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Réflexions sur le désespoir moderne

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Texte

Le désespoir moderne, qu’il soit celui – nostalgique et aristocratique – des décadents, ou celui – plus vindicatif et, pourrait-on dire, démocratique – de nos contemporains reste essentiellement marqué par l’idée d’un désenchantement face au monde. Trop de sciences font disparaître à jamais l’innocence première, celle des petits enfants et du Paradis perdu… Cette réflexion en deux temps s’articule autour de deux images d’un désespoir « fin de siècle » : la fin du 19e et la fin du 20e siècles. Deux époques différentes, mais l’angoisse semble être la même : vertige devant l’absence de mystère, l’absence d’idéal, l’absence de dévoilement. La désespérance paraît pouvoir toujours se décliner sur le mode mallarméen : « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres »…

La décadence : le désespoir « fin de siècle » à travers A Rebours (Huysmans) et les Moralités légendaires (Laforgue)

« Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. »

Flaubert, La Tentation de saint Antoine, cité dans A Rebours, chapitre XI

On peut voir dans le moment décadent une manifestation comparable à ce qu’avait été la réaction romantique au 19e siècle ; il est aisé d’y déceler une manière de conflit de génération littéraire. Cependant, lorsque les romantiques – nés du fracas révolutionnaire et de son avatar napoléonien – affirment en même temps leur désespoir et leur dégoût du monde, une foi dans le progrès par la Littérature et la Science (c’était la position d’un Victor Hugo), les décadents, eux, rejettent tout positivisme scientiste. Ceux qui, plus par autodérision que par souci de faire réellement école, s’appellent eux-mêmes les décadents, ont le sentiment de vivre dans une époque de « perversité cruelle, de blasement général ; image fidèle de l’ère des derniers Césars » (Léo d’Orfer).

Le désespoir décadent n’est donc pas étranger à cette référence à la Rome décadente. Il prend la forme d’un sentiment d’impuissance face à un monde finissant, un monde putrescent ; à ce désespoir on réagit en cherchant, dans la littérature, une échappatoire – Any where out of the world – un refuge, un moyen de transcender son « taedium vitae » (dégoût de la vie), sa névrose – version décadente du spleen –, par une esthétique du précieux, du rare, qui permet de se défendre de la « platitude des temps présents » (Verlaine).

A l’intérieur de ce mouvement qui n’en est pas vraiment un, nous avons choisi de nous arrêter sur A Rebours de J.K. Huysmans et sur les Moralités Légendaires de Jules Laforgue. Ces deux œuvres nous paraissent en effet être les plus représentatives et les plus quintessencielles du désespoir décadent. De plus, si la réputation et l’autorité en matière littéraire de Huysmans – consacré par ses contemporains comme le « Pape du décadentisme » – ne sont plus à faire, il n’en est pas de même pour Laforgue, auteur trop méconnu, à qui nous voudrions ici rendre justice.

L’atmosphère « fin de siècle » : des temps troublés

On retrouve dans le terme de décadence (du latin « decadens », « qui est en train de tomber ») l’idée de ruine, de monde finissant, de déclin. Cette notation profondément pessimiste – et à la fois précieuse, car il s’agit de se placer dans la lignée de l’Empire Romain finissant – n’est sans doute pas étrangère au contexte historique.

Cette fin du 19e siècle est en effet vécue comme l’aboutissement de grandes transformations tant sociales que politiques, techniques et culturelles. La Révolution Industrielle – avec son cortège d’innovations techniques – la République – encore toute jeune dans un siècle de révolutions et d’empires – l’avènement du positivisme etc. : autant de facteurs de ces changements radicaux. Avec la révolution industrielle et l’émergence d’une classe ouvrière, la société change de visage : les campagnes sont désertées et suite à un mouvement d’exode rural important, les « villes tentaculaires » (Verhaeren) s’étendent en France. Ce siècle est également celui de l’avènement de la bourgeoisie (dont Flaubert a tant fustigé la bêtise), et de l’argent en tant que valeur. Le suffrage universel – bien que certains le considèrent comme conservateur – choque également les âmes aristocratiques comme celle de Flaubert, profondément opposé à ce qu’il considère comme le triomphe de la vulgarité. Huysmans résume parfaitement ce sentiment élitiste de médiocrité de l’époque en mettant dans la bouche de son héros, le duc Jean des Floressas des Esseintes, les mots suivants : « un temps de suffrage universel et de lucre ». Les artistes contemporains se sentent en porte-à-faux avec cette société dominée par les intérêts économiques.

A ces profondes transformations sociales s’ajoute un contexte politique troublé. Les décadents apparaissent en effet dans les années 1880, c’est-à-dire après la cuisante défaite de la France face à l’Allemagne en 1870. Le thème de la décadence de la France est alors dans toutes les bouches : la France aurait-elle perdu son aura, sa puissance politique – en même temps que militaire – qui la faisait tant admirer de l’étranger ? Les universités françaises se mettent à adopter les méthodes allemandes, l’apprentissage de la géographie date de cette époque, Kant est diffusé dans les milieux universitaires, etc. Beaucoup y voient le signe d’une démission intellectuelle de la France. La défaite signe l’arrêt de mort du second Empire et l’avènement d’une toute jeune république. La vie politique de ce régime est ponctuée de scandales retentissants (scandale de Panama, Affaire Dreyfus…) qui ne vont pas sans conforter dans leur opinion ceux qui croient à une déchéance morale de la France.

