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Structure de la différence ontologique

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Texte

Après tout, dit Heidegger à Cassirer, « rien ne répugne autant à l’ontologie que l’idée d’une pensée infinie ». La finitude inhérente à la pensée astreindrait dès lors l’ontologie, pensée de l’être en tant qu’être, à ne pas outrepasser certaines bornes. De quelles bornes s’agit-il ? Ces bornes sont fixées par notre appartenance au temps, appartenance explorée par Ê tre et temps. Et le soin de ne pas outrepasser ces bornes conduit Heidegger, dans les séminaires qui suivent le livre de 1927, à prouver l’appartenance de l’être même au temps. C’est ainsi que l’être passe de sa compréhension comme Zeitlichkeit à sa compréhension comme Temporalität. Or, voici qu’à deux reprises – à la fin des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie et des Concepts fondamentaux de la métaphysique – la Temporalität conduit au concept de différence ontologique comme événement fondamental de l’être. À s’en tenir à une observation structurelle, il semblerait que cet événement fondamental constitue le point d’aboutissement de la finitude de l’être comme Temporalität. Et il serait naturel d’en conclure à l’impossibilité pour l’ontologie de tenir un discours sur cet événement fondamental. Mais encore faudrait-il que de la Temporalität à la différence ontologique, le passage se fasse naturellement. Or, si le caractère événementiel de la différence ontologique semble de prime abord évoquer son appartenance au temps (en tant qu’un événement désignerait couramment une interruption ou une intensité dans le temps), il nous semble que l’événement en question est avant tout spatial, dans la mesure où elle distribue le Dasein et l’étant en un monde. Or, voilà qui est pour nous capital : le temps ne résumant pas l’événement ontologique, celui-ci ne serait plus entièrement conditionné par la finitude.

L’ontologie ne peut-elle donc rien énoncer sur cet événement fondamental ? Nous en doutons et c’est pourquoi nous voudrions montrer, à partir des dernières pages des Concepts fondamentaux de la métaphysique, que la possibilité de penser la différence ontologique est inscrite dès l’explicitation même de ce concept. Bien sûr, la pensée en question ne se réduit pas à une activité raisonnante, puisque le logos en question a été libéré, au terme du parcours, de sa détermination comme jugement.

La différence ontologique n’est pas énigmatique

La différence ontologique est au fondement de la différenciation : elle « rend possible toute différenciation et tout être-différencié. » 1 La différence ontologique étant ici distinguée de la différenciation, il semblerait qu’elle renvoie à un titre générique. Mais ce serait alors en faire un terme « formel » :

« Nous parlons d’une "distinction" et d’une "différence" : ce ne sont que des termes formels qui, comme le terme "relation", conviennent à absolument tout, et donc n’altèrent rien de prime abord, mais ne donnent pas non plus le maximum. » 2

C’est pourquoi nous posons l’hypothèse (qui devrait s’avérer par la suite) que, ce qui intéresse Heidegger dans la différence ontologique, est précisément le mouvement conduisant de l’indifférencié au différencié, la différenciation en train de se faire.

En ce sens, le point de vue adopté se soustrait à un double appauvrissement du regard. D’une part, il ne faut pas demeurer – en amont – sur le plan de l’indifférencié, par lequel nous nous rapportons couramment à « la manifesteté de l’étant » 3 . D’autre part, la différence ontologique ne saurait être saisie – en aval – au niveau de l’être-différencié, lequel peut désigner aussi bien l’étant distinct d’un autre (Heidegger prend l’exemple de la maison distincte du jardin 4 ) que l’étant (et non l’être) en train de se différencier (comme c’est le cas de l’information de la matière dans les Problèmes fondamentaux de la métaphysique).

Soucieux de tenir le regard dans l’entre-deux, il s’agit bien de « conquérir 5 le champ, la dimension de la différenciation » 6 . En effet, ce champ n’est pas acquis à ce stade de l’analyse (référée au problème du monde et du logos) : il montre seulement ce que la différence ontologique « a de problématique » 7 . Cette mise au jour du caractère problématique de la différence ontologique est la fonction des neuf points. En ce sens, la volonté de convertir l’énigmatique en problématique indique que Heidegger ne considère pas l’obscurité de la différence ontologique comme son ultime limite pour l’ontologie.

