×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

Logique de l'intérieur

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (0)
      Texte

      L’approche structuraliste a permis, entre autres conséquences, de penser un sujet et un monde sans recourir à un élément intérieur : d’un côté, le sujet formalisé n’admet aucune âme psychologique pour l’expliquer ; de l’autre, l’espace topologique renvoie l’intérieur au résultat d’un pli du dehors qui fait retour sur soi. D’un point de vue descriptif, il devient alors possible de tenter d’inscrire le sujet dans la continuité des lois de l’apparaître voire de l’être. Mais dans une perspective normative, la primauté du sujet n’est plus tenue pour acquise mais bien plutôt à fonder explicitement et justifier continuellement. Foucault, Deleuze, Lacan et encore aujourd’hui Alain Badiou se sont engagés dans ce champ de réflexion.

      Cependant, force est de constater que la pensée d’Alain Badiou ne se satisfait pas d’un plan sans intérieur. En effet, Logiques des mondes est amené à proposer une construction de l’intérieur d’un monde apparaissant. Cette démarche présente certes l’avantage de se faire sans sujet, c’est-à-dire dans le cadre de ce que Badiou nomme une phénoménologie sans sujet : l’intérieur n’est pas conçu sur le modèle métaphorique de l’intérieur d’un corps mais d’après l’ordre rigoureux de la logique des topoï. Mais pourquoi faire ressurgir l’intérieur ?

      Puisqu’Alain Badiou nous y convie, je me trouve dans la grande salle du ministère des Affaires étrangères. Que je dise être dedans implique-t-il vraiment que ce dedans ait été construit ? Certains cas vont à l’encontre de cette idée. D’une part, je peux témoigner une réticence à être dans le lieu. Dirai-je alors que j’ai constitué cet intérieur malgré moi ? D’autre part, je peux être indifférent au lieu où je me trouve. Dirai-je alors que ce lieu n’existe pas, puisque mentalement je me trouve ailleurs ? Certainement que non, cette salle reste la grande salle du ministère parce que je l’ai acceptée comme tel. En ce sens, antipathie et apathie s’opposent à l’idée d’un engagement, voire même d’une constitution passive de l’intérieur. Car soit je n’y peux rien, soit le signifiant qui le consacre comme grande salle me précède.

      Il en découle que l’intérieur proposé est soit inadéquat au sujet à venir, soit parfaitement banal. Et c’est peut-être précisément parce que l’intérieur est le régime commun de l’existence (être chez soi, être en ville), qui ne requiert aucun effort ni choix, que le sujet se construit moins dans l’intégration que dans la fuite vers le dehors. D’ailleurs, Alain Badiou évoque cette possibilité en faisant l’expérience - qu’il ne formalise malheureusement pas - de la dissolution de soi : « J’ai souvent imaginé, quand je me dissolvais, le soir, à travers les baies d’un appartement de l’aile sud de Brasilia, dans la clarté étale du ciel, que la cartographie des signes stellaires (…) m’annonçaient que j’étais là pour toujours. » 1 Expérience paradoxale, du reste, puisque la dissolution se fait précisément lorsque le sujet se perçoit comme assigné à résidence. Il s’agit en ce sens d’une fuite symbolique devant un sombre destin, celui d’appartenir à jamais à l’intérieur du lieu. Ce désir d’anéantissement de soi ferait écho à la Théorie du sujet et sa destruction de la structure qui advient à partir du sujet « horlieu », sauf qu’ici la fuite semble devenue dérisoire, puisqu’il ne s’agit jamais que de s’effacer, se débarrasser de soi. C’est pourquoi l’expérience n’a pas de valeur pour l’action, mais essentiellement pour l’appréciation esthétique ; et cette expérience ne se fait que par un regard porté sur le dehors et nullement sur l’intérieur. Comme s’il y avait deux axes, l’un esthétique - de l’évasion lâche et rêveuse (dont Deleuze serait un représentant, à en croire Badiou) - et l’autre politique - de l’engagement, l’engoncement dans le réel (dont Sartre tracerait la voie). Mais à l’encontre de cette valeur purement esthétique, il est possible de faire valoir le fait que l’intérieur n’est pas expérimenté comme tel : je vois le bâtiment du ministère tandis que je m’en approche, puis je laisse derrière moi tandis que j’en sors. Mais y entrer et s’y promener ne revient pas à s’y incorporer et se déclarer comme élément intérieur au bâtiment. Il se peut en effet que je sois resté dans une distance à l’égard de l’endroit que je découvre, peu porté sur le mobilier kitsch ou déçu par la laideur du sol.

