensée comme expressive et même génétique : l’architecture gothique exprime la pensée scolastique, car elle est conçue à partir du transfert des schèmes intériorisés lors de l’apprentissage de cette pensée.

      Nous allons maintenant appliquer cette grille de lecture avec les relations qu’entretient, fût-ce inconsciemment, la glossolalie avec la démocratie et le néo-libéralisme, renvoyant, à certains égards, à un même habitus, défini, selon Bourdieu, comme « une structure structurée qui fonctionne comme une structure structurante » (1979, 34).

      La glossolalie est un symptôme de la démocratie libérale

      La glossolalie est, à la fois, d’abord, selon nous, un continuum et un symptôme de la démocratie libérale. Définissons celle-ci, à la fois, comme un régime politique, mais qui est inextricablement associé à un modèle économique, en l’occurrence vecteur du néo-libéralisme. On souhaite dévoiler maintenant l’isomorphie entre syntaxe désorganisée et incohérente et l’ordre social fragmenté de la nation sud-africaine, expression de son anomie. Cette pathologie sociale, théorisée par Durkheim, se manifestant par une « perte des repères » (2013, 37) a été, en l’espèce, alimentée par sa sève néo-libérale et légitimée par l’ontologie démocratique dont l’azur est, par nature, inachevé. Dès lors peut-on mobiliser cette méthode afin d’esquisser une thèse susceptible d’élucider, fût-ce partiellement, ces phrases incompréhensibles et de tenter, dans un premier temps, de leur donner un sens ?

      Précédemment, l’apartheid était ontologiquement un régime inique. Les injustices se déployaient, de manière phénoménologique, au quotidien, comme l’expression de son injuste architectonique originaire. Si le racisme et les vexations quotidiennes ne se justifiaient pas, évidemment, du point de vue des Droits de l’Homme et de la philosophie morale, elles correspondaient, toutefois, à la logique profonde de l’apartheid – puisqu’elles réalisaient son essence, dévoilant son architecture élaborée par Verwoerd. Avec l’inauguration de la démocratie, les injustices ne sont plus admissibles, en ceci que, du point de vue de l’anthropologie psychanalytique, leur généalogie n’a plus la moindre légitimité et elles sont donc inexcusables. N’aboutissant plus à un système inique qui engendre, logiquement, consubstantiellement, des manifestations de son illégitimité morale, comment justifier l’irrémissible ?

      Dans le contexte démocratique, les victimes des iniquités doivent faire face à une indétermination des valeurs dans la hiérarchie sociale. Étant donné que les citoyens adoubent ce système faisant triompher la puissance de l’arithmétique, comment les citoyens peuvent-ils contester totalement son ordre, dénier fondamentalement sa puissance entropique, rejeter viscéralement sa force potentiellement nihiliste, condamner catégoriquement sa dynamique relativiste, alors même qu’ils en sont à l’origine et qu’ils désirent, peu ou prou, ce régime et légitiment, fût-ce indirectement, cet édifice ? De là gît, dans l’inconscient de la psyché collective démocratique, une injonction paradoxale puisque les citoyens posent, in abstracto, comme irrévocable la légitimité de la logique du succès de la majorité et doivent, pourtant, se confronter in concreto, aux problèmes quotidiens surgissant des démocraties libérales qui excluent ce qu’Orwell désigne, dans son roman 1984 (1972), comme une « morale commune », la « common decency ».

      Tentons de situer les singularités des sociétés démocratiques. Lefort annonce trois traits saillants (2001, 98) : « la désincorporation du pouvoir » premièrement, autrement dit l’institution du pouvoir comme un lieu vide ; « la désintrication de l’instance du pouvoir », deuxièmement, c’est-à-dire, de la loi et du savoir, autrement dit la séparation de la société civile et de l’État ; la « dissolution des repères de la certitude », troisièmement, autrement dit l’ouverture immaîtrisable du sens, en l’absence de toute fondation transcendante du pouvoir. Le « parler en langues » peut refléter métaphoriquement ces caractéristiques. Elle fait, d’une part, de la phrase un lieu vide de sens, d’autre part, dissocie le signifiant du signifié, enfin, dissout les normes de la certitude dans cette logorrhée hermétique.