C’est pourquoi le neuvième point nous apparaît comme l’amorce de la résolution de cette dimension problématique : « De tous ces huit points qui précèdent, nous tirons le caractère unique de cette distinction, et du même coup son universalité. » 8 Ce point porte en effet deux déterminations décisives. D’une part, Heidegger affirme l’unicité de la différence ontologique : il n’y a ni prolifération 9 ni division du phénomène (du moins dans son fondement). Du point de vue de son appréhension par la pensée, cela signifie que la différence ontologique ne porte aucune équivoque (par exemple un partage du sens entre d’un côté l’être et de l’autre l’étant). De ce fait, la différence ontologique n’appelle pas nécessairement une recherche de son sens. En d’autres termes, l’enjeu de sa compréhension ne relève pas de l’herméneutique 10 . D’autre part, la différence ontologique est marquée par son universalité. Or, il s’agit d’une détermination commune partagée avec l’ontologie : c’est notamment elle qui peut énoncer que l’être est à la fois le plus universel et le moins universel. Si elle l’énonce pour le mettre à distance, force est de constater que l’universalité appartient au moins au champ d’analyse du discours ontologique. Donc, si le premier critère – celui de l’unité – va à l’encontre d’une approche herméneutique de la différence ontologique, le second critère – celui de l’universalité – semble la rendre adéquate au discours ontologique.

Penser la structure de la différence ontologique

Il ne faut cependant pas croire que la différence ontologique pourrait être appréhendée par des catégories : « Cette thématisation sort des cadres de ce qu’on appelle communément la doctrine des catégories. » 11 La différence ontologique implique bien plutôt une appréhension d’un style nouveau : « La différence ontologique est la différence qui porte et qui régit quelque chose comme de l’ontologie en général. » 12

En ce sens, la pensée de la différence ontologique ne doit pas se conformer à la détermination catégoriale mais bien plutôt à la généralité structurale : « Mettons-nous en quête de la structure primordiale de l’événement fondamental. » 13 Ainsi, ce que la pensée recherche est la structure de la différence ontologique. Corrélativement, la quête de structure passe par une sortie explicite du champ de l’histoire : il ne faut pas se contenter de mettre ce problème « en rapport interne avec le traitement qu’il a reçu jusqu’ici dans l’histoire de la métaphysique » 14 .

Mais l’histoire congédiée, cette structure n’est-elle pas dénuée de contenu ? La structure de la différence ontologique prend-elle l’aspect d’une ossature, comme si la structure n’était que le cadavre de l’événement fondamental ? Que faut-il entendre par structure ? S’agit-il d’une structure langagière, la pensée ne pouvant pas l’appréhender autrement que dans le champ du logos ? Cette hypothèse est en un certain sens légitime, puisque c’est ici l’analyse du logos qui a conduit à la différence ontologique : « Nous nous en sommes approchés en revenant à la dimension d’origine du logos. » 15 Dans cet horizon, la différence ontologique s’inscrirait dans l’horizon de la différence chez Derrida : elle serait avant tout d’ordre textuel 16 . La primauté langagière de la structure de la différence ontologique a ici le mérite d’être conforme avec l’idée du structuralisme, selon laquelle il n’y a de structure que langagière 17 . Cependant, il faut se résoudre à ce que la structure heideggérienne ne soit pas structuraliste : « En soi, cet événement fondamental n’est pas primordialement ni uniquement rapporté au logos. » 18 La structure de la différence ontologique ne se définit pas par sa dimension langagière.

Structure et projection

Si la structure de la différence ontologique n’est pas langagière ni repérable dans un texte, comment est-elle caractérisée ? Comme projection : « La structure primordiale de l’événement fondamental, nous la concevons comme projection. » 19 Mais cela soulève des difficultés pour concevoir une telle structure. En effet, comment une projection, qui est un processus, peut-elle être un principe de saisie intellectuelle de la différence ontologique ? Et comment un processus peut-il constituer une structure ?

