×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

Les Saules pleureurs

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (1)
Texte

À Paul Gardères et Matthieu Garrigue-Guyonnaud

Note liminaire 1

A partir du mois d’octobre 2003, j’ai commencé un petit carnet dans lequel je consignais impressions et sensations suscitées par mon état de profond désespoir, ma grosse dépression - je ne vois pas pourquoi je m’interdirais d’user du terme médical -, ou le(s) caractérisant. Ce qui a motivé le commencement de ce carnet était notamment le texte de Clément Rosset, Route de nuit. Route de nuit est considéré, d’après ce que j’ai pu lire çà et là, comme remarquable en ce qu’il retranscrirait avec une acuité particulière l’état dépressif, en ce que Rosset y ferait montre d’une qualité d’auto-observation qui ne serait pas évidente au cœur de la dépression. Or je ne me suis pas du tout reconnu dans le texte de Rosset. La relation de Rosset est essentiellement centrée sur ce qu’il nomme « hasofin », en référence au Horla de Maupassant (je ne me souviens pas du Horla dans le détail, et je ne vois plus à quoi « hasofin » renvoie dans le texte de Maupassant) : Hyper Activité [ou : activisme ?] Semi-Onirique de Fin de Nuit. La condition dépressive s’y trouve abordée quasi-exclusivement sous cet angle, l’asthénie, la perte d’appétit et les autres symptômes se trouvant à peu près expédiés dans les premières pages du livre. Certes, j’avais noté une expression qui me semblait particulièrement pertinente, « perception dépressive du réel », et peut-être la description çà et là de symptômes psychotiques correspondrait-elle à ce que j’ai pu ponctuellement ressentir à quelques reprises fin juillet - début août 2003, notamment un soir que je prenais un verre avec un ami. Mais pour l’essentiel, je ne me retrouve pas dans le texte de Rosset. Mes troubles du sommeil par exemple ne me semblent pas avoir présenté le moindre caractère « semi-onirique ». J’ai fait toutes sortes d’insomnies : insomnies d’endormissement notamment (ne pas pouvoir m’endormir avant dix heures du matin), réveil après de trop courtes heures de sommeil parfois. J’ai aussi fait des cauchemars (deux rêves d’exécution(s) capitale(s) dont une exécution ratée des Rosenberg). Mais rien de tout cela ne m’a semblé « semi-onirique ». Et si les insomnies m’ont grandement empoisonné l’existence, les cauchemars, eux, qui pourraient être ce qui, de mon expérience, se rapprochait le plus d’un éventuel « semi-onirisme » ne me préoccupaient pas outre-mesure, et ils étaient très rares.

Je me suis sans doute senti plus proche des récits donnés par Styron, Roth et Labro. Cependant, la dépression de Roth, telle que racontée dans les premières pages d’Opération Shylock présente un caractère de folie (Roth parle d’ailleurs de la « folie de l’Halcion 2  »), pour dire vite, ou une intensité stupéfiante, qui m’avaient paru ne pas pouvoir correspondre à mon expérience. D’ailleurs, lors de ma première lecture de ces pages de Roth, je ne m’étais absolument pas senti concerné. Peut-être davantage lors de la (ou des) relecture(s) ultérieure(s) ? Je ne pourrais pas le certifier, Roth me semblant être « parti » beaucoup plus loin que moi « de l’autre côté », mais je dois préciser que je n’ai pas relu ces pages au cours de la période pendant laquelle j’étais tout au fond du gouffre. Quant à Face aux ténèbres, il m’a semblé que je pouvais me reconnaître dans ce que racontait Styron mais que la dépression n’était pas forcément saisie sur le vif, ni dans le détail, dans son récit. Disons que je me reconnaissais dans une « vue d’ensemble », ou que ma situation présentait des similitudes plus ou moins fortes avec ce qu’il exposait.

