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Défendre l'éducation et le bien commun. Manifester le dissensus

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La pénétration insidieuse de l’idéologie néo-libérale

Je suis un professeur, un parent et un citoyen soulagé. Partout, les étudiants votent pour une reconduction de la grève. Un instant, j’ai cru que le retour à l’ordre, le pragmatisme résigné et le sens utilitaire du devoir prévaudraient sur l’indignation, la colère et la révolte face à l’injustice et à l’insulte qui leur est faite. Heureusement, je sous-estimais leur détermination et leur orgueil.

Je suis fier d’eux et soulagé, donc, mais pas totalement rassuré.

En effet, lors des moments où j’ai pu discuter avec eux de la hausse des frais de scolarité, c’est tout à fait sidéré que j’ai entendu certains de leurs arguments. Certes, ils sont majoritairement contre une telle hausse, qu’ils jugent trop forte, trop soudaine, mal justifiée, et ce d’autant plus quand au sein des universités les ressources déjà disponibles sont clairement mal administrées. En revanche, tous sont loin d’être contre le principe d’une hausse, qu’ils considèrent comme logique dans un contexte où tous les prix augmentent, même ceux pratiqués par des services publics.

Aussi, lorsque je leur ai parlé de gratuité scolaire, c’est le rire que j’ai suscité, comme si j’avais conté une bonne blague. « Nos impôts sont suffisamment élevés comme ça, vous ne croyez pas ? ! » Plus étonnant encore, le fait que le gouvernement Charest trouve des milliards de dollars à injecter dans son Plan Nord, qui plus est au profit de corporations qui ne reverseront quasiment rien en termes de taxes, ne les gênait pas plus que cela. « C’est pour le bien de notre économie. Pour la compétitivité. » Enfin, quand je leur disais que le Québec dispose de suffisamment de moyens pour offrir non seulement l’éducation gratuite, ils répondaient alors que tarifer les études permet de responsabiliser les étudiants qui les entreprennent. « Avoir à payer nos études, et donc avoir à travailler ou à nous endetter, nous force à nous organiser, à gérer notre argent, notre temps et nos priorités. C’est important dans la vie ! »

De fait, un monde où l’éducation est gratuite est pour eux un monde de tire-aux-flancs qui étudient à vie et parasitent les honnêtes travailleurs ayant eu, eux, la décence et l’altruisme de sacrifier leur bonheur individuel au profit de la production de richesses et de l’utilité générale.

Réponse aux objections et pourquoi l’éducation doit être considérée comme une richesse collective

Le présent mouvement s’inscrit en faux contre ces arguments et ces présupposés. Non, l’éducation d’une population n’est pas seulement à envisager comme un coût. Et l’éducation d’un individu n’est pas uniquement à concevoir comme une entreprise personnelle dont il doit être le seul à porter la charge.

Les connaissances transmises lors d’un cursus scolaire sont un bien commun, un patrimoine universel qui n’appartient à personne en propre, et qui est le fruit des échanges et du travail collectif de l’humanité depuis des décennies, des centenaires, des millénaires. N’appartenant à personne en propre, tous les individus qui le souhaitent doivent pouvoir avoir accès à ce réservoir. Et ce, dans les meilleures conditions possibles, c’est à dire dans des institutions sérieuses et bien dotées, sous le suivi de spécialistes qualifiés qui ont défriché pour eux la jungle foisonnante de ce dans quoi ils peineraient à trouver leur chemin s’ils étaient seuls dans une bibliothèque ou devant leur écran d’ordinateur, et surtout, en ayant le plus de temps et de liberté intellectuelle à y consacrer, c’est à dire sans avoir à travailler à-côté.

Ainsi transmises, les connaissances se développent, s’incarnent, s’actualisent dans la collectivité. La richesse qui en émane est immense et incalculable à la fois, elle est immatérielle et quotidiennement à l’œuvre : elle constitue le socle du lien social, elle fonde le rapport de la société au monde qui l’environne.

