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Entre le son et la cloche, l’air cristallin

Une lecture de Chose et medium de Fritz Heider

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      Texte

      Celui qui penserait — moi, par exemple —, en ouvrant Chose et medium, lire un livre qui parle d’intermédialité, de théorie des mass-médias ou d’archéologie des médias, ne pourrait pas davantage se tromper. Il faut bien reconnaître pourtant qu’il est très facile pour nous qui vivons depuis longtemps dans une époque médiatique et néo-médiatique, de nous tromper, le titre se prêtant si bien à une telle duperie. Cependant, la surprise est heureuse, et le plaisir de la découverte chanceuse remplace vite l’impression d’avoir été trompé sur la marchandise.

      L’excellente introduction d’Emmanuel Alloa, qui a par ailleurs traduit l’ouvrage, fait preuve d’une grande exhaustivité, et sait nous mettre sur la voire d’une lecture adéquate : « Chose et medium est à situer dans un contexte intellectuel bien précis […] avec un débat sur la nature épistémologique de la perception1 ».

      Quel est le rôle de la médiation et du medium dans les structures perceptives des êtres humains ? C’est donc à cette question que l’essai de Fritz Heider, paru en 1926, cherche à répondre. En refusant le cloisonnement du débat philosophique sur la phénoménologie de la perception de langue allemande des années 1920, polarisé entre sensualistes et conceptualistes, Heider déplace le centre de la réflexion philosophique au-delà des oppositions classiques entre homme et monde, esprit et sens, sujet et objet. À travers la problématisation de la notion de médium, définie comme n’étant pas une chose, mais ce à travers quoi on peut appréhender des choses, Heider nous amène à reconsidérer nos modalités d’appréhension du monde, en développant une théorie phénoménologique de la médiation fondée sur le concept de milieu perceptif. Depuis longtemps, les épistémologues de tous horizons se sont battus autour de la ligne de partage théorétique objet/sujet : est-ce le sujet qui, en connaissant, donne une forme à l’objet ? Est-ce que les objets ont des caractéristiques stables, indépendantes et autonomes du sujet ? Est-ce que le sujet connaît à travers les sensations ou par le biais des constructions mentales ? Voilà résumées, de façon très schématique, les plus importantes positions philosophiques. Or Heider ne partage aucune de ces positions. Partant d’un constat ausi simple — presque banal — qu’innovant : « [o]n ne s’est jamais demandé si ce par quoi s’opère la connaissance n’a pas, du point de vue purement physique, une autre signification que l’objet de la connaissance (Heider 2017, 36) », il démontre les points faibles des objectivistes et des subjectivistes afin de soutenir une thèse à l’avant-garde, qui inspirera entre autres Luhmann pour le développement de sa théorie des systèmes : l’essentiel de la perception ne demeure ni du côté de l’objet ni de celui du sujet, mais bien dans leur rapport, qui dans la perspective heiderienne prend le nom, nous l’avons vu, de milieu perceptif.

      Par souci de précision et clarté, il faut bien rappeler une fois de plus, puisque c’est là le piège possible de toute lecture contemporaine de cet ouvrage, qu’Heider aborde la question du medium du point de vue physique; non du point de vue de la théorie de l’information, ni de l’esthétique, ni de la sémiotique. Autrement, on ne saisirait pas complètement la portée — et même les défaillances — de la proposition de Chose et medium.

      Or selon Heider ce qui a toujours entravé la prise de conscience du milieu perceptif c’est sa transparence, voire son insignifiance, vis-à-vis du contenu de l’appréhension perceptive humaine — l’objet de la perception. C’est donc autour de ces deux traits du medium que l’analyse d’Heider s’attarde le plus — on pourrait même dire que c’est cela le cœur et le fil rouge de sa réflexion — et atteint le sommet de son originalité et, aussi, de sa complexité aussi . Comment, par exemple, interpréter l’assertion, plutôt étonnante de la part de quelqu’un visant l’établissement de la dignité du medium, que « [l]es processus médiaux n’ont d’importance que dans la mesure où ils sont attachés à quelque chose d’important — pris en eux-mêmes, généralement ils ne sont “rien”(Heider 2017, 61) » ?