Le récit dont je me suis assurément senti le plus proche est celui qu’a publié Labro, assez précis, assez long, qui raconte aussi bien la vie du dépressif lorsqu’il est confronté au monde que les symptômes par lesquels la dépression se manifestait concrètement pour lui. Le seul bémol, ici, serait que je n’ai pas ressenti un certain nombre des symptômes physiques qu’il a éprouvés (sa transpiration, son impression d’avoir, je crois, du sable dans les yeux, et peut-être d’autres).

N’ayant lu, je crois, le texte de Labro qu’après avoir déjà constaté qu’aucune de mes lectures ne rendait compte de mon expérience, j’ai donc commencé ce petit carnet, dont j’ai noirci une dizaine de pages, ce qui n’est pas bien long, mais les impressions du désespoir ne sont pas variées à l’infini, elles sont simplement très idiosyncrasiques. Une autre source de ce carnet réside dans le projet antérieur d’un texte vaguement poétique intitulé Les Saules pleureurs, projet que je m’étais formulé à l’été 2002, alors que l’humeur dépressive m’avait déjà gagné depuis sans doute plus d’un an. J’avais évoqué ce projet dans un mail adressé à un ami et je me rappelle y avoir alors écrit que ce serait un peu « un truc de dépressif qui se prend pour Baudelaire », avant de couper, presque aussitôt, la formule. Les Saules pleureurs aurait été sous-titré « Fragments d’un autre » et se serait composé de pièces diverses, dont le texte « Haine de la littérature » 3 que j’ai rédigé à l’automne 2002, dont notamment de petits morceaux de « prose poétique ». Aurait été sous-titré, se serait composé, ou bien : sera sous-titré, se composera. Le projet de cet ensemble (le terme « ensemble » ne préjugeant évidemment pas de la longueur de, c’est le cas de le dire, l’ensemble) n’est pas tout à fait abandonné. De manière générale, mes projets littéraires ne sont jamais tout à fait abandonnés, ni jamais tout à fait en cours de fabrication. Ils sont projets, ils décantent lentement, parfois très lentement, le plus souvent extraordinairement lentement, puis ils sont achevés, ou demeurent projets. En un sens, mon carnet, dont la transcription suit, est lié à ce projet.

6 février 2004

*  *  * 

8 octobre 2003.

Nous vivons dans des mondes distincts qui s’ignorent.

Je suis la vigie d’un monde qui sombre, scrutant un horizon d’où rien ne se détache.

Je suis un navire qui sombre. La coque prend l’eau, le timonier s’est noyé, l’équipage déserte, le capitaine se meurt, il n’y aura aucun survivant.

9 octobre 2003.

Les saules ne cessent de pleurer. Inconsolables de quoi ?

Les choses ne sont plus que leur ombre, le monde n’est plus qu’un souvenir, je ne suis plus que mon spectre.

Tout n’est plus perçu que par le prisme d’une tristesse insondable. Mon désespoir est la mesure de toute chose.

La vie est un naufrage. Un naufrage qui a déjà eu lieu, comme toute chose.

10 octobre 2003.

Un voile de tristesse s’interpose qui interdit toute présence véritable au monde, toute adhésion au réel, toute prise sur le présent.

Je m’étais oublié : quelques minutes de répit et de sérénité. Je reprends mes esprits et voilà que la tristesse me regagne.

14 octobre 2003.

« J’ai l’impression que mon avenir est derrière moi.

- Tu t’aperçois que tu vieillis » 4 .

« Comment vois-tu ta vie ?

- Derrière moi.

- Et ton avenir ?

- Pareil » 5 .

Rosset relève ce paradoxe : on n’a qu’une envie, c’est de se coucher, et quand on s’est couché, ça va encore plus mal.

Les rideaux presque tout le temps tirés. La chambre dans le plus complet désordre. Les livres dont on n’a pu lire plus de quelques pages abandonnés par terre.

Je reviens à moi : je reviens à ma tristesse.

