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L’image de la vie quotidienne ou l’esthétique du narcissisme

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Texte

Ce texte a été traduit de l’espagnol par Sirine Sassi

L’univers des relations de l’individu contemporain est marqué par la réalisation de son individualité, de ses désirs, de sa liberté de consommation et pour finir, de la perpétuation de sa personnalité. Cette liberté de réalisation de l’individualité a été soulignée par Gilles Lipovetsky de manière audacieuse et saisissante dans ses ouvrages : L’ère du vide et L’empire de l’éphémère. Dans ses œuvres, Lipovetsky attire l’attention sur l’importance de cesser de voir la société de consommation depuis la perspective de la marchandise, de l’accusation de l’aliénation et de la fausse conscience du capitalisme, pour ouvrir le débat et penser le phénomène contemporain à la lumière du sujet et de ses différentes formes de consolidation. Un tournant considérable dans l’analyse de la société de consommation qui, au lieu d’enfermer l’individu dans la logique de l’oppression matérielle, révèle les espaces de création et de personnalisation, rendant ainsi l’inépuisable hétérogénéité des produits, disponible pour l’exercice du choix.

À propos de cette puissante idée, je voudrais me consacrer à la réflexion suivante en me focalisant sur l’environnement spécifique de la société de séduction, à savoir, la relation de l’individu avec le monde de la production d’objets de design. Cet environnement attire particulièrement l’attention à cause de son caractère « silencieux », c’est à dire, sa capacité à s’intégrer à la vie quotidienne des individus, à établir des relations avec sa praxis et par conséquent, avec sa façon d’établir un espace vital marqué par l’individualité. Le statut silencieux de l’objet de design ne s’établit pas seulement à travers son acte de présentation à la consommation, mais aussi à travers le processus d’appropriation dans la vie quotidienne ; de ce fait, sa présence séductrice est réduite, pendant son utilisation, à la simple fonctionnalité. Un état dans lequel il devient un objet remplaçable qui stimule la rénovation de l’espace, l’action et la médiation que l’objet réalise avec le nouvel objet. C’est pourquoi, il participe à l’empire de l’éphémère.

Compte tenu de ces considérations, il convient de s’interroger sur les implications du rôle rénovateur de l’objet de design dans la société de consommation. Si nous prenons en compte ce rôle rénovateur, silencieux mais fructueux et que nous le relions à l’idée antérieure de l’ouverture, dans une société de consommation, vers un espace ouvert à la réalisation de la personnalité – ou dans les termes de Lipovetsky, à des formes de personnalisation – nous pouvons penser que cet espace est adéquat pour comprendre l’acte de la consommation des objets de design comme un acte créatif de l’individu sur son propre espace de vie. Autrement dit, le narcissisme contemporain ne se contente pas de briser les limites répressives de la société disciplinaire – en effectuant les diverses implications mentionnées par Lipovetsky dans son œuvre que nous ne pouvons pas traiter ici – il expose aussi la nécessité sociale d’affirmer un acte d’émancipation de sa propre vie qui est mis en évidence, entre autres, dans la consommation et l’appropriation des objets de design afin de composer une image de la vie quotidienne.

I.

Pour tenter d’engager cette réflexion, rappelons brièvement le concept même de personnalisation. Ce concept est attaché au phénomène de séduction. La société de consommation, en diversifiant sans arrêt son offre, a fini par multiplier les possibilités de décision et, de cette façon, par inviter les individus à « composer à la carte, les éléments de leur existence » (Lipovetsky 2002, 19). L’abondance de l’offre d’objets de design va clairement de pair avec l’annulation du goût, ou plutôt, avec l’indifférence totale face à un type de goût. Toutes les façons de composer l’existence se retrouvent dans un même espace avec la même légitimité. C’est pour cette raison que le processus de personnalisation est un produit de la société de consommation ; par conséquent, l’ensemble des personnalités ne correspond pas à des normes préétablies mais à l’exigence de singularités ou de différences, autrement dit, au fait de s’approprier le processus de création de l’individualité en se concentrant sur l’autonomie, l’unicité du « Je » et l’émancipation de la vigilante influence de l’Autre. C’est pourquoi, vu sous cet angle, le narcissisme fonctionne comme un « agent du processus de personnalisation » (2002, 58). Selon les termes de Lipovetsky : « C’est le matérialisme exacerbé des sociétés d’abondance qui, paradoxalement, a rendu possible l’éclosion d’une culture centrée sur l’expansion subjective, non pas par réaction ou par “supplément d’âme”, mais par isolation à la carte. » (2002, 53)