      Ce discours incompréhensible met en lumière que l’unité naît des conditions de possibilité du multiple. Le fait que les phrases fassent sens est déterminé par la nécessaire alchimie d’un logos centralisant et hiérarchisant, politiquement symbolisé par l’État-providence. Ici le pluriel disloqué des mots fait ressortir l’impossibilité de l’ordre démocratique néo-libéral à symboliser et à donner du sens. Notre ethnographie s’inscrivant dans la dialectique entre ce courant religieux et la démocratie, nous avons recueilli douze témoignages de fidèles exprimant un mal-être attribuable, en partie, à la démocratie libérale.

      De tous les entretiens avec les fidèles pentecôtistes ressort une tension et des critiques récurrentes imputables à l’ontologie démocratique. Rose me confiera, aigre, que « depuis la fin de l’apartheid, il ne devrait plus y avoir d’injustices. Maintenant que nous sommes en démocratie, elles sont inexcusables ». Pareillement, Andiswa me confiera que « désormais les injustices sont injustifiables ». Dans la même veine, Wilson m’expliquera que « les inégalités sont impardonnables ». Albert explicitera, plus précisément, que « les politiques néo-libérales accentuent toujours plus les inégalités » et, corollairement, leur précarité. L’une des fidèles, Itumelenge résumera lapidairement : « On vivait mieux du temps de l’apartheid ».

      Comment comprendre ces assertions ? Il ne s’agit, évidemment, aucunement de justifier l’apartheid, mais de déconstruire sa représentation et d’analyser ses lendemains. Il faut d’abord souligner que la fin du « développement séparé », de jure, et le début de l’ère démocratique marquent une rupture radicale et nette. Néanmoins, cette fracture historique introduit la genèse d’une incapacité du politique contemporain à produire ce que l’on désignera comme la « théodicée des injustices ». Le politique apparaît ainsi incapable, moralement et logiquement, de proposer une justification aux désordres indus du social, aspiré dans les tourments d’une globalisation néo-libérale qui a contribué à aggraver la fragmentation du monde contemporain et d’alimenter, singulièrement, dans la société sud-africaine, la fracture de classes et, corrélativement, de races.

      N’aboutissant plus à un système oppressif qui engendre des manifestations de son illégitimité morale, comment justifier les inégalités, à l’avenir, à jamais inexcusables ? Dans le contexte de démocratie néo-libérale, les victimes des injustices doivent faire face à une indétermination. Celle-ci s’apparente, dans le théâtre de la psyché, à une lutte inexpiable entre, d’une part, le sentiment personnel de révolte et, d’autre part, la lucidité tragique de sa responsabilité individuelle dans sa propre situation singulière. En effet la réflexion de l’homo democraticus est-elle marquée par l’hébétude et l’inquiétude qui réalise être désormais de la sorte incapable, tant rationnellement que philosophiquement, de justifier l’inacceptable. En effet la pensée politique qui l’anime a sanctuarisé l’implication individuelle dans la signature de sa destinée personnelle et, par extension, de la puissante et labile encre des hommes dans l’écriture de la société. Albert me confiera, dans cette perspective, que depuis les premières élections démocratiques de 1994, il a « d’une certaine manière une part de responsabilité dans la situation actuelle. J’ai voté pour des politiciens qui nous conduisent au chaos. Je ne peux pas dire que je suis victime d’un dictateur ».

      Point, en effet, le problème de l’imputabilité des causes des affres du social dans un contexte néo-libéral et les angoisses dérivant de l’indétermination, voguant dans l’océan démocratique qui a dissout les traditions. Dans ce modèle de gouvernement, chaque citoyen est, dans une certaine mesure, l’auteur de son infortune et le responsable de ses maux. Or, la démocratie a consacré le « polythéisme des valeurs », pour reprendre un concept wébérien, comme alpha et oméga de sa constellation. Dès lors s’étiole la possibilité d’un sens absolument consensuel. Ce dernier semble, pour toujours, fragile et pluriel, car marqué à ses fondements du sceau de la gémellité augurale de la modernité : relativisme et indétermination. Le monde se conjugue assurément dans la grammaire de l’incertitude, puisqu’il pose, comme perspective, l’indétermination comme unique et, semble-t-il, ultime étalon.

      Dans cet horizon, possiblement indépassable, la signification univoque est vouée à échouer. De la « guerre des dieux » ne peut s’ensuivre qu’un « polythéisme des interprétations ». Par cette expression, on entend que, dans le paradigme démocratique, la subjectivité individuelle est sacralisée comme l’a étayé Claude Lefort (1981a, 119). Dès lors, où réside le commun du monde ?