L’écriture abandonnée. Quand bien même cet abandon ne serait que provisoire, c’est pour toujours.

La sensation d’avoir quatre-vingt-sept ans. En pire.

Mon seul plaisir véritable : prendre un somnifère.

Mon avenir commençait demain, il allait commencer, il commencerait incessamment. Le présent était riche de mille possibilités. Et voilà que l’avenir est fini depuis longtemps. Que s’est-il passé ? Quand cela survint-il ? Je n’ai rien vu. Je ne me suis aperçu de rien. J’ouvre les yeux après la fin de tout, alors qu’il n’y a plus rien à voir.

J’attends. J’attends que ça passe. Quoi, ça ? Tout. J’attends que tout passe dans un monde où tout est déjà passé. Une attente vaine et sans fin qui donne un avant-goût de l’éternité.

Je me concentre, et quoi ? Un blanc. Un blanc dans ma pensée. Ou du moins un instant pendant lequel je cherche sur quoi je me concentre. Ou sur quoi me concentrer.

15 octobre 2003.

Une demi-heure après le réveil, après avoir retrouvé ses esprits et sa tristesse, on se dit qu’il a dû y avoir une erreur quelque part, qu’on n’a pas signé pour ça, qu’un problème d’aiguillage est survenu.

« Vous avez mal ?

- Oui.

- Où ça ?

- Partout.

- C’est tout ?

- Non.

- Quoi d’autre ?

- Le reste.

- C’est comment, le reste ?

- Pire encore.

- A ce point ?

- Vous ne pouvez pas imaginer » 6 .

Je suis au plus bas mais chaque jour est l’occasion de découvrir que je puis descendre plus bas encore.

16 octobre 2003.

L’expérience de ma finitude est incommensurable. L’expérience de ma fin ne connaît pas de limites.

L’idée, saugrenue, mais dont on ressent la véracité par toutes les fibres de son corps, d’avoir dépassé sa mort ouvre un immense horizon - celui du désespoir.

Cette lenteur, cette lenteur à penser, mettre un mot après l’autre dans sa tête, faire avancer la phrase, faire un ou deux pas de plus dans sa pensée. Trébucher comme un petit enfant.

Parfois, le soir, la sensation d’être assommé.

18 octobre 2003.

La tristesse confère aux choses une gravité dont on n’aurait pas soupçonné l’existence autrement.

Les choses ne prennent de sens que filtrées par la nostalgie. Que tout soit passé signale mon impossibilité à vivre le présent. Aussi, je crois pouvoir trouver un abri dans l’évocation des choses mortes. Mais celle-ci ne fait que me rappeler la forclusion de toute chose. Entre passé et présent, je ne trouve finalement nul endroit où me reposer. Passé et présent sont deux murs entre lesquels je divague et auxquels je me cogne la tête.

La clé qui ouvre la porte de mon jardin secret m’est à moi-même dérobée. Et quand je force l’entrée, je ne trouve que mauvaises herbes et saules en pleurs.

Poétisation du désespoir : la lumière au bout du tunnel ? Le cas échéant, quelle est cette lumière ?

20 octobre 2003.

La certitude d’être foutu.

Les jours défilent et s’enfuient sans que je ne fasse rien. Chaque journée est perdue, définitivement brûlée, y compris peut-être la journée à venir.

Être délivré de cette souffrance.

L’effondrement d’un monde aura-t-il coïncidé avec mon effondrement psychique ? Ou est-ce moi qui aurait projeté mon effondrement sur le monde ?

Demain m’est une réalité étrangère. Demain n’existe pas.

23 octobre 2003.

Ces moments où chaque minute est une souffrance insupportable.

28 octobre 2003.

Le vide de ma pensée est son seul contenu, avec le ressassement de tous mes symptômes.

Le sommeil revêt une fonction inédite : celle d’une délivrance provisoire. Ou d’une suspension de peine.