Dans cette société dominée par l’esprit de lucre et qui semble indiquer la fin d’une certaine « Grande France », la jeunesse se sent quelque peu étriquée. L’Empire était l’avènement de tous les possibles (ce que Stendhal montrait assez bien dans le Rouge et le Noir, ou encore Victor Hugo avec l’anoblissement du Baron de Pontmercy pour faits d’armes) et la République n’offre plus la possibilité d’une vie marquée par la gloire et l’ambition noble. Il en résulte pour la jeunesse artiste de ces années-là un sentiment de faillite qui fait naître une « désespérance voisine de l’anéantissement » (Baudelaire). En cette fin de siècle marquée par des idées millénaristes la littérature reflète ce malaise, ce mal de vivre en même temps qu’un profond besoin d’idéal, de foi, de mystère.

La désespérance décadente

C’est dans cette époque de troubles qu’apparaît le décadentisme. Ce n’est à proprement parler ni une école ni un mouvement littéraire organisé. Il s’agit en fait de la désignation d’un certain état d’esprit où l’ironie se mêle au désespoir, ce qui explique que ceux que l’on range sous l’étiquette de décadents empruntent également quelques traits à d’autres mouvements littéraires comme au romantisme, au symbolisme, aux « voyants » (dans la lignée rimbaldienne)…

Le mot « décadent » appliqué à la littérature apparaît pour la première fois sous la plume de Théophile Gautier en 1868 pour désigner Baudelaire : « Le poète des Fleurs du Mal aimait ce qu’on appelle improprement un style de décadence et qui n’est autre que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leur oblique les civilisations qui vieillissent ».

De fait, Baudelaire sera considéré comme un modèle par les décadents (fascination des Esseintes pour la poésie baudelairienne, intertexte baudelairien évident dans les Fleurs de bonne volonté de Laforgue…) et même, nous le verrons par la suite, comme le père du décadentisme.

La référence que fait Gautier au vieillissement des civilisations est essentielle pour comprendre la décadence. L’idéologie de ce « mouvement » qui aime à comparer son siècle à celui de la chute de Rome, est en effet profondément conservatrice. Les réutilisations des grands mythes sont fréquentes. Les Moralités Légendaires par exemple ne sont pas autre chose qu’une réécriture de quelques mythes fondateurs pour l’Occident : Hamlet ; Lohengrin, fils de Parsifal ; Salomé ; Persée et Andromède, ou le plus heureux des trois ; Pan et la Syrinx, ou l’invention de la flûte à sept tuyaux. Le thème de Salomé, par ailleurs, se retrouve également chez Flaubert, chez Huysmans et chez le peintre Gustave Moreau, grand inspirateur de Huysmans. La décadence latine, particulièrement, fascine le héros de A Rebours qui décrit avec une vivacité de style exemplaire, la chute de l’empire romain : « Tout disparut dans la poussière des galops, dans la fumée des incendies. Les ténèbres se firent et les peuples consternés tremblèrent, écoutant passer, avec un fracas de tonnerre, l’épouvantable trombe. (…) L’Empire d’Occident croula sous le choc ; la vie agonisante qu’il traînait dans l’imbécillité et dans l’ordure, s’éteignit ; la fin de l’univers semblait d’ailleurs proche ; les cités oubliées par Attila étaient décimées par la famine et la peste ; le latin parut s’effondrer, à son tour, sous les ruines du monde. » (chapitre III). La mort d’une civilisation semble hanter les décadents…

Dans cette civilisation qui contemple sa propre agonie, la jeunesse littéraire a le sentiment d’être « venue trop tard dans un monde trop vieux » (Musset). La désespérance – les « turlutaines gouffromanes » de Bloy – naît alors de l’impression qu’il n’y a plus rien de nouveau à connaître, que tout a été vécu (et c’est le sens de la citation de Flaubert mise en exergue). Vient alors l’idée de l’impuissance, impuissance à créer, que l’on retrouve dans le poème de Baudelaire L’Ennui , qu’affectionne particulièrement des Esseintes :

« Voilà que j’ai touché l’automne des idées, Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux Pour rassembler à neuf les terres inondées Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux. »

Cette impuissance se traduit physiquement chez des Esseintes (il organise au chapitre I un « dîner de faire-part d’une virilité momentanément morte ») par la névrose – mal du siècle, autre appellation du Spleen… Chez Laforgue le héros décadent par excellence est Hamlet. Cet « homme d’action » ne fait rigoureusement rien, il ne sait que lancer des mots vides de sens et mal à propos : « Words, words, words ! » ou encore partir à la chasse, dans une dérisoire parodie de la Légende de Saint Julien L’Hospitalier : « Un jour, Hamlet était parti de grand matin pour la chasse. (…) Armé d’on ne peut plus excellentes épingles, il préluda par embrocher les scarabées que la Providence mettait sur son chemin.(…) Il arracha leurs ailes aux papillons futiles, décapita les limaces, trancha les pattes de derrière aux crapauds et aux grenouilles »…

Hamlet se présente donc comme un non-héros, rongé par l’impuissance. On retrouve enfin dans la littérature ce désespoir dû à un profond pessimisme auquel Schopenhauer n’est pas étranger. Ceci est vrai chez Huysmans (des Esseintes au dernier chapitre, « appelle à l’aide, pour se cicatriser, les consolantes maximes de Schopenhauer ») comme chez Laforgue. Il y a en effet chez le philosophe allemand l’idée que l’ennui, aspect « triste, lugubre, du dégoût et de la douleur » est une valeur aristocratique : « l’ennui est le tourment des classes supérieures », celles qui peuvent se payer le luxe de s’ennuyer car elles ne travaillent pas. C’est exactement le cas de des Esseintes qui souffre de la névrose, mal qu’il considère comme le mal aristocratique par excellence et réservé aux âmes d’élite.