      Comment résoudre cette contradiction, qui en est une seulement en apparence ? C’est que le discours d’Heider bascule tout le long de l’ouvrage assez subtilement entre un point de vue ontologique et un point de vue phénoménologique — changement de perspective dont l’indication fait souvent défaut hélas, principale faute que l’on pourrait reprocher à l’auteur. Du point de vue ontologique, Heider ne nie aucunement ni l’existence ni l’importance du medium : dans le cas des rayons du soleil qui frappent une pierre, « le medium et la pierre constituent les substrats de l’événement, ils demeurent là où ils sont, tandis que l’énergie passe par eux (Heider 2017, 43) ». Voilà son parti pris : le medium existe, il est là et il participe à la connaissance au même titre que le sujet appréhendant et l’objet appréhendé. La différence entre medium et chose est seulement d’ordre fonctionnel : « des rôles distincts reviennent donc à la chose ainsi qu’au medium au sein de la chaîne causale (Heider 2017, 41) ».

      C’est au niveau phénoménologique de l’analyse que les choses deviennent plus complexes. D’abord parce qu’il faut expliciter une répartition ultérieure : il y a une phénoménologie du medium en soi, une phénoménologie du medium face à l’objet et une phénoménologie du medium vis-à-vis du sujet de la connaissance, le sujet humain.

      Pour ce qui concerne le medium en tant que tel, pris à la lumière de la phénoménologie, les exemples utilisés par Heider nous montrent un fait assez évident : lorsqu’on appréhende une chose — le son d’une cloche au loin, pour reprendre un des cas cités par l’auteur —, nous ne faisons pas du tout attention à la matérialité de l’air ou des ondes sonores. Pour se faire comprendre, nous ne devons heureusement pas dire qu’une vibration de l’air nous a percuté le tympan et ensuite engendré une transmission de la vibration sous forme d’impulsions électriques jusqu’au cerveau, qui les interprétera comme son de ce que, grâce à notre expérience préalable, on appelle une cloche. Nous dirions plutôt que nous entendons le son d’une cloche tout court. On comprend mieux alors dans quel sens Heider dit qu’un medium est insignifiant pour notre connaissance de la chose médiée.

      Cette transparence insignifiante, cependant, n’est pas une donnée naturelle, anhistorique et immuable, qui ne concernerait que la phénoménologie du medium en soi : partant du constat que cette insignifiance est le résultat d’un processus d’habitualisation du medium — nous marchons sans nous rendre compte de l’air qui nous entoure — le penseur autrichien s’occupe par la suite du rapport phénoménologique medium-sujet.

      Force est de reconnaître que la connaissance humaine est partielle et dépendante d’un point de vue subjectif à savoir, dirons-nous, en perspective. Partielle parce que « tous les événements n’ont pas pour nous une signification, beaucoup de choses se produisent sans jamais remonter jusqu’à notre monde (Heider 2017, 61) », en perspective parce que c’est toujours à partir de notre point de vue que nous avons accès au monde. Partant, Heider s’interroge sur la chaîne médiale qui nous fait appréhender des choses. Cette chaîne opère selon trois principes bien différents : premièrement, la causation — a est cause de b —, ensuite la perception — il faut bien qu’il y ait un sujet qui perçoit pour que l’on puisse parler des choses perçues — et finalement une reconstruction mentale du processus entier. Quant au premier principe, rien de plus simple : « [e]n relation à la causation, tous les éléments de la chaîne sont égaux (Heider 2017, 39) ». La perception est le premier seuil où le mécanisme humain de connaissance commence véritablement à participer, même si de façon inconsciente, en se chargeant du triage des stimuli externes : si, en relation à la causation, les éléments de la chaîne sont égaux, « en relation à la perception ils ne le sont pas : dans ce cas, il y a un élément privilégié, c’est l’objet perceptif (Heider 2017, 39) ». Ce fonctionnement de la perception humaine, qui tend à oblitérer les maillons physiques au profit du début et de la fin de la chaîne, est précisément ce qui rend transparent à la conscience humaine un medium. De plus, selon ce point de vue, un medium accomplira au mieux sa fonction — relier les deux bouts de la chaîne, sujet et objet —, s’il se fait complètement invisible, insignifiant et transparent.

      Le dernier principe de la chaîne est la reconstruction mentale des processus médiaux. Il se peut qu’on ait à faire avec la perception d’événements multiples qui renvoient au même objet : par exemple, les vibrations d’un diapason. Chaque vibration est un processus médial à part entière, perçu dans sa singularité par les sens. Pourtant, notre cerveau ne peut s’empêcher de les synthétiser dans une unité signifiante ; selon Heider, il en va ainsi puisque « [t]ous ces processus médiaux […] représentent de fausses unités. Or toutes ces fausses unités ont la caractéristique de faire signe vers autre chose ; prises en elles-mêmes, elles sont incompréhensibles, si on ne les ramène pas à leur cause unitaire (Heider 2017, 49) ». Ce principe de réunification dans une unité opératoire de ce qui en nature se présente comme multiple est le dernier élément du processus cognitif qui met en rapport sujet et medium.