Parmi les différentes implications de la personnalisation, on trouve le fait que la représentation sociale du corps a subi une transformation correspondant au narcissisme : « De même, le corps a perdu son statut d’altérité, de res extensa, de matérialité muette, au profit de son identification à l’être-sujet, à la personne. » (2002, 61) De ce que nous avons précédemment évoqué, il conviendrait d’identifier diverses conséquences, mais pour le moment, nous ne nous intéressons qu’à une seule en particulier : le fait que la personnalisation – en identifiant le corps à l’individu – étende paradoxalement, au corps, la fonction d’objet récepteur des produits de mode. De cette façon, l’individu ne représente qu’une existence purement actuelle « livrée au vertige de son auto-séduction » (2002, 58). Ainsi, le désir se transforme en impératif et sa satisfaction se trouve dans la consommation appliquée au corps et à son environnement ; pour finir, le plaisir intense de l’objet que l’on porte devient de plus en plus esthétique, sensuel et affectif. C’est justement pourquoi la personnalisation est revendiquée dans tous les aspects de la vie individuelle. De tous les côtés et à travers de multiples moyens, la liberté individuelle est défendue et affirmée ou, comme dirait notre auteur, « L’idéal de l’autonomie individuelle est le grand vainqueur de la condition postmoderne. » (2002, 116)

Dans ce processus, l’objet de design joue un rôle prépondérant car son utilisation marque la corporalité de l’individu (à travers ce qu’il porte, ce dont il se sert, ce qu’il achète, ce qu’il utilise pour satisfaire ses désirs et réaliser son individualité), de même que la conscience de ses actes et pour finir, sa satisfaction personnelle. Cette désignation constitue la réussite de sa composition. Il parait même absurde que la consommation de l’objet et la satisfaction qu’il produit ne soient rien de plus qu’immédiates et reproductibles par n’importe quel autre consommateur de la société car dans la relation individuelle, ce qui marque la différence entre l’objet et le sujet, c’est le caractère pulsionnel et affectif.

II.

À présent, la question logique est : qu’est-ce qui caractérise l’objet de design et qui lui permet d’effectuer sa personnalisation ? Comment se transforme-t-il en agent de séduction et de narcissisme ? Répondre à cette question nécessite un interlude afin de préciser ce qu’est un objet de design. Un objet est un prestataire de services créé pour combler une carence d’usage identifiée dans l’expérience quotidienne. L’objet est un prestataire de services conforme au répertoire des ressources d’utilisation qu’il approvisionne. Ainsi, les objets usuels offrent des services qui se concrétisent à travers une configuration formelle adéquate qui donne la possibilité, à ce qui est créé par l’homme, d’exercer la fonction que la praxis spécifie. Cependant, cela ne nous permet pas de savoir comment il participe à la séduction. Ceci est possible uniquement si l’objet est porteur de contenus communicatifs. Si la forme de l’objet était exclusivement le résultat de son utilité, nous estimerions par exemple, que toutes les automobiles seraient les mêmes, mais en fait, « Au nom de la praxis, elles ne le sont pas ; autrement dit, l’objet est communication, c’est un véhicule porteur de signes, de messages, d’expressions sensibles ou métaphoriques : de culture. » (Pineda, Sánchez, et Amarilles 1998, 7) C’est-à-dire que l’objet doit être vu avant tout comme un signe.

Voir l’objet comme un signe suppose de reconnaître la façon dont il instaure une relation entre signifiant et signifié, à partir de la réception de stimuli sensoriels et de leur synesthésie qui appréhende la structure formelle de sa configuration. Une relation qui est marquée par ses dimensions dénotative et connotative. L’objet jouit d’une dimension dénotative dans la mesure où il se configure grâce à la prestation opérative qui met en évidence l’utilisateur. Clairement, à ce niveau-là, la praxis qui assure la viabilité de l’objet peut être remplacée par n’importe quel objet usuel produit pour de tels objectifs ; c’est-à-dire que c’est le caractère utilitaire de l’objet qui prime.

D’autre part, la dimension connotative de l’objet usuel correspond au système culturel – en l’occurrence, valorisant et esthétique – qui donne lieu à des variations flexibles, mais non hasardeuses, du design. L’objet de design est connaturel à un certain « symbolisme » qui, selon les termes de Gillo Dorfles, correspond à « cette propriété pour laquelle le sujet est voué, et même destiné depuis sa projection, à “signifier sa fonction” d’une façon complètement évidente à travers la sémantisation d’un élément plastique capable de mettre en relief le genre de figurativité qui, de temps à autre, sert à nous indiquer [l’utilité] caractéristique de l’objet » (Dorfles 1973, 48). Le symbolisme ne renvoie pas seulement aux éléments sémantiques qui évoquent l’utilité, mais aussi à ceux qui rendent possible son identification, sa reproduction et sa transformation dans le monde culturel selon une fonction, en l’occurrence, symbolique.