Solution au désespoir : la fuite dans la littérature

La réponse à toutes les questions existentielles est cherchée dans le livre, que ce soit dans la pratique de l’intertexte (Laforgue) ou par la fuite dans la littérature comme des Esseintes, bibliophile passionné, ou comme les héros laforguiens qui ne cessent de citer, soulignant ainsi leur appartenance à la « Mer littéraire » (Rimbaud). Cette fuite dans la littérature se marque, à travers la vénération pour Baudelaire, par la recherche d’un raffinement extrême. Cette recherche se décline en trois points : le dandysme, le goût presque baroque pour le faisandé et le style surorné.

Le dandysme, attitude précieuse s’il en est, réside en un goût de l’artifice, en une construction de soi, jusqu’à faire de sa propre personne une œuvre d’art, jusqu’au « culte de soi-même ». En cela, les décadents se réfèrent au maître, à celui qui avec la plus grande force célébra cet art de vivre : Baudelaire. Dans le peintre de la vie moderne, ce dernier explique que le « dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences. (…) il est un soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie ». On retrouve ici l’idée de la mort des civilisations. Mais au-delà de cette dimension historique, le dandysme est aussi le culte de l’artificiel, le refus de ce qui est naturel ; or l’être naturel par excellence se trouve être la femme. Ceci se caractérise par une grande misogynie, tant chez Huysmans que chez Laforgue. Lohengrin, fils de Parsifal met particulièrement bien en lumière ce trait décadent : la femme apparaît comme un être haïssable parce qu’« esclave des parturitions », parce que tout son corps (son « dandinement perpétuel de petit mammifère délesté depuis quelques jours à peine des kilos de ses couches ») rappelle l’assujettissement de l’homme – qui voudrait pouvoir faire l’ange – à sa condition de bête. D’où suit, dans la droite ligne de l’héritage baudelairien le long éloge que fait des Esseintes du maquillage et de l’artifice : « Comme il disait, la nature a fait son temps (…) et le moment est venu de la remplacer, autant que faire se pourra, par l’artifice. »

L’esthétisme décadent

L’esthétisme décadent est également un esthétisme baroquisant. Des Esseintes apprécie dans la langue latine décadente son côté faisandé, putrescent. La Salomé de Laforgue comporte un long passage – ou plutôt devrait-on dire morceau de bravoure – de description d’un aquarium qui illustre particulièrement cet aspect de la langue décadente : « Des prairies émaillées de blanches actinies, d’oignons gras à point, de bulbes à muqueuse violette, de bouts de tripes égarés là et, ma foi, s’y refaisant une existence, de moignons dont les antennes clignent au corail d’en face, de mille verrues sans but. »

Enfin la langue décadente est une langue excessivement ornée, dans laquelle prime la recherche du mot rare, de la tournure inusitée et précieuse, du style « coruscant ». Huysmans et Laforgue écrivent comme personne n’écrit et une première approche de leurs œuvres peut donner une sensation de vertige, l’impression désagréable que l’on va être forcé de lire avec un dictionnaire en sous-main. Cependant, ceci fait partie du jeu, ce maniérisme assumé fait du texte tout entier un « aboli bibelot d’inanité sonore » (Mallarmé) et peut être interprété comme une réaction face à l’avènement d’une société bourgeoise et matérialiste : à la langue utilitaire bourgeoise et commerciale, les décadents opposent une langue décorative ; il s’agit de « réagir par le délicat, le précieux, le rare, contre la platitude des temps présents. » (Verlaine).

Une autre façon pour les décadents de recréer une aristocratie, une élite sensible, capable d’éprouver des émotions esthétiques, est, non pas la fuite dans les paradis artificiels, mais dans la névrose. Ainsi des Esseintes s’isole-t-il de la société pour aller à la recherche de sensations rares au cœur d’un univers artificiel. Névrosé, il cultive sa maladie. Peu à peu, plus besoin pour lui d’utiliser la drogue pour s’échapper : « Il avait dû (…) sans le secours de ces grossiers excitants, demander à sa cervelle seule, de l’emporter loin de la vie, dans les rêves ». La névrose sert ainsi de point de départ à ces rêveries, grâce à l’acuité sensorielle qu’elle développe de façon extraordinaire chez des Esseintes, persuadé de posséder ainsi une « nature vraiment artiste  ».