      Venons-en maintenant à notre dernier point, la relation entre medium et objet, qui nous donnera aussi la dernière caractéristique du medium heiderien. Revenons à l’exemple de la pierre frappée par les rayons du soleil, soit une configuration d’actions et choses que Heider appelle événement. « L’événement qui se produit dans un medium relève quant à lui d’un conditionnement externe. Ce qui se produit dans les médias dépend de l’énergie qui arrive à eux, tandis que la forme de l’événement est dans une large mesure indépendante de la facture spécifique du médium (Heider 2017, 44) ». Si l’on peut dire que, ontologiquement, sans medium il n’y a point d’objet, phénoménologiquement, il en va différemment. Ce n’est jamais le medium qui a l’initiative du processus de perception, mais il se borne à en être le transmetteur. De là, son hétéronomie fondamentale.

      Mettre en évidence le rôle joué par le medium dans la connaissance humaine pour dépasser le dualisme classique de l’épistémologie, fondé sur l’opposition entre sujet et objet, voilà la contribution la plus importante de l’essai d’Heider. La connaissance n’est pas une structure binaire relativement simple et hiérarchique, mais plutôt le résultat d’un jeu complexe entre trois éléments – sujet, objet et medium – dont l’agencement prend le nom de milieu perceptif.

      Bien que l’argumentation heiderienne se révèle parfois incomplète — comment fait l’objet pour démarrer l’événement qui est source de toute perception ? Comment un objet entre-t-il en contact avec un medium, si ce n’était que par le biais d’un autre medium et ainsi à l’infini ? — ou brumeuse — un lecteur qui n’est pas particulièrement averti du contexte philosophique dans lequel Heider évolue, peut avoir du mal à se repérer à cause des changements abrupts du point de vue argumentatif, du langage très technique et des partis pris implicites –, la publication de ce livre demeure une importante contribution à la discussion sur le rôle de la médiation et du milieu, non seulement dans l’optique d’une généalogie des medias studies, mais surtout pour donner de nouvelle énergies à une réflexion philosophique de plus grande envergure autour de ces notions qui, depuis Hegel, ne cessent pas d’interroger en profondeur la pensée contemporaine.

      Bibliographie

      Heider, Fritz. 2017. Chose et medium. Édité par Emmanuel Alloa. Vrin. Paris.


      1. Emmanuel Alloa « Introduction » à Fritz (Heider 2017, 25)

      Agostini-Marchese Enrico 0000-0001-7385-7011
      Vitali-Rosati Marcello male 0000-0001-6424-3229
      Entre le son et la cloche, l’air cristallin
      Une lecture de Chose et medium de Fritz Heider
      Enrico Agostini-Marchese
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2018/03/02 Varia
      Quel est le rôle de la médiation et du medium dans les structures perceptives des êtres humains ? En refusant le cloisonnement du débat philosophique sur la phénoménologie de la perception de langue allemande des années 1920, Heider déplace le centre de la réflexion philosophique au-delà des oppositions classiques entre homme et monde, esprit et sens, sujet et objet. À travers la problématisation de la notion de médium, Heider nous amène à reconsidérer nos modalités d’appréhensions du monde, en développant une théorie phénoménologique de la médiation fondée sur le concept de milieu perceptif.
      Which is the role of mediation and medium in human beings perceptual structures? Refusing the compartmentalization of the philosophical debate on the Germanophone phenomenology of perception in the 1920s, Heider shift the core of the philosophical reflection on the subject beyond classical opposition between man and world, intellecte and senses, subject and object. Questioning the notion of medium, Heider brings us to reconsider our ways to perceive the world, developing a phenomenological theory on mediation, based on the idea of perceptual milieu.
      Phénoménologie http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11933094c/ FRBNF11933094
      Arts et lettres http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12021811z FRBNF120218114
      Philosophie http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119368422 FRBNF11936842X
      Medium, Médiation, Phénoménologie, Perception, Milieu
      Medium, Mediation, Phenomenology, Perception, Milieu