De cette manière, deux conclusions apparaissent comme évidentes : 1) lorsque nous pensons à l’objet de design, au sens de celui sur lequel pèse des pratiques de la forme mode dans la société de consommation, nous devons faire la distinction entre le niveau utilitaire de l’objet et le niveau de la fonction symbolique de celui-ci ; et c’est ce dernier qui renvoie à des signifiés et à des valeurs culturels. 2) Et, en même temps, dès le moment où l’objet de design est le signe d’éléments culturels qui légitiment sa possession et son usage dans une société, il s’établit comme un message culturel. L’objet véhicule un message conforme aux contenus communicatifs en vigueur dans la vie quotidienne des individus. Ce « message » est rendu possible par les différents niveaux de la communication qu’il compose, autrement dit, l’objet usuel est :

  1. une structure génératrice et communicatrice de stimuli dus à la sensibilité, dans l’environnement social ;
  2. porteur de formes – ou de morphèmes – réunis en un certain ordre, reconnaissables et combinables selon des modèles de perception conventionnels (Dorfles 1973) ;
  3. médiateur des rôles sociaux et de l’interaction entre les individus en raison de ses présentations fonctionnelles et de la définition de ses contenus sémantiques, esthétiques et opérationnels ; et
  4. une configuration matérielle d’un ensemble interconnecté de caractéristiques culturelles nécessairement intégrées dans la désignation objectale.

Ainsi, l’objet de design communique des signifiés sociaux dans la mesure où « Avec les objets, le message réside dans l’organisation systémique, complexe et conceptuelle de signes qui utilisent, comme véhicule, la configuration même de l’objet pour transmettre une information, pour indiquer à quelqu’un quelque chose, pour exprimer et interpréter une réalité sensible et culturelle (métaphore), pour générer un apprentissage et un souvenir. » (Pineda, Sánchez, et Amarilles 1998, 7) La forme d’une paire de bottes nous communique, quasi instantanément, sa fonction primaire qui est de couvrir les pieds et de les protéger ; mais sa fonction symbolique, en tant que produit de l’ordre social, apparaît de telle manière que nous pouvons distinguer avec autant de facilité si c’est un minier, un militaire ou un alpiniste qui est passé par là.

Toutefois, l’objet de design n’est pas seulement un message à travers la désignation de valeurs ou de signifiés culturels dans sa configuration. Il l’est aussi parce qu’il établit toujours une condition relationnelle avec l’individu, l’espace et les autres objets ; c’est-à-dire, parce qu’il configure un environnement objectal. L’objet s’intègre à un environnement objectal composé par l’individu ; il s’introduit dans l’intimité de sa vie quotidienne, il s’étend à la sphère de la vie dans laquelle il intervient et a du sens. Dans cette introduction, il se détache rapidement de son initiale et servile référence à l’utilité, pour accéder au rang de partie intégrante de l’environnement (Moles 1974, 15). C’est pourquoi parler d’environnement objectal implique la reconnaissance d’une double relation entre l’objet et le sujet : d’une part, l’objet de design – ou au sens strict, l’ensemble de ces derniers – est générateur de l’environnement de vie du sujet ; et dans cet environnement, est définie la réalité du sujet en termes de limites de son action et de variations créatives et subjectives de son expérience. « L’environnement objectal » est un espace de configurations des relations entre les objets et entre les objets et les individus, dont l’interaction complexe rend compte des modèles d’action et des patrons culturels qui s’établissent dans la vie du sujet – comme des éléments de normalisation dans la culture, et/ou des instruments de différenciation et de production de subjectivité – grâce à la capacité qu’a l’objet, de fonctionner comme un énoncé générateur de réalité, d’action, de savoir et d’esthétique dans la sphère privée et le monde culturel. C’est pour cette raison que la capacité qui ressort de la relation entre les objets de design et l’individu – capacité de composer un espace-temps dans lequel se déploient les dynamiques du quotidien – favorise la dynamisation des possibles configurations que l’individu désire donner à l’image de sa vie quotidienne.