Fortement liés aux angoisses millénaristes de cette fin du 19e siècle, la souffrance et le désespoir décadents résident surtout dans l’impression que l’idéal est devenu introuvable et que « tout n’est que vanité et poursuite du vent » (L’Ecclésiaste). Les œuvres de l’époque sont ainsi hantées par les références au catholicisme, que ce soit pour l’accepter, comme Barbey d’Aurevilly, ou pour le rejeter comme le Baudelaire des Litanies de Satan. Les romans catholiques décadents ne tombent cependant jamais dans la « pieuserie », il reste toujours une tension, un questionnement de la foi. Cette impossibilité du salut, de l’idéal, de l’espérance est particulièrement bien mise en valeur dans la prière finale de des Esseintes, et nous laissons ainsi le mot de la fin à Huysmans : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! »

Le désespoir contemporain

Philosopher, penser seraient des activités bien vaines si le bonheur était là et tous ces mots ne se justifient que du malheur ambiant : « Qui parle du bonheur a souvent les yeux tristes » .

Le bonheur est l’éminemment désirable. Il est ce qu’on désire par soi, sans nul autre but ni en vue de rien d’autre. Il est l’objet du désir de tous. Mais sa définition reste floue et il semble qu’on ne puisse lever le voile sur ce qu’il est, sans s’ériger en dictateur, sans imposer sa propre vision du bonheur. Car le « bon-heur » est étymologiquement le moment propice, l’instant contingent dans lequel lui-même se réalise. Et sa contingence même est signe de la liberté auquel il est inextricablement attaché. Le bonheur est dans sa définition, dans son vécu, éminemment individuel.

Libre, il est l’objet du libre arbitre. Il relève d’un goût particulier, d’une définition. Mais l’homme étant l’homme, et l’homme étant imparfait et dans une certaine mesure misérable, il ne peut trouver son bonheur, c’est-à-dire son être propre d’Homme, sans avoir accédé d’abord à un certain nombre de conditions.

Car le bonheur n’est pas premier. Le bonheur au contraire est un aboutissement. Il n’est jamais au début du chemin car les débuts sont toujours difficiles. Le bonheur est tout dernier, aspiration ultime offerte à l’homme qui s’est fait homme. Mais tout comme l’homme a sa grandeur comme revers de sa misère, il a son animalité comme revers de son humanité et donc de son bonheur.

Et l’animalité n’est pas conciliable avec l’idée du bonheur. L’animalité, en tant qu’elle est vécue, suppose une lutte constante contre la survie ; elle suppose un temps ponctué par le besoin, elle suppose l’impossible en dehors de soi. Elle s’oppose au bonheur.

A l’état de nature l’homme est cet animal. Chez Rousseau l’homme de la nature, du premier état de nature, ne connaît pas le bonheur. C’est un être autarcique qui ne connaît que la jouissance, la satisfaction de ses besoins. Comme les animaux il n’obéit à aucune autre exigence que celle de satisfaire ses besoins biologiques directement liés aux impératifs de sa survie. Il n’est donc pas ici question de bonheur, puisqu’il n’est pas même fait question dans cet état de nature là, de l’usage possible d’une liberté.

Mais d’autre part, l’homme à l’état de nature n’est pas un individu à proprement parler. N’ayant pas fait l’expérience de l’altérité, ne s’étant ni comparé, ni reconnu, il vit lié à son exigence de survie qui n’est rien d’autre que l’amour de soi. Cet homme là ne peut donc avoir aucune idée ou aucun sentiment auquel on puisse attacher le nom de bonheur.

Le bonheur requiert donc un ensemble de conditions qui ne sont pas réunis dans l’état de nature. Car non seulement faut il être un homme pour être heureux, mais encore faut-il que l’on décide le moment où l’animal se fait homme. Car à cet instant là le bonheur est possible.

On ne contracte pas avec les autres pour être heureux car c’est la survie, et pas encore le bonheur – qui comme nous l’avons dit est toujours en plus – qui guide là encore l’homme qui veut s’allier à ses pairs.

Les hommes se rapprochent d’abord hors de toute idée d’association organisée. Mais l’intelligence de l’homme se développant, celui-ci est amené à comparer. Il se compare avec ce qui l’entoure et c’est alors qu’il conçoit l’intérêt qu’il peut avoir à s’associer ponctuellement avec d’autres hommes. Mais cette association n’est que ponctuelle, car la survie ne suffit pas ; la simple vie, au sens biologique du terme, n’est pas le but visé. Encore faut-il se prémunir de l’insécurité permanente, de la guerre perpétuelle.

Mais les hommes se réunissent-ils alors pour être heureux ?

Parce qu’on ne peut par exemple être heureux dans la guerre ou dans la violence systématique. Non, l’association des hommes est pragmatique, elle répond purement et simplement au besoin particulier de l’homme, car l’homme est aux membres de son espèce un prédateur. Et son instinct de survie est menacé par ses pairs. Pour vivre donc et perpétuer l’espèce l’homme doit s’associer aux autres hommes.

La politique n’est donc pas d’abord un idéal. Elle est le moyen pour l’homme d’accéder à une vie qui lui permettra d’avoir pour but autre chose que sa simple survie. La société assure en fait à l’homme les biens sociaux de base, conditions de son bonheur et de sa tranquillité.

Elle désolidarise au sein des familles, des groupes et des tribus, les êtres qui la composent, elle en fait des individus car chacun est amené un jour, de par sa participation même au contrat social, à se regarder comme être particulier, comme individu qui doit se situer, se penser.

L’individualité, l’idée même de privé n’est possible que dans le cadre de la politique. De par la charge qu’elle assume, la politique décharge du même coup les hommes d’un poids non moins lourd.