      Cette constitution de l’intérieur n’allant pas de soi, voire même appauvrissant mon expérience du lieu, quel rôle joue-t-elle dans le dispositif d’Alain Badiou ? Elle attesterait l’appartenance à un monde historique, un monde dans lequel on puisse décider. Mais toute expérience n’est pas ancrée dans l’histoire, ce qui explique que l’exemple de Brasilia n’est plus convoqué lorsqu’il s’agit de se rapporter au choix. Mais en ce cas, la conclusion qui s’impose est que cette approche de la topologie trahit l’expérience de l’espace au nom d’une théorie de la décision. Elle la trahit parce qu’en réalité le lieu demeure indifférent à tout choix. Ce qui requiert cet intérieur est donc le point de vue historique adopté. La sympathie pour Brasilia est en effet corrélée par l’histoire du lieu, ce dont témoigne l’entrée par dates : « plateau nu en 1956, inauguration en 1960. » 2 A moins que cette sympathie ne soit que politique : « J’aime qu’en 2004, alors âgé de 97 ans, Oscar Niemeyer, un des deux principaux créateurs de Brasilia (…), ait déclaré : "Communiste un jour, communiste toujours." » 3 Dans cette perspective, il ne semble pas inéluctable de devoir resserrer le monde sur l’intérieur pour que ce monde soit effectif.

      Ce resserrement tirerait sa nécessité de ce à quoi il se mesure: à des points. L’idée d’intérieur a pour visée d’y loger des points ; il n’est de ce point de vue pas étonnant que l’exiguïté du lieu (déterminé comme intérieur) soit essentielle pour que ces points acquièrent quelque importance. Certes, l’enjeu du point est notamment de répondre au plan deleuzien, trop vaste pour convoquer à une décision. Mais que le rejet de la surface se fasse par l’adoption du point apparaît excessif : opter pour la ligne aurait suffi pour penser un lieu déterminé sans intérieur. En effet, la ligne partage entre ce que j’aime et n’aime pas, entre ce qui est conforme et ce qui contrevient à mes attentes en entrant dans cette salle. Mais cette disposition implique que le modèle du choix binaire entre oui et non n’est pas pertinent dans le cas de Brasilia. Il est rare que je sois convoqué à porter un jugement aussi tranché que « Brasilia est-elle une ville ? » Car soit la réponse a été formulée avant moi, soit elle appelle un développement, une approche, un fil de réflexion plus étendu. Dans ce cas, rien ne nous presse au point de devoir trancher à l’emporte-pièce. Il nous semble que Badiou lui-même ne s’en tient pas au seul point, trahissant la représentation d’une ligne qui précèderait toute constellation : « qu’est-ce qu’un point ? C’est une distribution transversale des intensités selon une répartition simple de l’espace (…) qui exhibe une division simple. » 4 Mais le point ainsi conçu, implicitement rapporté à un modèle linéaire, s’accorde difficilement avec une mise en rapport du lieu avec son intérieur. Cet intérieur doit bien plutôt être rapporté à ce qui lui est extérieur. J’apprécie d’autant mieux cette fontaine à l’intérieur du bâtiment que je suis habitué à voir des fontaines sur des places découvertes : la fontaine est dans le bâtiment, mais pas moi.

      Suivre la ligne qui fait passer de l’intérieur au dehors esquisse en ce sens un modèle de déploiement horizontal, qui ne quitte jamais le plan sur lequel se déploie la ligne. Au lieu de cela, il semble qu’Alain Badiou fasse valoir une structuration verticale de l’apparaître. En effet, la synthèse qui lie ensemble les points dans l’intérieur du lieu est en deçà du plan de composition : ces points « ont une puissance de localisation située en quelque sorte "en dessous " du transcendantal. » 5 La constitution de l’intérieur tire sa consistance d’une verticalité qui amène à penser que cette caution relève d’un point de vue extérieur à la situation, par exemple le point de vue de Dieu regardant les mondes d’en haut. Que ce montage soit à rapprocher de l’ontologie scalaire de la théologie chrétienne, on en trouve une confirmation dans l’énumération par Badiou des antiphilosophes qui ont fait valoir l’intériorité contre le concept. En effet, Pascal, Rousseau et Kierkegaard partagent cette ferveur chrétienne qui imprègne leur pensée. Dans ces conditions, la légitimité de l’intérieur renvoie soit à la subjectivité de la foi, soit à l’objectivité de la transcendance divine. A croire que je devrais me laisser clouer par le spectacle de la grande salle du ministère, de la même manière que la démesure des cathédrales avait pour visée de frapper de stupeur le fidèle.