Par exemple, l’environnement bourgeois construit sa sphère privée en cherchant à consolider l’image de sa présence dans le monde à travers les valeurs d’une tradition. Ainsi, la configuration du mobilier et du cumul de décoration façonne l’image des structures familiales et sociales d’ordre patriarcal. De même, les choses de l’enfance composent une image complexe de l’intériorité, laissant une profonde impression dans le souvenir de ce que nous appelons foyer – tel est le rôle de la lampe magique dans Du côté de chez Swann (Pineda 2006, 38‑57). Ces images, même si elles gardent un caractère emblématique, subissent des transformations historiques dans lesquelles l’environnement objectal joue un rôle central.

L’analyse de Lipovetsky a le mérite de nous confronter aux principes de la composition de l’environnement objectal de l’image de la vie quotidienne de l’individu contemporain. Le monde contemporain a offert la possibilité de modifier la structure de l’image actuelle de la vie quotidienne. La prolifération de gammes, versions, options, couleurs et séries limitées introduit cette multiplicité dans l’hétérogénéité des compositions possibles dont l’unique exigence est qu’elle réponde à un ordre de personnalisation. Chaque année, de nouveaux produits viennent proposer des façons de rénover la maison, d’optimiser l’espace de travail, d’enrichir la ludicité des enfants, etc., et ils sont consommés conformément à ce que veulent les individus ; par exemple, s’ils souhaitent une ambiance « chaleureuse », ou s’ils obtiennent une promotion au travail, ou bien si les enfants grandissent. Et au milieu de cette composition apparaît toujours la nécessité d’accorder de la personnalité : à son espace avec son propre style, au statut acquis grâce aux objets qui le caractérisent, au type de famille que « l’on veut être » grâce à des environnements dynamiques. Il convient de signaler que ces images, entre autres, sont accessibles au public consommateur. Mais cela, comme nous l’avons déjà mentionné, n’est pas central pour la personnalisation ; ce qui est important, c’est le changement, la rénovation, le sentiment de création constante de l’environnement. Dans cette mesure, nous pourrions dire que l’environnement objectal se construit en suivant un principe de « différenciation marginale ». Selon les termes de Lipovetsky, « Conformément à la grandissante individualisation des goûts, [la forme mode] cherche à remplacer, de partout, l’unicité par la diversité et la similitude par les nuances et les petites variantes. » (1996, 188) Une quantité suffisante de petites variantes permet d’ouvrir le champ de la création nécessaire à la personnalisation de l’environnement de vie.

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, le succès d’un produit se doit moins à sa qualité matérielle et technique qu’à son design, sa présentation et son emballage. L’individu contemporain donne la priorité à des valeurs comme le confort, le naturel, l’innovation, le pratique, le sûr, l’économique, l’esthétique, le multifonctionnel. À cause de cela, même le design se donne pour mission de « redonner un sens au monde des objets courants, [d’] intégrer la rhétorique de la séduction » (1996, 188). Par conséquent, l’objet de design apparaît dans l’image contemporaine de la vie quotidienne, sans racines, autoréférentiel, atemporel ; les superficies, les textures et les matériaux facilitent la composition individuelle et la rénovation des objets. Aujourd’hui, l’objet de design « se déploie dans l’ici et maintenant et son attrait provient de cette charge de modernité pure qui le constitue et le légitime » (1996, 190). L’individu moderne rejette la décoration traditionnelle à cause de la charge symbolique et anecdotique qu’elle implique mais aussi à cause de ce poids du passé que l’on veut remplacer par l’éternelle présence de la nouveauté ; c’est comme si l’objet de design rendait présente l’éternelle jeunesse. Ainsi, l’objet de design assure la viabilité de la négation des conventions et revendique l’idéal de l’égalité en supprimant les hiérarchies de genres, de thèmes et de matériaux. La composition de l’image de la vie quotidienne réalise, à travers les objets de design, une démocratisation qui est à la fois réaffirmée et perpétuée par l’offre constante de différenciation individuelle, de personnalisation de l’existence.

Pour conclure, l’objet de design conserve deux conditions fondamentales : premièrement, une condition épistémique, en tant que façon d’appréhender les expériences sensibles, que ce soit par l’interaction avec l’objet ou par la médiation avec le monde puisqu’il l’établit comme quelque chose d’utile ; et deuxièmement, une condition ontique dans le sens où il matérialise une image culturelle, composée par des structures morphologiques et anthropométriques qui institutionnalisent et limitent notre sphère d’action à travers la relation nécessaire entre un environnement objectal et la diversité des attitudes esthétiques et culturelles qui gravitent autour.

III.