Mais la condition humaine est paradoxale, et la définition du bonheur n’en reste pas moins floue quand les conditions de son existence sont remplis, car chacun cherche le bonheur. L’on désire le bonheur pour être heureux, mais sans savoir ce qu’être heureux veut dire. La recherche du bonheur, non seulement nous détourne mais encore nous autarcise. Elle nous fait plus individus, plus autarciques que tout autre chose. Elle met dans notre liberté des accents de particularité. Et le bonheur, dès lors qu’il se particularise, détourne l’individu de l’espace public, car non seulement cet espace n’est pas, semble-t-il, adapté à son bonheur parce que général, mais au contraire il le contredit, il le contraint, il invite l’homme à se détacher de sa quête d’un bonheur individuel pour se mettre à la place, pour compatir et imaginer la possibilité d’un intérêt général. Mais ces mots s’opposent-ils, se contredisent-ils ?

L’homme, nous le disions, se distingue d’un animal en ce qu’avec son développement concorde l’impossibilité pour lui de ne vivre que dans le simple but de la survie biologique. L’homme occupe son temps et sa pensée à d’autres choses. Et il semble que plus la marge occupée par les besoins animaux, plus la part d’animalité se rétrécit, plus l’homme est à même d’accéder au bonheur. Cette affirmation-là est dangereuse. Par là, on semble supposer que le bonheur est conditionné par des données matérielles, qu’il ne peut exister sans que soient contentés les besoins animaux de l’homme. Et pourtant ne peut-on être heureux quand on a peu à manger et qu’on a un peu froid ? Ce que nous avons donc voulu montrer c’est que la société est condition du bonheur, non pas en tant qu’elle permet la satisfaction de ses besoins, mais en temps qu’elle fait l’Homme, qu’elle lui offre la possibilité d’épanouir son humanité en lui offrant d’autres horizons que sa conservation.

Mais ces autres horizons, s’ils sont placés eux-mêmes dans la perspective du bonheur, rendue possible par l’élargissement de pensée de l’homme, ne sont pas eux-mêmes heureux, car en offrant cette possibilité, la société donne en puissance les moyens d’un bonheur à venir. Mais elle ne le définit pas ; cette définition reste le fait de l’individu seul.

Dans nos sociétés actuelles, nous pourrions affirmer que nous avons tout pour être heureux. Non pas que les gens malheureux, désespérés n’aient pas de raison de l’être, mais la possibilité d’accéder au bonheur semble être offerte à une plus large majorité. Les guerres, semble-t-il, sont en grande partie derrière nous ; nous avons conquis des éléments naturels qui ne nous laissaient, il y a quelques siècles, pas d’autre recours que nos prières. La satisfaction de nos besoins les plus primaires (si tant est que ce mot convienne) par la société a concouru à offrir aux individus qui la composent les moyens d’assurer un bonheur possible.

Les discours millénaristes sont des discours désespérés, des discours eschatologiques qui prédisent à l’homme nouveau son déclin, sa mort, sa disparition en tant que race. A certaines époques, et sans doute à la nôtre, ces discours sont communs. Communs, c’est-à-dire à la fois banals et sans grand intérêt. Car ce sont des discours de la peur, bien plus que des discours raisonnés. Notre époque d’ailleurs raille avec assez d’éclat ces discours pour qu’ils nous paraissent irrationnels. Peut-on parler de désespoir aujourd’hui sans être raillé ? Peut-on poser la question du sens de notre monde, sans se voir répondre par l’exposé des immenses progrès que nous avons faits, sans prendre en compte tout ce à quoi nous avons accédé ? Ça n’est donc pas ici, ni un discours de fin du monde, ni le regret nostalgique d’un autre monde où il faisait bon vivre, car l’on peut parler du désespoir en parlant des forces vives, en portant son regard sur tout ce qu’il y a de dynamique, de fort, de joyeux. Le désespoir aujourd’hui ne semble d’ailleurs être rien d’autre qu’un paradoxe, un malentendu sur le bonheur.

A la fin de la Révolution Française, St Just écrivait : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » La révolution française, inspirée sans doute sur ce point par la révolution américaine qui la précède de peu, affirme l’idée d’un droit au bonheur. En effet, il s’agit alors d’affirmer que tous, c’est-à-dire en fait chacun, doivent être délivrés du besoin, afin que chacun puisse rechercher son bonheur propre. C’est donc là une exigence de justice que l’État doit satisfaire. Tout l’intérêt de cette idée révolutionnaire semble résider dans l’articulation qui est désormais faite entre le collectif et l’individuel, entre le tous et le chacun, entre le rôle de l’État et le droit de l’individu.

En effet, la nouvelle conception du bonheur qui apparaît alors semble supposer qu’il existe une mesure commune des besoins et qu’ils ne sont donc pas relatifs à chacun ni même à une classe sociale. Chaque homme partage un certain nombre de besoins qui sont les conditions sans lesquelles le bonheur ne peut être. Le bonheur devient dès lors une denrée sociale, un but vers lequel l’État doit tendre, auquel il doit pouvoir répondre. Mais en même temps que l’on assiste à une collectivisation du bonheur, à un statut public de la satisfaction, l’individu prend du même coup une place toute nouvelle.