      Pour chaque contemporain, le monde semble être, définitivement, pluriel. Cette logique de désagrégation du corps social et cette atomisation des perspectives ont accouché de la modernité, engendrant réciproquement cette dynamique relativiste. Elles appellent, paradoxalement, mais logiquement, à la vigueur d’une puissance fédératrice de symbole, susceptible de transcender la pluralité des subjectivités, et, ultimement, d’unifier le social. La modernité démocratique, au nom du droit individuel à l’autonomie, du refus des traditions, de la consensuelle « résignation au conflit » (Lefort 2014, 98) tend à saper l’unicité du réel. Ce dernier apparait désormais comme tragiquement morcelé. Il s’avère alors d’autant plus ardu de s’y orienter. Cette fragmentation met à mal sa puissance vertueuse à se justifier autrement que par lui-même sous l’autorité instituant de l’un-social. D’où la difficile gageure d’essayer de dépasser les contradictions et le chaos qu’annonce le cœur du « moins pire des régimes » qu’ils souhaitent et pensent, autant, comme origine et objectif final et, possiblement, indépassable projet politique du monde contemporain.

      La glossolalie est un symptôme de l’absence d’une théodicée du social dans la nation arc-en-ciel et le reflet de la structure fragmentée de la société pluriethnique

      Dans la théologie chrétienne, la pneumatologie (du grec pneuma, « esprit ») est l’étude et la célébration de l’Esprit-Saint, troisième personne de la Trinité, envisagée soit au sein du mystère divin (la « procession » du Saint-Esprit), soit dans la manifestation de ce mystère et la communication de la vie divine. La glossolalie peut, par ailleurs, s’éclairer à la lumière de la philosophie hégélienne. Le penseur allemand s’est, en effet, consacré à une phénoménologie de l’Esprit. Hegel va retracer l’épopée de la conscience au travers de ses différents stades. La glossolalie, comme langue de l’Esprit-Saint, peut être appréhendée comme un stade historique où la conscience de Dieu se saisit elle-même dans l’immanence du social. La modernité fait ainsi coïncider Dieu avec la société. Dans cette perspective, le Saint-Esprit fait office de relais spirituel, régissant le temporel par son incorporation extatique. Durkheim expliquait dans une logique similaire, ne voir « dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement » (2013, 71). À la suite de cette thèse, l’on peut comprendre la dimension déstructurée du « parler en langue » comme étant le symptôme de l’anomie de la société sud- africaine, le reflet de son tissu social échevelé, de sa pluralité ethnoraciale (onze langues officielles) et de son multiculturalisme.

      Une autre dynamique d’incertitude et d’indétermination est alimentée par le multiculturalisme qui fonde la société sud-africaine comme l’illustre la métaphore de Desmond Tutu de « nation arc-en-ciel ». Se pose la question de la réalité de celle-ci. Peut-on dire qu’elle existe ? L’interrogation peut paraître surprenante. En fait, elle nous invite à nous questionner sur la possibilité même que la multitude ou la pluralité soit. Comment de fragments épars peut naître de l’unité ? Comment du chaos peut naître un cosmos ? C’est le logos qui permet de s’arracher au désert du sens en sublimant le chaos et en articulant les fragments en totalité signifiante. Thomas Nagel explique que son « livre parle d’un seul problème : comment combiner la perspective d’une personne particulière à l’intérieur du monde avec une vue objective de ce même monde susceptible d’inclure la personne et son point de vue ? C’est un problème que rencontre tout être vivant qui possède la capacité et la tendance à transcender son point de vue particulier et à concevoir le monde comme un tout » (1989, 98).