Arrivé à ce stade, il semble inévitable de rappeler les analyses de Jean Baudrillard quant à ce même principe de différenciation des individus dans la consommation. Baudrillard affirme que le désir prend la forme d’anxiété de possession et de désir de distinction sociale dans la société de consommation et qu’il se satisfait à travers l’objet de design. Cela signifie que le processus de personnalisation serait régi, en principe, par la logique de classes et par l’intérêt des individus à se situer dans un ordre social. L’objet de design serait, pour sa part, un symbole de distinction à manifester dans l’acte d’échange et la consommation serait, au sens strict, un acte social d’autodéfinition comme faisant partie d’une classe. C’est ce que Baudrillard appelle la « consommation ostentatoire ». La consommation n’est plus seulement une gratification individuelle généralisée, elle est aussi un « destin social » qui affecte toute classe ou groupe social, même s’il s’adapte aux limites et au pouvoir d’achat de chacun. Tout le monde désire l’objet à la mode ainsi que sa présence ostentatoire au milieu de son environnement objectal, bien que certains puissent acquérir le modèle original et d’autres sa reproduction en série. Dans la logique sociale de la consommation, les objets témoignent d’un excès de présence à travers lequel ils acquièrent une signification de prestige et dans lequel ils se réinventent continuellement et de cette façon, l’utilisateur se redéfinit selon les valeurs de la mode, du prestige et de la décoration. Cela signifie qu’au sein de la présence ostentatoire, des significations discriminantes au niveau des pratiques d’acquisition des individus confluent.

Pour Baudrillard, dans la société de consommation, les caractéristiques paradigmatiques ou connotatives de la forme et de la matière cessent d’être seulement des éléments structurels de l’objet-signe, afin de devenir également des traits socialement distinctifs, des discriminants sociaux. On offre les objets de « design » avec l’amplitude démocratique du marché, bien que leur acquisition et leur instauration « légitime » exigent l’affirmation d’un statut esthétique, d’un prestige individuel et groupal auquel tout le monde ne peut pas accéder. Et ceci, selon Baudrillard, à cause de la logique de la consommation ostentatoire : la coaction du code de différenciation personnelle qui gouverne en tant que valeur sociale. L’amplitude de l’offre de « design » et la coaction du code de la consommation ostentatoire se visualisent dans la manière dont se reproduit l’opposition modèle/série de l’objet au sein du marché : le modèle original se répand à travers la série, il se met à la disposition de tous, mais la série garde toujours les distances « qu’elle doit » au prestige du design de mode. C’est pourquoi les transitions entre modèle et série sont quotidiennement vécues, par l’utilisateur, au sein d’une ambivalence entre la possibilité et la frustration du désir : dans l’acte de consommation ostentatoire, le sujet recherche la distinction en se rapprochant du modèle, mais c’est justement pour cela que Baudrillard affirme qu’« [i]l ne fait rien de plus que de se transformer en objet de la demande économique. Son projet, filtré et fragmenté au préalable par le système socioéconomique, est bafoué au sein de l’acte même qui tend à le réaliser. » (Baudrillard 1987, 173) Toutes les différences spécifiques de l’objet en série – et par conséquent, les possibilités même de choix – sont produites industriellement ; la seule chose qu’il reste est l’illusion d’une distinction personnelle dans la combinatoire des détails. L’objet de design se chosifie dans la consommation ostentatoire pour marquer une relation différentielle de l’individu avec lui-même et avec son groupe social ; et, cependant, objet et utilisateur sont continuellement réintégrés à la logique sociale généralisée de la distinction.

Toutefois, nous trouvons cette analyse développée par Lipovetsky, pour le moins controversable, une fois que nous comprenons l’influence et la capacité de la personnalisation dans la société de séduction. Dans une société dans laquelle la règle est l’inconstance, la rénovation et l’hypersélection, la réduction de l’objet-signe à une fonction sociale de distinction de classe et de discrimination sociale ne peut pas être le motif central de l’action de l’individu. Le fait est qu’il y a une multiplicité de motifs incarnés dans les objets de design que l’individu accepte pour définir sa personnalité. Selon les termes de Lipovetsky, « La grande originalité historique de l’essor des besoins est précisément celle d’avoir déclenché un processus intentionnel de désocialisation de la consommation et de régression de la suprématie immémoriale de la valeur classiste des objets, au profit de la valeur dominante de plaisir individuel et de l’objet-usuel. » (Lipovetsky 1996, 195) La consommation se soumet au bien-être, à la fonctionnalité, au plaisir même et à l’autonomie. L’individu se complait dans la consommation, et pour cela, il est de plus en plus sensible aux stimuli et réceptif à l’information. Chaque acte de consommation nécessite une minutieuse étude, ou du moins, il nécessite de s’imbriquer facilement au cumul des données que l’individu utilise pour réguler et composer sa propre image. C’est pourquoi la restriction sociale du regard de l’autre, autrefois inébranlable, est de plus en plus neutralisée par l’inépuisable séduction et la rationalisation du processus de personnalisation. Ou encore, selon les termes de Lipovetsky, « Le néoracisme réduit notre dépendance et notre fascination quant aux normes sociales et il individualise notre intérêt pour le standing ; l’opinion des autres compte moins que la bonne gestion du temps, de l’environnement matériel et de son propre plaisir. » (1996, 197) Compte tenu de ces raisons, il convient de prendre de la distance par rapport à l’analyse de la consommation de luxe, pour laisser place à une compréhension plus globale des valeurs privées qui régissent la personnalisation.