Ce sont les conditions du bonheur seulement qui deviennent communes. Les valeurs, les données économiques et sociales, la possibilité pour tous de progresser au sein de la société sont des conditions qui doivent être offertes à tous. Ces besoins communs ne sont rien moins que ce que John Rawls appelle les « biens sociaux de base ». Mais si chacun possède au départ de la course les mêmes possibilités d’être heureux, chacun court évidemment à une vitesse différente et atteint son but avec plus ou moins de célérité.

Ces biens sociaux sont en effet basiques. Ils sont le résultat de l’équation collective, les plus minces facteurs communs entre les individus. Étant basiques, ils sont aussi grossiers. Et l’idée même de croire qu’ils puissent y avoir des conditions communes au bonheur semble amenuiser, rapetisser, étrangler la définition même de l’homme et de sa condition. C’est aussi évidemment, à travers les quelques besoins reconnus à tous, les prémisses d’une idéologie du bonheur qui se dessine.

Pour être heureux, il est désormais admis qu’il suffit d’abord que certaines données soient acquises et sûres. Des données telles que la liberté, l’égalité, des données économiques telles que la lutte contre le chômage ou la mise en place de programmes sociaux qui ne laissent personne à la dérive. Une fois ces données acquises, chacun peut rechercher son bonheur particulier, et cela avec d’autant plus de facilité que le contexte social se libéralise et permet ce qui pourrait nous sembler être la « satisfaction de nos instincts ». Mais ce sont des instincts malades et bien maigres qui s’épanouissent dans ces libertés : des instincts sexuels, mégalomaniaques, des instincts voyeurs contentés par les médias, des instincts matérialistes satisfaits par la consommation. Le bonheur est donc vulgarisé, mis à la portée de chacun.

Il ne s’agit pas ici de porter un jugement moral sur le bonheur désormais acquis par une partie de la population. Mais il semble qu’en concevant le bonheur comme un droit, en démilitarisant ainsi le bonheur, la société s’avance paradoxalement sur les chemins du désespoir.

Il est commun de dire qu’on ne désire pas ce que l’on a. Cette phrase banale se situe sur le plan de l’individu et met en valeur l’idée que l’homme est un être de désir, un être qui ne jouit que dans ce qu’il recherche, que dans l’« aspiration à », « le combat pour ». C’est l’ennui qui assaille l’homme quand tout est acquis, c’est l’ennui et le désespoir qui ronge l’Homme quand il parvient à un certain stade de l’histoire. Nietzsche met cela parfaitement en valeur : « Toute philosophie qui assigne à la paix, une place plus élevée qu’à la guerre, toute éthique qui développe une notion négative du bonheur, toute métaphysique qui prétend connaître un final, un état définitif quelconque autorise à se demander si ce n’est pas la maladie qui a inspirée la philosophie. »

« Oh vanité des vanités, tout est vanité ! ». Évidemment, devant le spectacle de notre monde occidental, l’Ecclésiaste prend un sens tout nouveau, acquiert une tout autre portée. Car il semble en effet que l’homme ait atteint un degré d’orgueil tel qu’il semble proclamer que seul l’inutile compte à présent, le futile, le superficiel. Le haut degré de développement réside en fait dans la croyance selon laquelle l’homme n’aurait plus à se préoccuper de l’essentiel. Comme si ce qui nous séparait inextricablement de tout autre moment historique résidait dans le fait que nous ne vivons plus dans le besoin. Sans doute pour la première fois dans l’histoire, l’homme occidental vit-il dans une société qui n’est plus celle de la rareté. En effet, l’homme de par sa condition même, et tel que semble nous le présenter l’hypothétique idée de l’état de nature, est confronté à un monde de rareté. La nature n’offre pas à l’homme toutes les conditions de son existence. Elle ne les lui offre qu’en forme de substrat. Tout dans la nature est enveloppé, tout est en puissance et seul le travail de l’homme, la mise en place d’une société permet aux choses d’être activées, utilisables. Mais l’histoire semble prouver que l’accession à l’abondance dans une société donnée est extrêmement difficile à atteindre. Car, selon une vision quelque peu marxiste de l’histoire, il semble qu’une classe ait toujours tendu à accaparer une partie des richesses au détriment d’une masse.

Pourtant aujourd’hui c’est la masse même qui est le terreau de l’abondance. Abondance qui ne signifie pas que tout le monde possède en abondance, que tout le monde dispose d’une richesse égale. Mais cela signifie plutôt que tout le monde le pourrait. C’est en tout cas ce que semble signifier cet étalage de choses, de denrées, d’objets du désir. Désir supposé tout au moins, désir que l’on pense être la réponse aux attentes de l’homme. Comme si le moteur de l’humanité, les biens sociaux de bases, consistaient dans ce désir même, dans cette volonté d’avoir, de posséder. Non seulement nos sociétés sont celles de l’abondance, mais ce qui est plus cynique encore c’est sans doute que ce qui abonde n’est guère nécessaire. Nous serions arrivés à un stade de l’histoire où la survie ne concerne plus une partie de l’humanité, car c’est bien au contraire « la farandole endiablée de l’inutile » (Jean Baudrillard) et de la futilité qui semble animer le désir. Abondance donc de choses périssables, abondance de ce qu’on désire mais dont on n’a pas besoin. Nous vivons donc dans des sociétés où le divertissement est devenu diversion. Une société Pascalienne en somme, où cet orgueil que le philosophe dénonce est arrivé à son comble. Il semble que toute civilisation, toute société policée doive en passer par l’ennui. Nos sociétés d’abondance et de consommation sont l’exemple même de ce divertissement : le désir matérialiste, le culte de l’objet ne sont rien d’autre qu’une diversion vers l’envie absurde. Mais le sens semble manquer à cette équation : comment en effet trouver sensées des vies tout entières tendues vers la possession de ce qui n’a de valeur que parce que nous le décidons, de ce qui n’a de valeur que périssable, momentanée, relative ?