      Nous semblons alors mis face à l’amplitude de l’éternité. Mais n’était-il pas plutôt question de s’approprier cette amplitude au présent ? « Rompre avec le culte des généalogies et des récits revient à restituer le passé comme amplitude du présent. » 6 Qu’il manque à la pensée d’Alain Badiou une théorie unifiée du temps, nous ne sommes pas les seuls à le penser. Mais force est de constater qu’il s’ajoute à cela un impensé de l’espace : la détermination du lieu comme intérieur semble contredire la possibilité d’une amplitude de l’action. Alain Badiou compense ce manque d’amplitude par un surcroît de quantité, puisque le déploiement du possible est rapporté à l’appartenance à plusieurs mondes : « L’homme est cet animal dont le propre est de participer à de très nombreux mondes, d’apparaître en d’innombrables lieux. » L’homme aurait pour spécificité de vivre dans une « ubiquité objectale » 7 . Mais rien n’empêche de distribuer cette ubiquité objectale dans le temps pour qu’elle se révèle traversée du sujet, faisant de la multitude des mondes un même monde, celui du sujet. Mais cette réduction de la multiplicité des mondes à un seul monde, Alain Badiou se l’interdit au nom de « l’inexistence du Tout » 8 . Or, il nous est difficile de concéder l’assertion faite par Badiou pour justifier qu’il n’opte pas pour une approche selon laquelle « la cosmologie contemporaine opte plutôt pour [la] finitude [de l’univers] » 9 : si en effet, le big-bang vise à assigner à une extrémité la limite d’une origine, à une autre extrémité s’affirme de plus en plus l’idée d’une expansion infinie de l’univers ; en ce sens, la cosmologie ne contredit pas cette inexistence du tout. Ce qui ne l’empêche pas de concevoir une amplitude de parcours qui ne se limite pas à l’intérieur d’une galaxie ni à l’intérieur d’un amas de galaxies. De ce fait, Alain Badiou condamnerait une approche effective de l’amplitude pour de mauvaises raisons physique (la prétendue clôture du modèle).

      La raison phénoménologie qui étaye l’inexistence du tout nous semble plus acceptable : nous ne faisons jamais l’expérience de la totalité de tous les objets. Mais cela signifie dès lors que le resserrement de la perspective sur la considération du seul intérieur, à laquelle nous sommes conduits à partir de la sixième section, relèvera moins de la logique de l’apparaître que de celle des bornes de la conscience sensible. Voilà qui semble aller à l’encontre de la démarche annoncée : « Le transcendantal dont il s’agit dans ce livre est de loin antérieur à toute constitution subjective, car il est une donnée immanente des situations quelconques. » 10 En dernière instance, l’intérieur tire sa consistance d’un Dieu, observateur transcendant, d’un sujet fini, sensible et historique, et d’un temps éternel : un Père, un Fils, un Saint-Esprit.

      Il est souvent reproché à Alain Badiou d’injecter des idées chrétiennes dans sa pensée. Pour notre part, nous nous contentons de pointer la constitution d’un intérieur comme postulat ne trouvant pour étai qu’un montage chrétien : l’intériorité est la consécration d’un engagement dans une situation. Mais il n’en est pas moins remarquable que l’intérieur soit rigoureusement constitué, grâce à l’appui de la topologie. A tel point que les quatre axiomes de l’intérieur nous semblent précieux, moins pour resserrer le réel que pour clarifier le sujet à son propre égard. En effet, la constitution de l’intérieur nous semblant n’être que le corrélat d’un sujet fini, c’est sur ce sujet fini, sensible, qu’il importe de s’interroger. Or, un tel sujet se juge lui-même pourvu d’une intériorité au sens d’une instance irréductible au dehors, quand bien même elle peut être ramenée à l’instance du choix : c’est le sujet et lui seul qui peut décider de choisir. Mais cette intériorité apparaît alors comme l’indice qu’un sujet reste antérieur à son incorporation à une vérité. Et demeurant impensé, il risque de porter des déterminations qui sont injustifiées. Chez Alain Badiou, cette surdétermination subjective prendrait la forme d’une primauté de l’historicité : baignant déjà dans le devenir des hommes, le sujet est déjà caractérisé comme homme, qu’il prenne la figure individuelle du héros (à la fin de la conclusion de Logiques des mondes) ou la figure collective du parti (dans Théorie du sujet). Dans les deux cas, sur le sujet semblent déjà peser des contraintes qui lui échappent. Dès lors, les quatre axiomes de l’intérieur doivent permettre d’épurer le sujet lui-même des suppositions qui le soustraient à la formalisation.