Le filtre de la tristesse me prive de goûter, quelle qu’elle soit, la saveur du présent. Toute chose se trouve transmuée ou annulée en tristesse. Je n’ai plus la moindre autre sensation.

Je me laisse couler. Je n’ai plus la force. J’ai démissionné.

Tout représente un effort insurmontable : se brosser les dents, changer une ampoule, se raser. Cela fait des mois qu’on n’envisage plus de se tenir debout pour prendre une douche.

Je m’aperçois que la fin de mes siestes a pu coïncider avec le début de ma dépression, alors que je ne me suis même pas aperçu, le moment venu, que je cessais de faire des siestes.

L’obsession de la maison, du chez-soi. Le château de Moulinsart, le village d’Astérix, les annonces immobilières du Nouvel Obs.

« Que gardez-vous ?

- Rien.

- Absolument rien ?

- Rien du tout.

- Sûr ?

- Je jette tout, sans hésiter."

29 octobre 2003.

L’intensité de la dépression n’en fait pas un désespoir « son et lumières » dans lequel tous les sentiments se trouveraient exacerbés. Pour s’en donner une idée, il faudrait pouvoir imaginer un « gris intense » ou un « gris vif », car c’est la fadeur qui est ressentie avec une acuité particulière.

Un scepticisme sans rapport avec une pratique intellectuelle du doute devant aboutir à une vérité, vérifiant, précisant ou corrigeant un énoncé pour mieux l’établir, me conduit à considérer tout discours comme du toc, de la verroterie sans valeur ou, au mieux, quelque chose qui m’est totalement étranger. Ainsi la vie politique et les échanges intellectuels, entre autres, ne sont-ils accueillis que par un ricanement intérieur, ou un bâillement. Puis je zappe.

Il m’est parfois nécessaire de demander autour de moi si tel ou tel film que j’ai vu et qu’on a peut-être vu dans mon entourage est triste ou drôle, léger ou grave, car je suis incapable de le dire : tout est triste.

Bouffée d’agressivité au restaurant. Nos voisins, peut-être un peu beaufs mais qui ne m’ont rien fait, et qui étaient déjà là avant notre arrivée, m’exaspèrent au plus haut point. Furieux, je dois réfréner mon envie farouche de leur ordonner de la fermer, voire de fermer leurs gueules.

Au milieu d’une phrase, on se demande à quoi bon la continuer, on baisse les bras, on reprend quand même, sans bien savoir pourquoi, en ignorant où tout cela nous mène, ou avec le sentiment que cela ne mène nulle part.

Dépression, droitisation.

31 octobre 2003.

Au fond du désespoir, l’angoisse semble avoir disparu.

1er novembre 2003. 

Moi qui pensais tant aimer la lumière, voilà que je garde tout le temps ou presque mes rideaux tirés.

Je pense tristement à ma tristesse. La tristesse semble être devenue ma nature, non pas « comme une seconde nature », mais ma nature.

Lors d’un petit-déjeuner, le tic-tac de l’horloge fait un épouvantable vacarme dans ma tête.

Certains soirs, un fol espoir, un rêve fou qui ne se réalisera pas : si seulement je pouvais ne pas me réveiller, pour que cette souffrance cesse enfin.

Plus aucun élan vers les êtres, plus aucun élan vers les choses.

Sclérose de l’intelligence. On ne dispose plus du tout de ses moyens intellectuels. Ils ont disparu.

Il arrive certains jours qu’on décide qu’on ne se lèvera pas, ou qu’on restera au lit l’essentiel de la journée. Mauvaise résolution mais, pour une fois, résolution, et de celles qu’on peut tenir. Quant aux bonnes résolutions, cela fait longtemps qu’on a renoncé à en prendre.

« Veux-tu un jus d’orange ?

- Je sais pas » 7 .

La coïncidence de la catastrophe individuelle et de la catastrophe mondiale pourrait me donner l’impression vaguement amusante d’être une sorte de baromètre. Mais, au fond, je m’en fous. Je ne vois plus tout cela que de très loin, de très très très loin.