      Pour y répondre, Markus Gabriel donne la définition suivante du nouveau réalisme : « Double thèse selon laquelle, premièrement, nous sommes susceptibles de connaître des choses et des faits en soi et, deuxièmement, choses et faits en soi n’appartiennent pas qu’à un seul domaine d’objets [le monde] » (2014, 23). Le nouveau réalisme propose de penser que tout existe, à part le monde. Seul existe ce qui est dans la multiplicité, dans le plan d’immanence, pour reprendre le vocable de Deleuze, dont s’inspirent Gabriel et Ferraris. Le monde représente l’Unité, le Tout, ce qui recouvre l’ensemble du monde. Dans De Dieu qui vient à l’idée, Levinas définit la phénoménologie de la manière suivante : « La phénoménologie ce n’est pas ériger les phénomènes en chose-en-soi, mais c’est ramener les choses-en-soi à l’horizon de leur apparaître, de leur phénoménalité, c’est faire apparaître l’apparaître lui-même derrière ce qui apparaît » (Levinas 1982, 19). Le nouveau réalisme ne cherche pas à trouver des « apparaître » cachés derrière des apparences : il n’y a rien de caché étant donné que la chose-en-soi est la chose réelle. Dans la philosophie contemporaine, le concept de monde est remis en question. À l’unicité d’un monde effectif a succédé la multiplicité des mondes possibles (ou même actuels), que ce soit du côté de la théorie physique (multivers) ou logique des mondes possibles (sémantique de la logique modale), ou de la théorie esthétique, les perspectives esthétiques engendrant d’après Goodman des « manières de faire des mondes ».

      Or dans le township de Kayamandi vivent dans la promiscuité un assez grand nombre de Zimbabwéens parlant shona, des Sud-Africains dont la langue est majoritairement xhosa, mais aussi des Zoulous, des Ndébélés, des Sothos, des Vendas etc. La nation arc-en-ciel recouvre le projet d’une société multiculturelle qui s’avère, en réalité, pluriethnique et fragmentée le long des failles de l’apartheid s’étant amplifiées avec les dynamiques néo-libérales. Interrogés sur la représentation que les fidèles ont de leur pays, aucun des enquêtés n’y voit véritablement un arc-en-ciel, mais plutôt un ensemble vide, ou une juxtaposition de sociétés qui sont autant de mondes différents. Itaï considère que la formule de Desmond Tutu est une utopie. « Il n’y a pas de véritable unité dans ce pays. La société post apartheid est même, à certains égards, pire que durant l’apartheid. Il y a de plus en plus d’inégalités. Toujours plus de racisme. Je vois difficilement où situer l’unité. On est une mosaïque sans que rien nous rassemble véritablement ».

      Dans L’Avenir d’une illusion, Freud (2013) ramenait le besoin de croire à une régression psychologique de l’adulte vers les émotions de l’enfance. Ici, la nécessité de croire est l’expression du néo-libéralisme, en ce qu’il peut équivaloir à une régression vers un état de nature. Or, dans une société néo-libérale, l’autorité patriarcale symbolisée par l’État décline. Dans ce contexte à qui soumettre sa solitude et les souffrances de l’indifférenciation qui tendent à structurer son rapport à l’autre, à mesure que son espace social s’est métamorphosé dans une société fragmentée, privée d’une légitimité unanimement consensuelle ? C’est l’une des raisons du succès de ces Églises qui construisent des communautés où triomphent certains pasteurs, palliant l’absence du politique dans ces périphéries urbaines.

      Pour Jean Foucart (2002), étymologiquement, un symbole est une représentation dont la fonction est de rassembler et d’ordonner des bris épars pour signifier. La société sud-africaine souffre, de manière paroxystique, d’un manque de symbole unifiant de manière consensuelle le social. La glossolalie peut manifester un symptôme de cette carence de symbole dans son espace social. En effet, les syntagmes qui, en s’associant, sont censés donner du sens à une phrase n’incorporent plus le tout comme horizon du sens. Force est d’admettre la désaffiliation de la partie de la structure d’ensemble, aboutissant à ce que la totalité perde sa signification globale puisque l’élément s’est autonomisé du tout. Par-là la structure syntaxique désorganisée et fragmentée traduit, aussi, dans cette perspective, les pathologies consubstantielles à l’atomisme et au nihilisme démocratique ainsi qu’à l’individualisme et à l’anomie du capitalisme néo-libéral. Ce qui soulève alors le problème d’un cosmos possible dans le microcosme chaotique du social.

      III. La glossolalie est un langage singulier, à la fois, catharsis de la société et vecteur démocratique

      La glossolalie a, en outre, la fonction inconsciente de pallier les souffrances psychologiques induites par le contexte démocratique, néo-libéral et multiculturel dont souffrent ces exclus sociaux.