Il nous semble qu’une formule témoigne de la nécessité de saisir structuralement la différence ontologique comme projection : la différence ontologique « a lieu avec nous » 20 . Cette assertion ouvre en effet à une double lecture. D’un côté, dès lors que ce qui a lieu est un « événement fondamental » 21 , ce qui a lieu a précisément l’aspect d’une mutation en tant que différenciation de l’être, ce qui corrobore sa teneur de projection. Mais d’un autre côté, dès lors que « nous nous trouvons toujours déjà dans la distinction qui a lieu » 22 , cet avoir lieu peut être également pris en un sens spatial de localisation. Dans cette dernière optique, la projection apparaît bien comme une structure en tant que distribution des places.

Il faut alors déterminer ce qui est distribué dans cette différenciation. D’une part, la différence ontologique distribue la distinction de l’être et de l’étant : « Qu’est-ce que cette différence : "être de l’étant" ? Être et étant. » 23 La différenciation ontologique distribue de l’étant à partir de l’être : « l’étant – où et de quelque façon que nous avancions vers lui – se tient déjà dans la lumière de l’être. » 24 D’autre part, la différence ontologique distribue le Dasein lui-même par rapport à l’étant : « Prise au sens métaphysique, la distinction se tient au commencement du Dasein lui-même. » 25 La différence ontologique distribue du Dasein à partir de la projection elle-même.

Dédoublement projectif et unité structurale

La projection de la distinction est-elle de même nature que la projection du Dasein ? Comment la structure peut-elle saisir unitairement ce dédoublement de la projection ? Il semblerait que ce soit précisément la fonction des trois caractéristiques énoncées de la projection. En effet, toutes trois rendent compte du rapport entre la projection de la différence ontologique et la projection du Dasein.

La première caractéristique est l’éloignement : « cet événement qu’est la projection emporte et éloigne de lui, d’une certaine manière, celui qui projette. » 26 Mais il peut sembler paradoxal que ce qui garantit l’unité structurale des deux différenciations soit précisément un mouvement d’écartèlement. Le Dasein ne se trouve-t-il pas au contraire exclu de cette projection primordiale ? Deux raisons poussent à affirmer le contraire. La première touche à la structure elle-même, car celle-ci est appréhendée par la pensée précisément en partant de la transposition du Dasein vers la différence ontologique : « Tentons d’être ainsi transposé. » 27 Or, la transposition implique une disjonction du Dasein et de la projection. Donc, l’éloignement en tant que processus coïncide avec le mouvement de découverte de la structure.

La seconde raison touche au Dasein – et renvoie à la seconde caractéristique de la projection comme structure de la différence ontologique. C’est que le Dasein est dans une tenue de rapport marquée par l’obligation, avec la différence ontologique : « Notre tenue-de-rapport est toujours de part en part sous le règne de l’obligatoire. » 28 C’est-à-dire que l’éloignement du Dasein par la projection se double d’une fidélisation à cette projection. À s’en tenir là, l’unité du dédoublement semble passer par une annexion du Dasein par la projection. Le Dasein serait comparable à une balle reliée à une ficelle, et que la projection lancerait et ramènerait vers soi à loisir. Mais la relation de la projection est-elle donc unilatérale ? La projection comme structure de la différence ontologique conduit-elle à emprisonner le Dasein dans un lieu défini, imposé par cette projection ?

Le troisième critère – celui de l’ouverture – établit la rétroaction du Dasein sur la projection elle-même. En effet, la projection « est le fait de s’ouvrir pour la possibilisation » 29 , et cela pour autant que le Dasein est mis « en suspens dans le possible » 30 . Or, c’est par cette possibilisation qu’advient la distinction de l’être de l’étant : « Comme mise hors retrait de la possibilisation, la projection est le véritable événement de la distinction de l’être et de l’étant. » 31 En ce sens, c’est pour autant que le Dasein se tient dans le possible que la différence ontologique se produit. Il faut cependant nuancer cette action du Dasein en rappelant que c’est la projection qui assigne à résidence le Dasein dans le possible. En ce sens, l’action du Dasein s’apparente moins à la cause qu’à l’effet de la projection.