Abondance de choses, certes, mais abondance de mots aussi. Désir hypertrophié et généralisé non pas réellement de signifier mais de dire. Et tous ces mots, toutes ces pensées, ces informations sont semble-t-il les symptômes d’un bonheur possible. Le bonheur sous toutes ses formes imaginables se dessine aux yeux du spectateur, du lecteur de roman. Les médias, le cinéma, la télévision, déclinent à l’infini des modes d’emplois d’un bonheur imaginé.

Cela nous amène à constater que ce pour quoi des révolutions ont été faites est en partie atteint. L’homme n’a plus à se battre, il est entré dans une période de repos, il peut aspirer à des choses plus simples. Peut-être que le fait même de vouloir ce qui n’est pas nécessaire est révélateur du fait que l’homme s’est épanoui en tant qu’homme. Il n’est plus comme l’animal, qui survit, qui s’adapte, il est au contraire capable d’attacher de l’importance à autre chose qu’à ce qui le fait proprement vivre. Il faudrait donc constater que cette abondance et que ce désir dissipé, éparpillé de posséder sont les signes que beaucoup de choses essentielles sont acquises. Notre société peut se comprendre à travers la grille hégélienne, ou du moins nos angoisses se comprendront-elles avec elle, car s’il est vrai que la raison est à l’œuvre dans l’histoire, s’il est vrai que nous avons des fins auxquels nous aspirons, ne peut-on pas avoir tendance à croire aujourd’hui que l’avenir est passé – que l’enthousiasme des peuples, que l’histoire en somme est derrière nous ?

L’homme spectateur de ses horreurs, témoins de ses propres bavures semble avoir pris des leçons de l’histoire. Étant passé par des tragédies, ayant impliqué tant de sacrifices, l’Histoire semble avoir atteint sa fin ultime. Ce point de vue évidemment est subjectif et non pas réel. Il est une analyse sociologique possible du monde occidental tel qu’il s’offre à nous.

L’importance accordée aujourd’hui à l’inutile n’est que la contrepartie de ce sentiment que tout est acquis. Sentiment erroné d’ailleurs mais qui semble cependant atteindre une bonne part de l’humanité. Le désintéressement vis-à-vis de l’activité politique est le symptôme de cet ennui, de ce dés-espoir. Plus de raison d’espérer, ou du moins d’espérer ensemble car tout ce qui est objet d’un combat collectif semble être désormais gravé sur les frontons de nos sociétés. Et quelle mauvaise foi de prétendre combattre encore dans cette société pacifiée.

Le désir pourtant demeure mais moins brûlant et autrement plus étroit, car le désir est à présent une denrée strictement individuelle. On milite encore mais pour des droits particuliers, pour une communauté, pour une reconnaissance.

Il semble que le contrat social tel qu’il nous lie aujourd’hui soit tombé dans les excès que la pensée de Hobbes laissait déjà entrevoir. Être ensemble pour être seul mais à l’abri, confier à une élite de spécialistes le soin d’assurer notre sécurité au jour le jour, car l’obsession de la sécurité est à notre sens l’un des plus graves symptômes de notre désespoir. Ayant tout acquis et s’étant enfermée dans une vie routinière dont le but principal est de posséder, d’échanger et d’avoir plus, une bonne part de la société n’assume pas cette vie en perte de vitesse et en perte de sens. Revendiquer un droit à la sécurité n’est en fait rien d’autre qu’adhérer au fantasme qui consiste à penser que leur tranquillité n’est pas subie mais au contraire qu’elle est voulue et même menacé, en danger. La démilitarisation, la débellicisation de notre monde entraîne cette volonté constante non seulement de légitimer sa vie, mais en plus de la présenter comme un combat permanent contre des forces qui agissent contre elle. Cette société tranquille, où règne l’abondance, où la beauté et le superflu trouvent enfin leur place, se montre donc comme citadelle assiégée, comme monde jalousé, en danger car notre désespoir entraîne notre paranoïa. La guerre froide et la peur renaissante aujourd’hui de l’Autre, ne sont rien d’autre que cette paranoïa généralisée. « La mauvaise foi », voilà ce qui sans doute caractérise nos sociétés actuelles. Nous ne voulons le confort que si l’on accepte de penser que ce confort est lui-même le fruit d’un combat, qu’il n’est pas donné d’avance mais acquis par la force.