      La glossolalie a un rôle de catharsis dans un contexte d’incertitudes, d’iniquités injustifiables et d’indétermination systémique

      En même temps qu’une révélation, la glossolalie est une catharsis, en cela qu’elle se rapproche d’une transe où se purgent les passions négatives, les désillusions, les déceptions exacerbées, en partie, par l’édifice démocratique et par l’ordre néo-libéral. Elle exorcise les injustices des défaillances politiques dans un contexte néo-libéral, de retrait de l’État structurant la communauté. Ce qu’en théologie on appelle la pneumatologie, soit l’étude de l’Esprit-Saint, doit être analysée à la lumière de l’anthropologie philosophique et psychanalytique.

      William James (1985) s’appuie sur de nombreux témoignages de croyants pour montrer que le rapport à Dieu n’est pas le même pour tous. Le mystique, en quête d’absolu, noue une relation avec le sacré qui n’est pas la même que celle de celui qui recherche un réconfort moral, ou encore de celui qui est en demande de valeurs et de modèles de conduite. Les fidèles pentecôtistes font de leur Dieu, simultanément, un témoin de leurs affres, un adjuvant qui vise à les exorciser de la honte et un auxiliaire destiné à les inciter à s’émanciper, d’où la récurrence du concept d’empowerment dans le discours du pasteur Russel de la Revival Fire Ministries Church.

      Une jeune fidèle de vingt ans, Zandi, témoigna ainsi, durant un entretien semi-directif, que « la vie dans les townships est difficile. On subit la violence de la criminalité, le chômage, le sida. C’est très difficile et c’est même parfois honteux de dire quand on ne va pas bien. Les cérémonies et surtout le parler en langues sont pour nous libératoires ». De là la thèse que la glossolalie joue le rôle de purgation des souffrances individuelles et collectives dans des espaces où confier ses souffrances s’avère difficile.

      Le pouvoir de Dieu, via l’intercesseur qu’est le Saint-Esprit, est remis au peuple. Nandi, une mère célibataire vivant dans la précarité avec quelques heures de ménage me confia ainsi : « je me sens tellement mieux quand c’est sorti. Je me sens délivré de mes soucis du quotidien ». L’exégèse de cette confession mezza voce nous invite à une lecture freudienne du « ça » de la glossolalie qui donne à sonder son contenu et à penser ses limites. Rappelons que pour le père de la psychanalyse, le « ça » « est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [Lieu de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le « ça » ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On n’y trouve aucun signe d’écoulement du temps » (Freud 1991, 257). On interprète, ici, ce chaos, principalement, à l’aune de l’entropie du modèle néo-libéral sud-africain, c’est-à-dire, d’une part, de la désorganisation intrinsèque du social, d’autre part, sinon l’absence, du moins la faiblesse de structure régulatrice, enfin, de la déficience du politique comme entrepreneur de sens.

      La glossolalie est un vecteur de démocratisation du sacré et de politisation de la communauté

      La glossolalie briserait le monopole de l’expérience du sacré des représentants. Elle permettrait, à ce titre, un accès direct au divin. « L’esprit de Dieu n’a pas besoin d’intermédiaire. Il l’offre à quiconque entre en contact avec lui de façon intense, immédiate et intérieure » souligne Harvey Cox (1995, 86). Dans cette perspective, elle « rend le pouvoir au peuple de Dieu ». Elle témoignerait d’une appropriation du sacré par le croyant, et manifesterait une « démocratisation de l’expression » (Willaime 1999, 16). La glossolalie, comme l’explique Corten, ne demande aucune autorisation ni le moindre statut : « Nul besoin d’être instruit ou d’appartenir à un échelon du clergé pour parler en langues. Certes, tous les pauvres ne parlent pas en langues, mais le phénomène est suffisamment répandu pour qu’il apparaisse comme une expérience et un témoignage populaire, comme un mouvement populaire. Facteur qui fait apparaître le pentecôtisme comme religion des pauvres » (Corten 1995, 16).

      À son sujet, André Corten parle d’« euphorie émotionnelle » ou encore d’« expérience émotionnelle gratuite dans le sens qu’elle ne prouve rien » (Corten 1995, 65). De ce point de vue, la glossolalie manifeste un « sursaut du sujet contre l’organisation » (Hervieu-Léger 1990 : 244). « C’est une prière qui n’obéit à aucun type préétabli de prière : ni formuler des demandes (à voix haute ou dans son for intérieur), ni réciter des formules toutes faites ou s’en inspirer dans l’improvisation de psaume, ni adorer, c’est-à-dire prier sans l’utilisation (même mentale) du langage » (Corten 1995, 785). Sa description corrobore l’analyse de Jean-Claude Sagne : « La prière en langues, expression de foi à travers des sons, voire des syllabes ou des mots qui ne proviennent d’aucun apprentissage, est un facteur d’unité pour l’assemblée qui ose lui faire sa place, car elle constitue le retour voulu à une expression antérieure à la réflexion et à la culture. Elle est chant sans paroles, elle est voix sans discours, elle est prière sans discussion, elle est invocation sans condition » (Sagne 1979, 39).