IV.

Tous les objets de consommation massive ont cédé du terrain à la séduction. Imprégnés par les valeurs de confort, de bien-être et de fonctionnalité, les objets deviennent des moyens d’autodéfinition, face auxquels la classe sociale apparaît comme insignifiante. Nous consommons l’image en même temps que nous créons notre propre image. Lorsque les goûts ne cessent de s’individualiser, nous entrons dans « le règne des images hétérogènes, polymorphes, proliférantes, nous échappons au domaine de la logique des classes ; l’ère des motivations intimes et existentielles de gratification psychologique, de son propre plaisir, de la qualité et de l’utilité des choses a pris le relais » (Lipovetsky 1996, 198).

Cela suppose d’accepter que le design n’est pas une activité autonome au sein de la société de l’abondance : ses options de conception peuvent paraître libres et même parfois rétrogrades, mais sa capacité créative, dans la machine sociale qui caractérise la culture, ne peut pas dépasser le cadre des options conceptuelles insérées dans un contexte de « système de priorités établies de façon assez rigide » (Maldonado 1977, 14), conformément aux valeurs existantes qui légitiment ce qui est relatif au design. Mais cela n’a pas d’autre but que de souligner que le design de l’objet répond aux caractéristiques générales de production de la société et aux processus d’individualisation, de telle sorte que, dans l’espace, entre ces deux dynamiques s’établissent les possibilités de concevoir des objets usuels. Dans cet espace, l’idée d’une marque d’aliénation du sujet à cause de l’impératif de reproduction machinale de la logique sociale n’a pas lieu d’être. De ce fait, la société de consommation contemporaine, ou plutôt, l’image de la vie quotidienne de l’individu contemporain, se construit à travers le processus de personnalisation, dans lequel, bien que le désir se réalise dans le « code » de la consommation, il affirme en même temps les variations relatives au design des objets selon la multiplicité de formes d’individualisation des sujets.

Par cela, nous entrons enfin dans le champ de l’esthétique de la vie quotidienne. L’individualisation des goûts et l’ouverture vers la création d’images de la vie ne se contentent pas de dynamiser la consommation et de dépasser la distinction de classe ; elles séparent l’homme du monde matériel : il existe toujours la possibilité de remplacer son propre répertoire d’objets de design par un autre qui accroît la fonctionnalité, le confort, le plaisir, etc. L’individu n’est jamais aliéné par les objets, ce sont les objets qui sont assujettis par lui. Au sein de la vie quotidienne, l’éphémère s’institutionnalise à travers la diversification des objets et l’incessante personnalisation, et de ce fait, l’individu continue d’être le centre de décision : un sujet décentré, ouvert et mobile mais en constante création ; acteur, libre, de sa vie privée. On pourrait dire que l’individu réalise les idéaux modernes de l’autodétermination et de l’autonomie au terme de la modernité, à travers une culture hédoniste. « À mesure que l’éphémère envahit le quotidien, les nouveautés sont de mieux en mieux acceptées ; à son apogée, l’économie-mode a engendré un agent social à son image : l’individu-mode, dépourvu de relations profondes, mobile, avec une personnalité et des goûts fluctuants. » (Lipovetsky 1996, 200) La consommation de l’objet de design généralise une « émancipation » et une « déstandardisation » de la sphère subjective. (Lipovetsky 1996, 199)