A notre époque libérale, le mythe de la Main Invisible (Adam Smith) achève de calmer nos mauvaises consciences. Il explique que nous aurions tort de restreindre les intérêts égoïstes qui nous poussent car c’est en suivant nos intérêts particuliers, notre égotisme, que nous concourons, sans le savoir, comme par hasard au bonheur commun. Mais toute conscience réfléchie ne peut se contenter d’une si maigre satisfaction, d’une si plate explication. Le bonheur collectif ne peut résulter ni d’une équation au résultat automatique, ni d’un hasard. Nous ne pouvons nous contenter de l’espoir dans cette providence, dans cette raison dans l’histoire car cette théorie privilégie le résultat et laisse planer le désespoir sur les modes d’accession à un possible bonheur commun. N’est ce pas cette fatalité même qui est désespérante ? N’est ce pas ce manque de force combative dans l’accession à l’égalité, à la vie heureuse pour tous, qui dénature le sens de nos actions ?

Cette théorie semble-t-il, cette main invisible, semble avoir étendu son pouvoir à des domaines divers. Il semble qu’en politique aussi la fainéantise citoyenne soit considérée comme le meilleur moyen pour que le bien politique se réalise. Comme si en poursuivant chacun nos buts égoïstes, nous parviendrons par une étrange équation à définir un intérêt général. L’importance que l’on s’accorde à soi même, en tant qu’acteur du monde, et pas en tant simplement qu’individu particulier, est seule à même de faire de nous des citoyens actifs. Or la vie politique est devenue, comme la vie économique, le domaine d’une rationalité faible, une rationalité réduite au calcul. Elle est devenue le lieu où la réflexion, le combat que l’on mène contre soi même ne s’avère plus guère nécessaire. Nous vivons en somme dans des sociétés molles qui gravent sur leurs frontons des devises que le monde contredit mais qui espère que leur exemple, leur modèle suffiront à inoculer le sens de l’histoire à ceux qui le dépossèdent.

Le désespoir est donc bien réel. Pas toujours conscient pourtant, puisque comme la main régulatrice, beaucoup de nos mécanismes sociaux sont invisibles, noyés dans la multitude. Ce désespoir est pourtant réel. Mais il est muet et honteux. Ce désespoir est impoli, irrévérencieux. C’est un désespoir auquel on n’a pas le droit. Il est la nostalgie d’un monde plus libre, et plus vif, un monde dont on ne sait s’il nous précède ou s’il nous suit.

Ce désespoir est, tel que semble le prouver cette réflexion, un désespoir d’enfant gâté. Le désespoir de l’acquisition. « Il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir. » Cette phrase est de Spinoza. Le même Spinoza écrit dans l’Éthique que « le désir (conatus) est l’essence de l’homme. » Mais évidemment il n’entend pas par le terme de « désir » l’envie de posséder, la volonté d’acquisition. Il signifie ici la puissance d’être, l’aspiration essentielle de l’homme à son amélioration.

L’homme croit désirer beaucoup de choses, qu’il ne désire en fait pas. « Les hommes ignorent le plus souvent la cause de leurs désirs. Ils sont en effet conscients de leurs actions et de leurs désirs mais ignorant des causes qui les déterminent à désirer quelque chose. » Ainsi, il ne suffit pas de désirer quelque chose, tel que c’est le cas dans notre société, il faut désirer de manière motivée, en vue de soi, de son épanouissement et de sa sagesse. Et le sage n’espère rien, c’est l’absence de crainte à laquelle il a accédé du fait de sa sagesse. Puisqu’il n’y a pas d’espoir sans crainte et de crainte sans espoir, le sage est sans espoir. Est-ce que cela veut dire que le sage est désespéré ? Cette idée est à la fois inquiétante et belle.

Mais desesperatio dans l’Éthique est plutôt la déception ou l’abattement. On est désespéré, montre en fait Spinoza, lorsque l’on passe de la crainte, toujours mêlée d’espoir, à la certitude que ce que l’on redoutait s’est produit ou se produira nécessairement ; autrement dit quand il n’y a plus lieu de douter ou d’espérer. C’est donc le chemin de la désillusion, de la lucidité, de la connaissance, le chemin qui nous rend moins dépendant de l’espoir et qui nous affranchit. Nos sociétés sans doute ont bien de la sagesse, mais cette sagesse-là est inextricablement attachée à un désespoir. Désespoir que sa condition d’homme nécessite.

Rosa Elisabeth
Slimani Leila
Wormser Gérard masculin
Réflexions sur le désespoir moderne
Rosa Elisabeth
Slimani Leila
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2003-10-04

« Qui auget scientiam, auget et dolorem ». {Celui qui accroît sa science, accroît aussi sa douleur. L’Ecclésiaste.} Le désespoir moderne, qu’il soit celui – nostalgique et aristocratique – des décadents, ou celui – plus vindicatif et, pourrait-on dire, démocratique – de nos contemporains reste essentiellement marqué par l’idée d’un désenchantement face au monde. Trop de sciences font disparaître à jamais l’innocence première, celle des petits enfants et du Paradis perdu...

« Qui auget scientiam, auget et dolorem ». {He that increaseth knowledge increaseth sorrow. The Ecclesiastes}. The modern desperation, whether it be the one – nostalgic and aristocratic – of decadents, or the one – more vindictive and, shall we say, democratic – of our contemporaries remain essentially marked by the idea of a disenchantment towards the world. Too many sciences are causing the permanent disappearance of primitive innocence; that of small children and of Paradise Lost…

Arts et lettres
Philosophie
Rimbaud, Arthur (1854-1891)
Spinoza, Baruch (1632-1677)
Politique et société