      Soulignons à présent une singularité du phénomène au sein du culte pentecôtiste par rapport à ses débuts. Initialement cette langue inintelligible était le privilège d’une minorité. Danielle Hervieu-Léger développe qu’elle « court-circuite si l’on peut dire les expressions doctrinales et rituelles de la foi régulées par l’institution », ce qu’elle appréhende comme un « débordement de l’expression affective de l’expérience religieuse » qui exprimerait « une protestation contre l’encadrement bureaucratique de l’expérience croyante personnelle » (Champion et Hervieu-Léger 1990, p.244), ce « langage au-delà du langage ». « Si le parler en langues permet de s’émanciper des traditions et d’entrer en modernité il ne faut jamais oublier qu’il est toujours interprété et socialement encadré » (Willaime 1999, 25).

      La glossolalie peut, par ailleurs, être une source et une dynamique de politisation de la communauté. « Tout commence en mystique et finit en politique » affirmait Péguy (2015, 43). La formule est mystérieuse et souvent mal comprise. Que signifie-t-elle ? La mystique n’a pas véritablement de connotation théologique chez Péguy. Elle évoque, en réalité, davantage, un état psychique de la communion entre le croyant et son dieu. Chez le premier Péguy, celui d’avant la conversion, c’est le rapport direct entre le citoyen et les valeurs qui l’ont constitué. La dimension mystique de la république doit donc se comprendre, non comme une « Idée », mais comme une communion avec le mystique républicain, capable alors de se sacrifier pour elle. Dans cette optique, la « mystique » relève plutôt de l’expérience qu’un peuple fait de son unité. La glossolalie constitue, suivant cette logique, la première étape mystique qui finit en politique, en cela qu’elle institue la communauté comme un « lieu du politique » (García-Ruiz et Michel 2012, 89).

      La glossolalie tente de pallier, ainsi, les lacunes effectives de la démocratie sud-africaine, tant les townships semblent des « sociétés périphériques ». Chaque fidèle peut s’exprimer démocratiquement et de manière impromptue, dans l’Église, faisant de celle-ci, sous cet angle, une sorte d’Agora, lieu, dans la démocratie antique grecque, où s’exerçait librement la voix des citoyens.

      Conclusion

      La glossolalie apparaît, pour clore cet article, avant tout, à la lumière de ces ethnographies précises et de notre afférente anthropologie sémiotique, philosophique et psychanalytique, comme le reflet difficilement sublimable du milieu qui l’a vu naître. « Maïeutique de l’incomplétude et de l’inachevé », d’elle ne peut accoucher, semble-t-il, qu’un « signifiant sans signifié ». Pourtant, la glossolalie fait sens, à la lumière de notre interprétation, qui la dévoile ainsi comme le symptôme lié à l’indétermination, dérivant, d’abord, du paradigme démocratique, ensuite, de l’incertitude alimentée par le néo-libéralisme, et enfin, des souffrances imputables à l’impossibilité d’une cosmogonie dans un monde multiculturel, à savoir d’une théodicée de l’unification originelle du social. En réalité, la société multiculturelle apparaît davantage comme plurielle et fragmentée. Il n’existe pas de véritable égalité entre les communautés. Les résidents des townships sont en effet des citoyens de seconde zone. La glossolalie manifeste, dans cette perspective, les difficultés de faire du chaos social un cosmos politique.