Comment cet individu-mode, isolé et narcissique, peut-il être un agent de création dans la société de séduction ? La question réside dans cette valeur symbolique qui appartient à l’objet de design, une valeur qui ne peut se réaliser qu’à travers l’expérience individuelle de l’objet. L’acte d’appropriation de l’objet est aussi un acte de déchargement des comportements esthétiques, des éléments symboliques, des décisions et des choix de vie, des marques d’appartenances et finalement, des formes de personnalisation qui déterminent l’incorporation de l’objet dans la sphère individuelle du sujet et c’est pourquoi, ils génèrent des processus de subjectivation dans la définition même des traits de l’individu. C’est une appropriation de l’objet se voulant individuelle qui assure la viabilité des diverses formes sociales d’information : devant l’identité du genre « consommation », le sujet affirme une différence d’individualisation ; devant l’homogénéité des possibilités de choix, l’expérience personnelle de la relation avec l’objet et/ou avec ceux qui participent à celle-ci mène à une hétérogénéité de possibilités d’appropriation subjective. Face à la suprématie de la règle de la consommation ostentatoire dans la culture, l’appropriation de l’objet témoigne d’une expérience esthétique singulière. Devant la production indifférenciée de désir, le plaisir individuel de l’objet incite à la réalisation de formes de personnalisation ; en conséquence, devant la coaction totale du code social, la personnalisation qui naît de la relation entre le sujet et son environnement objectal témoigne d’une fuite, un processus affirmatif de subjectivation de soi-même en tant qu’individu parmi la masse de la consommation. L’objet usuel acquiert ainsi une fonction « individualisante » dans sa relation avec l’utilisateur.

N’y aurait-il pas, peut-être, une réalisation individuelle esthétique dans l’incorporation de gadgets sophistiqués au sein d’un environnement traditionnel ? C’est précisément la raison pour laquelle une pratique de modification de l’ordre normal de cette maison s’établit à travers l’objet : c’est une ouverture qui témoigne d’une différence et qui peut seulement être constituée par la formation d’un environnement objectal privé. De plus, ce n’est pas seulement que chaque objet est susceptible de recevoir un déchargement de comportements esthétiques, émotifs ou symboliques, mais c’est qu’au moment où il a lieu, le sujet définit les limites de son environnement privé. Ceci pourrait-il être le pur résultat d’une exigence sociale d’originalité ou d’appartenance à un groupe ? Les possibilités créatives de l’environnement objectal ne doivent pas être réduites à cette exigence sociale, même si elle ne peut pas être ignorée ; ainsi, dans la possibilité même de décorer son environnement – que ce soit avec des objets traditionnels de sa famille ou de son groupe social, ou encore avec d’autres objets de bon goût ou « inconvenants » socialement, ou même avec des objets étrangers qui symbolisent la distance, ou d’autres, sans critère collectif, satisfaisant juste les attentes personnelles en fonction de l’expérience vécue – se construit l’expérience d’une inquiétude de soi, se satisfait le désir d’un acte créatif sur soi-même ; et dans l’action permanente de peupler, repeupler et rénover son propre environnement objectal, subsiste la stylisation qui remplit l’existence de l’individu de sens et d’esthétique.

Pour ces raisons, la personnalisation est toujours un acte créatif. D’ailleurs, la construction de l’environnement objectal peut, à juste titre, être perçue comme un acte artistique. Considérer un objet ou un ensemble d’objets comme une œuvre d’art n’a rien de surprenant à cette époque. De plus, un objet de design qui fait partie intégrante de la vie quotidienne (un presse-agrumes) peut être 1) Indissociable de certains objets présentés comme des œuvres dans une institution du monde de l’art (« Juicy Salif », le presse-agrumes de Philippe Starck) et 2) Il peut atteindre la place réactive de quelques autres œuvres qui utilisent, comme matériau esthétique, des éléments de l’environnement objectal quotidien. Façonner un environnement objectal personnalisé peut se révéler presque similaire au fait de construire un « assemblage » ou de faire un ready-made ; Duchamp affirme : « j’ai acheté un poster », « j’ai acheté une pelle », « j’ai réparé une roue de vélo sur un tabouret de cuisine » ; tous sont des objets offerts par le marché qui deviennent des manifestations de créativité (Duchamp 1978, 164).

Quelle différence avec le fait de dire : « j’ai mis une lampe à côté du canapé-lit », « j’ai acheté des écouteurs métallisés », « j’ai acheté un sac noir et des chaussures rouges » ?

De la même façon qu’un ready-made représente une entorse à la règle du bon goût – une indifférence au bon goût – un objet rendu singulier à travers la relation de personnalisation décontextualise l’utilité qu’on lui a attribuée et détourne l’objet de manière créative pour l’individu selon son propre goût : une chaîne de vélo en guise de ceinture, un habit usé en guise de vêtement de tous les jours, une balle comme porte-clés, une collection de stylos faits en métal. Peu importe si l’environnement objectal est marqué par une modification de la forme ou de la matière opérée par l’individu ou s’il s’agit de « différences spécifiques » réalisées au préalable : ce qui est significatif, c’est la possibilité d’une appropriation par la personnalisation et par l’élaboration de l’environnement objectal comme champ créatif d’expériences de vie. Face à certaines de ces décontextualisations, on pourrait affirmer que ce n’est rien de plus qu’une sublimation du kitch, une affirmation du « mauvais goût », mais cela est possible seulement si nous acceptons la norme du « bon goût ». Dans la personnalisation, on anesthésie le jugement esthétique et éthique, ou du moins, leurs fondements au sein d’une norme, pour donner lieu à une activité créative et artistique sur l’environnement.