Je n’attends plus la prochaine séance du séminaire de Derrida mais le prochain sketch sur « Rires et chansons ».

5 novembre 2003.

« C’est bien, la vie ?

- Je ne peux pas exactement dire cela.

- Pourquoi ?

- J’en viens.

- Et alors ?

- C’est l’Enfer sur Terre. "

Je m’en suis allé avec mon avenir. Il ne reste plus rien.

12 novembre 2003.

Chez les Peaux-Rouges, mon nom serait Tristesse Infinie.

13 novembre 2003.

Le monde et la vie ne me concernent plus.

Une balle pour que cesse cette souffrance. Lors des insomnies notamment.

24 novembre 2003.

Ce n’était donc que cela, la vie ? Quelle dérision !

« La politique, c’est quoi pour vous ?

- Un peu de bruit, beaucoup de vent, quelques larmes.

- Et la littérature ?

- Pareil. Le vent souffle juste plus fort ».

Je suis cloué à mon lit. Je ne pourrai jamais me relever. Léger essoufflement. Au-dedans : sensation de vide (le manque de nourriture ? une dose trop élevée de Lévothyrox - je sens depuis plusieurs jours, de temps à autre, les battements de mon coeur ? l’expression somatique d’une angoisse qui ne dit pas son nom ? quelque mal physique pouvant résulter, ou non, de ma dépression ou de ma mauvaise alimentation ?). Béance infinie. Cela ne dure pas très longtemps. Je peux gagner mon bureau et noter ces impressions. Mais tandis que j’écris, brusque besoin de sommeil. Légère transpiration aussi. Et je me sens irrésistiblement attiré par mon lit. Je vais le regagner après, peut-être, un jus d’orange.

28 novembre 2003.

Plus qu’une seule aspiration : l’aspiration à un retrait total et définitif du monde. Non pour la méditation, le ressourcement ou la création. Simplement, peut-être, l’espoir d’un repos.

Zuckerman, dans J’ai épousé un communiste, p. 438 :

« Tout n’est qu’erreur, répondis-je. N’est-ce pas ce que tu es en train de me dire ? Il n’y a que de l’erreur. Le voilà, le cœur du monde. Personne ne trouve sa vie. C’est ça la vie.

- Écoute, je ne veux pas passer les bornes. Je ne te dis pas que je suis pour ou contre. Tout ce que je te demande, quand tu viendras me voir à Phoenix, c’est de me dire ce que c’est.

- Quoi donc ?

- Ton être seul, à toi. Je me rappelle les commencements, ce garçon tellement intense, tellement impatient de participer à la vie. Le voici à présent au milieu de la soixantaine, seul dans les bois. Je suis surpris de te voir hors du monde comme tu l’es. Tu mènes une vie rudement monacale. Il ne te manque plus que les cloches pour t’appeler à la méditation. Excuse-moi mais il faut bien que je te le dise : pour moi, tu es un homme encore jeune, beaucoup trop jeune pour t’isoler là-haut. Quels coups tu cherches à parer ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? »

J’ai épousé un communiste, p. 432 :

« Pourquoi tu vis tout seul là-haut, comme ça ? Pourquoi tu n’as plus le cœur d’aller dans le monde ?

- J’aime mieux cette vie-là.

- Non, je t’ai regardé m’écouter. Je n’en crois rien. Je ne crois pas un instant que ton exubérance t’ait abandonné. Tu étais pareil tout jeune. C’est pour ça que tu me plaisais tant - tu étais attentif. Tu l’es toujours. Mais attentif à quoi, là-haut ? Tu devrais te sortir de ton problème, quel qu’il soit. Céder à la tentation du renoncement n’est pas malin. A un certain âge, ça peut te liquider aussi sûrement que n’importe quelle autre maladie. Tu veux vraiment voir ta vie rétrécir avant l’heure ? Prends garde à l’utopie de l’isolement. Prends garde à l’utopie de la bicoque dans les bois, cette oasis pour se défendre contre la rage et le chagrin. Cette solitude inexpugnable. C’est ainsi que la vie s’est finie, pour Ira, et bien avant le jour où il est tombé mort ».