      Aussi ce singulier langage ne doit-il pas se cantonner dans les limbes du sens, qui amènerait alors à conclure à son irrévocable vacuité en raison de sa forme, en ce qu’elle semblerait, a priori, à jamais hermétique. En réalité, l’originalité de notre méthode d’approche permet de déceler d’abord dans la glossolalie l’expression de la désubstantialisation du croire en tant que contenu organique. Ainsi le parler en langue dévoile-t-il la dimension fragmentaire du monde contemporain qui se révèle, pour maintes raisons, paroxystique dans la nation arc-en-ciel. La glossolalie devient ainsi un médium et, de manière phénoménologique, exprime son morcellement et non un lien vertical exclusif avec une puissance divine indéterminable à l’absolue altérité

      La glossolalie correspond, de manière complexe et ambivalente, d’abord à un langage qui reflète les apories et contradictions théorétiques du système démocratique, aux limites effectives de ce régime dans les marginalités urbaines où ont été réalisés nos ethnographies et entretiens, ainsi qu’aux faillites du paradigme multiculturel de la nation arc-en-ciel, au sein de laquelle un apartheid de fait, au sens étymologique de « développement séparé », perdure. En effet, les citoyens sud-africains, même depuis la fin de l’apartheid, ne sont pas toujours pas égaux. Ils continuent d’être discriminés en fonction de leurs classes sociales, de leurs lieux de résidence, mais aussi, volens nolens, de leurs races. Ils souffrent, de surcroît, d’un malaise identitaire, dérivant, notamment, de l’absence d’une réelle unité nationale au niveau socio-économique et culturel.

      Si le « parler en langues » peut donc exprimer un symptôme, il est aussi, en réponse à celui-ci, une forme de stratégie individuelle et collective et un dictame, visant à soigner ces maux via cette prise de parole aux vertus cathartiques. En outre, ce langage est un viatique démocratique, édifié au sein des cultes, assimilables, à cet égard, à des contre-démocraties, faisant ainsi des Églises des lieux privilégiés du politique. La spécificité de cette langue, aux mots inventés et à la grammaire échevelée, tient à ce qu’elle condense l’ambivalence de la nature ontologique du langage, à la fois, « signifié », ayant comme dessein de communiquer du sens et « signifiant », que l’on a interprété comme une forme, dût-elle être, de manière éminemment paradoxale et exceptionnelle, en rupture, a priori ostensible, avec le premier dans ce qu’il a d’institué. Elle traduit, en définitive, de manière profonde et, certes, inconsciente, une révolte contre ces paradigmes économiques, politiques et culturels, qui exacerbent, de manière ostensible, dans la société sud-africaine contemporaine, ses iniquités. dsocial. sociasocial, laissant percevoir ce que certains considèrent comme le crépuscule de la nation-arc-en-ciel.

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      Une herméneutique de la glossolalie au sein d’une communauté pentecôtiste d’un township sud-africain. Ou comment le « parler en langues » peut révéler la structure de la société
      Thibaut Dubarry
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2019/05/08
      Cet article a pour objet le « parler en langues », appelé usuellement glossolalie. Cette pratique est l’une des singularités du mouvement pentecôtiste. Ce dernier connaît un immense succès dans le monde contemporain. Ce langage semble, a priori, irrévocablement énigmatique puisqu’il est une suite de mots totalement inventés par les locuteurs. Nous allons tenter de donner du sens à la glossolalie, en ce que ce discours échevelé et, a priori dénué de sens, peut révéler, à la lumière d’une anthropologie sémiotique, philosophique et psychanalytique, de la structure de la société. Plus exactement, on étayera, en amont, que ce langage reflète la fragmentation de la société sud-africaine, l’indétermination du paradigme démocratique et les incertitudes dérivant du modèle néo-libéral. En aval, la glossolalie peut s’apparenter à une transe cathartique visant à se purifier des maux qu’engendre la société sud-africaine. Elle correspond, par ailleurs, à un vecteur démocratique dans un contexte de faiblesse de l’État-providence.
      this article deals with « speaking in tongues », the so-called glossolalia. This practice is one of the main singularities of the Pentecostal movement which is very successful in the contemporaneous world. This language can be irrevocably enigmatic since it is constituted of words invented by prayers. We are going to try to make sense to glossolalia in that this disheveled and sibylline discourse can actually reveal the structure of the society in light of a philosophical and psychoanalytical anthropology. More exactly this language reflects upstream the South African social fragmentation, the indetermination of the democratic paradigm and uncertainties exacerbated by the neo-liberal economic model. The glossolalia can downstream be likened to a cathartic trance which aims at purifying the troubles that South African society engenders.
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      glossolalie, Pentecôtisme, Afrique du Sud, Religion, Langage, Sémiologie
      glossolalia, Pentecostalism, South Africa, Religion, Language, Semiology