Ainsi, l’objet de design affirme à notre époque la possibilité d’une esthétique de l’existence, en reprenant l’expression de Foucault, à travers la personnalisation de l’objet de design même (et la satisfaction du désir que cela implique) et de la réalisation d’un acte créatif dans la composition de l’environnement objectal du sujet. L’esthétique de l’existence, dans une société régulée par la consommation, se matérialise par la liberté de créer un micro-univers personnel et affectif à partir de critères pratiques et esthétiques. L’environnement objectal est un univers sensoriel, affectif, symbolique et cognitif, entrecroisé par un trait individuel intensif.

Dans cette mesure, comme conclusion, nous pourrions affirmer que le narcissisme, en rapport avec la consommation des objets de design grâce à la personnalisation, instaure sa propre esthétique. Une esthétique mobile, ouverte, dynamique et renouvelable en fonction du libre choix de l’individu, du rejet de la tradition et de la soif d’information et de réalisation personnelle. La nouveauté est l’unique règle de cette esthétique qui est, en même temps, la norme centrale de l’individu. Selon les termes de Lipovetsky, « Avec l’individualisme moderne, ce qui est Nouveau atteint sa totale consécration : à l’occasion de chaque nouvelle mode, un sentiment […] de libération subjective et de libération à l’égard des habitudes du passé apparaît. […] La consécration de ce qui est Nouveau et l’individualisme moderne vont de pair : la nouveauté est en concordance avec l’aspiration à l’autonomie individuelle. » (Lipovetsky 1996, 208) La création d’une image de la vie quotidienne est maintenant dépendante de l’individu, ses désirs et ses valeurs mais peut être que cela n’est rien d’autre qu’une façon de dire que l’individu, aujourd’hui, est une image créée par l’esthétique de la personnalisation qu’il réalise lui-même et qui, entre autres, promeut et assure, avec vigueur, la viabilité de l’objet de design.

Bibliographie

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Dorfles, Gillo. 1973. El diseño industrial y su estética. Labor. Barcelone.

Duchamp, Marcel. 1978. Escritos. Duchamp du signe. Gustavo Gili. Barcelone.

Lipovetsky, Gilles. 1996. El imperio de lo efímero. Anagrama. Barcelona.

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Pineda Cruz Edgar 0000-0001-6738-0237
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Sassi Sirine
L’image de la vie quotidienne ou l’esthétique du narcissisme
Edgar Pineda Cruz
Adryan Fabrizio Pineda Repizzo
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2018/06/21
¿Es posible identificar una potencia de creación del individuo sumergido en las dinámicas de la sociedad de consumo? Esta pregunta apunta a investigar las posibles vías que el individuo ha podido generar como procesos de subjetivación en medio del crecimiento de la sociedad de consumo. Este texto presenta tan sólo una posible aproximación a encontrar una respuesta a través de una perspectiva de la relación entre el individuo y los objetos de diseño entendida como una experiencia creativa del individuo sobre su propio entorno de vida. Para dilucidar esta relación cabe acudir a algunos conceptos de la obra de Gilles Lipovetsky, vinculándolos con los conceptos de objeto de diseño, entorno objetual, y los significados que ellos construyen en el marco social.
Est-il possible d’identifier un potentiel de créativité de l’individu plongé dans la dynamique de la société de consommation ? Cette question vise à étudier les moyens que l’individu, au coeur dans la croissance de la société de consommation, a pu développer en tant que processus de subjectivation. Ce texte ne présente qu’une approche possible permettant de trouver une réponse à travers une mise en perspective de la relation entre l’individu et les objets de design. Une relation comprise comme une expérience créative de l’individu qui agit sur son propre environnement de vie. Pour élucider cette relation, nous pouvons nous référer à certains concepts de Gilles Lipovetsky en les mettant en relation avec les concepts d’objet de design, d’environnement objectal ainsi qu’avec les significations qu’ils construisent dans le cadre social.
Milieu politique http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb13319064q/ FRBNF13319064
Politique et société http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11975806s FRBNF11975806
design, environnement objectal, personnalisation, image de la vie quotidienne, consommation
design, objectal environment, customization, image of everyday life, consumption