29 novembre 2003.

« Un idéal de bonheur ?

- Non.

- Allons, en cherchant bien ?

- Euh... le cimetière, peut-être ».

Michel Piccoli dans le film de Manoel de Oliveira : « Je rentre à la maison ».

2 décembre 2003.

Le retrait ne vise pas à autre chose que lui-même. Il ne s’agit pas de se recentrer sur l’essentiel. Il n’y a pas d’essentiel.

Je n’ai plus l’envie ni la force de vivre.

4 décembre 2003.

L’écroulement du temps.

11 décembre 2003.

Des mots, des mots, des mots. Encore et toujours. Partout.

La littérature vaut-elle la peine d’être écrite ?

17 décembre 2003.

Je dors, je rêve, puis le drame éclate : je me réveille.

5 janvier 2004.

La tristesse n’est pas un objet du discours, ni l’un de ses thèmes, ni un contenu mais le mode d’appréhension de la totalité du réel.

Le Général de Gaulle, après les résultats des élections législatives de juin 1968, se félicite de ce qu’ « a pu être rompu le charme maléfique qui nous entraînait vers l’abîme ». Métaphore parfaite pour décrire l’état dépressif.

7 janvier 2004.

La vie éprouvée comme une réalité tragique. Pas seulement pensée, éprouvée aussi.

Dans J’ai épousé un communiste, à la fin d’une tirade de Leo Glucksman :

« Quand Dieu a fait en sept jours les oiseaux, les fleuves, les êtres humains, il n’a pas eu dix minutes à consacrer à la littérature. Il n’a jamais dit « Et puis il y aura la littérature. Certains l’aimeront, certains en seront obsédés, ils voudront la faire... » Non, non. Si on lui avait demandé à ce moment-là : « Il y aura des plombiers » il aurait dit « Oui, il y en aura. Puisqu’ils auront des maisons, il leur faudra des plombiers. - Et des médecins ? - Oui parce qu’ils tomberont malades, il leur faudra des médecins pour leur prescrire des pilules. - Et de la littérature ? - De la littérature ? Qu’est-ce que vous racontez ? S’il vous plaît : Moi je suis en train de créer un univers, pas une université. Pas de littérature ».

8 janvier 2004.

Une lucidité décapante, qui corrode tout et ne laisse rien. Surtout pas le sens, l’utilité ou l’intérêt des choses.

EPILOGUE « Échange » avec un « ami » (17 janvier 2005)

« Alors, votre carnet... Je le trouve un peu normatif, ça manque de vie tout ça, non ?

- « Normatif » ?

- Et bien je regrette toutes ces notes, ces références... Votre langage un peu trop distant. Disons que ça serait parfait pour parler de l’énorme erreur que constitue la « Troisième voie »...

- Toutes ces notes ? mais il n’y a presque rien !

- Tout de même...

- Toutes ces références ? mais il n’y en a aucune dans le texte proprement dit à part trois citations de Roth et une allusion à Rosset !

- Euh il y a beaucoup de citations et quelques notes de bas de pages, tout de même ! A moins que je n’aie reçu une mauvaise version.

- Tu plaisantes ou tu l’as lu en trois minutes aux toilettes ?

- Non, je l’ai lu au calme, tout à l’heure.

- Je cite trois passages de Roth à la fin du texte.

- Quand je parle de note, ça englobe aussi celles qui précisent que tel dialogue est fictif.

- Soit. Ça en fait quatre, plus les deux en introduction.

- Je trouve cela étrange comme procédé. En fait, peut-être que tu devrais préciser quel est l’argument de ton carnet ainsi que le sens. Il y a deux passages que j’aime beaucoup.