Conclusion : différence ontologique et extériorisation

À s’en tenir à ce passage, la différence ontologique n’est énigmatique qu’un temps : sa structure permet de la dévoiler à la pensée. Cette structure consiste dans une projection qui distingue deux choses de l’être : l’étant d’une part, le Dasein d’autre part. Mais si cette projection renvoie à l’être même – et non au logos –, pourquoi parler de structure ? Nous pouvons avancer deux hypothèses.

Premièrement, notre finitude essentielle nous impose le recours à la médiation pour accéder à l’être. En ce sens, la projection ne peut qu’être une structure, du point de vue du Dasein qui pense la différence ontologique. Néanmoins, une telle structure semble plus conforme à la saisie de l’être que l’analytique du Dasein, qui aboutit, dans Ê tre et temps, à déterminer l’être comme temps. En effet, la structure s’accorde avec la différence ontologique elle-même.

Deuxièmement, cet accord est attesté du fait que penser la projection de l’être comme structure souligne la cohésion de la projection, par-delà son dédoublement. En effet, la cohésion définit la consistance d’une structure. Or, la projection manifeste une interaction entre la différence ontologique et la projection du Dasein : « Quelque chose ne se donne à nous que si nous nous mouvons déjà dans la projection. » 32 En mettant l’accent sur l’homologie structurale, nous proposons de traduire cet énoncé ainsi : quelque chose ne s’extériorise que si l’homme s’extériorise déjà, c’est-à-dire « se déploie au loin dans ce qui a été et dans l’avenir ». Que cette projection se fasse « au loin » légitime la connotation spatiale véhiculée par la notion d’extériorisation. Celle-ci reposerait donc ici sur trois déterminations que nous proposons provisoirement de nommer ainsi : distanciation (l’éloignement), contrainte (l’obligation) et puissance (la possibilisation ou ouverture).


  1.  Page 511.

  2.  Page 517.

  3.  Page 509.

  4.  Page 511.

  5.  Remarquons que Heidegger ne parle pas ici d’approcher ou effleurer, mais bien de conquérir.

  6.  Page 512.

  7.  Ibid.

  8.  Page 514.

  9.  Nous sommes donc encore loin de la dissémination derridienne.

  10.  Pourtant, l’herméneutique de Ricœur ou de Gadamer se réclame de l’ontologie heideggérienne.

  11.  Page 514.

  12.  Page 515.

  13.  Page 518.

  14.  Page 515. Rappelons que pour Heidegger il n’y a d’histoire que de la métaphysique.

  15.  Page 518.

  16.  Marges, « La différence ».

  17.  Deleuze, Gilles, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », in L’Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, page 239.

  18.  Page 518.

  19.  Page 519.

  20.  Page 513.

  21.  Ibid.

  22.  Ibid.

  23.  Page 511.

  24.  Page 513.

  25.  Ibid.

  26.  Page 521.

  27.  Page 518.

  28.  Ibid.

  29.  Page 523.

  30.  Page 521.

  31.  Page 522.

  32.  Page 524.

Martin-Freville Charles
Wormser Gérard masculin
Structure de la différence ontologique
Martin-Freville Charles
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2006-04-22

Le pathos qui semble s'être emparé de l'exégèse heideggérienne nous pousse à poser la question : la différence ontologique est-elle une expérience limite de la pensée, où celle-ci achopperait nécessairement du fait de sa finitude ? L'ontologie ne peut-elle donc rien énoncer sur cet « événement fondamental » ? Nous pouvons en douter : entre son évocation − dans les "Problèmes fondamentaux de la phénoménologie" − puis sa thématisation − dans les "Concepts fondamentaux de la métaphysique" − et le désaveu de l'ontologie à en rendre compte, emblématisé par le style poétique et aphoristique de "L'Expérience de la pensée", Heidegger ne semble pas renoncer à penser la différence ontologique.

Deleuze, Gilles (1925-1995)