      1° « L’intérieur de l’ensemble référentiel n’est autre que lui-même. » 11 Si l’on applique ce premier axiome au sujet, cela se traduira ainsi : Alain est Alain. Ce qui signifie qu’Alain n’est pas son âme, géniale ou opaque, ni son corps : pour comprendre sa pensée, il y a peu d’intérêt à « le scruter dans sa langue, dans le grain de son idiome et de sa voix ». 12 La pauvreté du principe d’identité s’avère ici précieuse pour épurer le sujet de sa richesse, ou même de sa seule articulation en corps et âme. Car en ce dernier cas, le problème de l’union de l’âme et du corps constitue un problème qui a tôt fait d’occulter le rapport du sujet à son monde.

      2° « L’intérieur d’une partie est inclus dans cette partie. » Ce qui s’interprétera, appliqué au sujet : l’intérieur du cœur d’Alain est dans son cœur, et non en Dieu ou dans l’humanité. L’évidence a ici pour but de dissiper les métaphores persistantes qui tendent à parasiter voire conditionner une pensée. En effet, déterminer un intérieur métaphoriquement suppose que cette détermination est établie par un sujet déjà complexe, puisqu’il est capable d’opérations mentales complexes.

      3° « L’intérieur de la conjonction des deux parties est la conjonction de leurs intérieurs. » Autrement dit : l’intérieur de la conjonction du cerveau et du cœur d’Alain est la conjonction de ce qui est intérieur au cerveau et de ce qui est intérieur au cœur. Ainsi, il serait vain d’invoquer un lien substantiel, un vinculum substantiale miraculeusement apposé par une tierce instance. De même, les rapports de hiérarchie des organes sont suspendus tant que nous ne savons pas ce qu’est ce sujet.

      4° « L’intérieur de l’intérieur d’une partie est son intérieur. » C’est-à-dire : l’intérieur de l’intérieur du cœur est son intérieur. Cela revient en quelque sorte à aplatir les niveaux d’approfondissement, aussi nombreux soient-ils, sur le niveau précédent. Autant dire que la prétendue profondeur du sujet peut toujours être rapportée à sa surface.

      Tels seraient les quatre axiomes de l’intériorité du sujet. Ce déplacement rendrait définitivement caduque la tentation d’explorer les profondeurs du sujets - le problème devenant bien plutôt de savoir comment déployer un sujet dans la fidélité de ces axiomes.


      1.  Alain Badiou, Logiques des mondes, 2006 Seuil, p. 436.

      2.  Ibid., p. 433.

      3.  Ibid., p. 581.

      4.  Ibid., p. 437, nous soulignons.

      5.  Ibid., p. 438, nous soulignons.

      6.  Ibid., p. 531.

      7.  Ibid., p. 536.

      8.  Ibid., pp. 119 sqq.

      9.  Ibid., p. 121.

      10.  Ibid., p. 111.

      11.  Ibid., p. 436. Les quatre axiomes de l’intérieur sont résumés sur cette même page.

      12.  Jean-Luc Nancy, « Philosophie sans conditions », in Alain Badiou - Penser le multiple, 2002, L’Harmattan, p. 68.

      Martin-Freville Charles
      Wormser Gérard masculin
      Logique de l'intérieur
      Martin-Freville Charles
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2007-05-18

       Cet article interroge la notion d’intérieur proposée par Alain Badiou au livre VI de Logiques des mondes. Sa justification floue au terme du développement conduit à soupçonner qu’il s’agisse moins d’une conséquence logique que d’un préjugé dont l’enracinement serait tantôt esthétique, tantôt théologique. Néanmoins, en proposant de déplacer cette formalisation de l’intérieur du monde vers le sujet, elle constitue un fondement solide pour prolonger la réflexion structuraliste sur un sujet au-delà de l’humain, c'est-à-dire effet de structure et opérateur sans intériorité. Photo d'Augusto Areal.