- C’est précisé dans la note liminaire, non ?

- Votre note liminaire est un peu maigre, à mon goût.

- Les notes précisant que le dialogue est fictif ou réel sont juste dues à une volonté d’exactitude dans la relation (mais on peut effectivement les virer).

- Et bien cela manque un peu d’aspérité, sans doute à cause de ça.

- ... je cherchais à atteindre une certaine condensation

- J’aime bien : "Mon avenir commençait demain, il allait commencer, il commencerait incessamment. Le présent était riche de mille possibilités. Et voilà que l’avenir est fini depuis longtemps. Que s’est-il passé ? Quand cela survint-il ? Je n’ai rien vu. Je ne me suis aperçu de rien. J’ouvre les yeux après la fin de tout, alors qu’il n’y a plus rien à voir." Et puis : "Le Général de Gaulle, après les résultats des élections législatives de juin 1968, se félicite de ce qu’ « a pu être rompu le charme maléfique qui nous entraînait vers l’abîme ». Métaphore parfaite pour décrire l’état dépressif." Même si, moi, j’y aurais vu une belle image pour la passion. Il faudra me raconter vos symptômes psychotiques aussi. Je ne pensais pas que vous en souffriez.

- Je ne crois pas, finalement, que j’en ai présentés, j’avais simplement trouvé une ressemblance entre ce que Rosset qualifie dans son récit de symptômes psychotiques et des symptômes que j’ai ressentis.

- Oui, je vois.

- Ma psychiatre m’a dit que c’était plutôt, me concernant, des manifestations d’angoisse et elle m’a invité à ne pas prendre trop au sérieux le mot de « déréalisation »...

- Terme surtout utilisé aux USA d’ailleurs.

- ... que l’on rencontre de la petite névrose à la schizophrénie hébéphrénique, et pour lequel il existe autant de définitions que de psychiatres.

- ... manifestations d’angoisse qui peuvent, cela dit, amener quelques fois à de petits délires psychotiques.

- Soit.

- Il est vraiment drôle, [F.], non ?

- Moui... je ne vais pas tarder.

- Je fume une dernière cigarette et j’y vais aussi. Et puis je suis à plat. Ma journée de travail m’a tuer.

- Bonne nuit.

- Bonne nuit. »


  1.  Une première version de ce texte est parue à Sens Public en février 2007. La présente édition comporte quelques ajouts et corrections.

  2. L’Halcion est un hypnotique dont la vente est désormais interdite dans de très nombreux pays ; elle n’est autorisée en France que dans des conditions sensiblement plus strictes que pour les autres hypnotiques, et à des doses réduites.

  3. Un texte qui, d’un point de vue littéraire, est très, très mauvais et voué par conséquent, et sans rémission possible, à caler mes meubles, mais dont l’idée essentielle, assez clairement indiquée par le titre, me paraît toujours intéressante.

  4. Echange avec un ami.

  5. Dialogue fictif.

  6. Dialogue fictif.

  7. Dialogue réel.

Garcia Gwen
Wormser Gérard masculin
Les Saules pleureurs
Garcia Gwen
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2007-10-31

À partir du mois d'octobre 2003, j'ai commencé un petit carnet dans lequel je consignais impressions et sensations suscitées par mon état de profond désespoir, ma grosse dépression - je ne vois pas pourquoi je m'interdirais d'user du terme médical -, ou le(s) caractérisant. Ce qui a motivé le commencement de ce carnet était notamment le texte de Clément Rosset, {Route de nuit}. {Route de nuit} est considéré, d'après ce que j'ai pu lire çà et là, comme remarquable en ce qu'il retranscrirait avec une acuité particulière l'état dépressif, en ce que Rosset y ferait montre d'une qualité d'auto-observation qui ne serait pas évidente au cœur de la dépression. Or je ne me suis pas du tout reconnu dans le texte de Rosset.

Maupassant, Guy de (1850-1893)