Quant à croire que la gratuité scolaire mènerait au je-m’en-foutisme, c’est avoir en tête une vision bien pessimiste de l’être humain, irréaliste même (car qui peut se permettre d’étudier pendant des années sans terminer aucun cursus, alors qu’il faut par ailleurs vivre, c’est à dire payer son loyer, sa nourriture, ses transports, etc. ?). C’est également faire preuve de très peu d’imagination pour lutter contre les échecs à répétition ou le papillonnage d’un cursus à l’autre. Si contre-incitatif financier il doit y avoir (et nous répétons que c’est la solution la moins créative), celui-ci ne devrait intervenir qu’une fois l’excès commis, et uniquement pour ceux qui le commettent : non pour tous d’entrée de jeu.

En fait, dans tout ce débat, on omet que la gratuité crée à l’égard de la communauté une relation de gratitude et de dette. Pas une dette économique, qui enrichit les banques et hypothèque la vie des diplômés pour des dizaines d’années : une dette morale, par laquelle on est reconnaissant et désireux à son tour, une fois ses études terminées, de faire sa part pour les générations suivantes. À l’inverse, l’idée que mes études sont mon investissement a pour effet de faire penser à chacun que son salaire est son argent à soi tout seul, et que l’on ne doit rien à la collectivité. On cherche alors à s’engager socialement le moins possible, et l’on participe à la création d’une société atomisée et individualiste, mais aussi d’un État pauvre qui est forcé de s’endetter auprès des fonds privés pour avoir les moyens de faire les investissements que seul lui peut faire, et notamment, ceux pour lesquels les profits sont nuls, minimes ou non immédiats.

Les étudiants, de nouveaux bourgeois ?

Mais ici, il faut encore insister un peu. Car certains de ces arguments sont une variante de l’idée rebattue selon laquelle les étudiants peuvent payer cette hausse dans la mesure où ils trouvent par ailleurs de l’argent pour s’offrir des bibelots électroniques, des abonnements téléphoniques, des voitures, des vêtements de mode ou encore des vacances au ski ou dans le Sud...

Dans toute cette argumentation, on ne peut qu’admirer le retournement dialectique qui consiste, pour des néo-libéraux, à reprendre en charge (Ô comble du toupet) la critique que les marxistes font à l’endroit de la bourgeoisie : la bourgeoisie, cette minorité de privilégiés qui exploitent les travailleurs qui sont à leur service. Dans ce cas précis, les bourgeois sont les étudiants qui embrassent les promesses de la société de consommation, et qui, pour pouvoir satisfaire leurs petits plaisirs narcissiques, exploiteraient tous ceux qui travaillent et paient des impôts.

On voit bien comment ce raisonnement crée de toute pièce deux classes à l’intérieur de ce qui dans les faits n’en est qu’une seule : on oppose artificiellement le travailleur qui paie des impôts et l’étudiant qui est un futur travailleur. Or dans les faits, ceux qui travaillent paient pour leurs enfants qui étudient et pour leurs aînés qui sont à la retraite, et ainsi de suite, génération après génération... Ces catégories ne sont pas des groupes antagonistes aux intérêts divergents : c’est le même groupe, pris à trois moments spécifiques de son existence sociale.

Diviser pour régner, la règle est ici parfaitement bien appliquée. Or, la vraie division de classe, celle que dissimule cette manipulation sophistique, est ailleurs : entre les travailleurs, qu’ils soient anciens, présents ou futurs, et ceux qui les exploitent véritablement, c’est à dire les actionnaires qui possèdent les entreprises dans lesquelles ils travaillent, les universités dans lesquelles ils étudient et les fonds de pension dans lesquels ils ont patiemment épargné.

Par contre, on peut effectivement déplorer que le peu d’argent qu’ils ont, nos étudiants l’utilisent pour faire tourner l’économie marchande et la société de consommation. Mais que faut-il y voir sinon un manque d’éducation critique ? Et donc, la nécessité d’augmenter l’accès aux études, à des connaissances généralistes, non limitées à l’optique d’arrimage au marché qui est l’obsession de nos gouvernements et des représentants du patronat.

Encore une fois, ceux qui formulent cette attaque font preuve d’une mauvaise foi sans vergogne, puisqu’ils critiquent les comportements qu’ils contribuent à engendrer par la mise à sac des secteurs non-marchands et par le minage systématique de la culture du désintéressement.

Des idées néo-libérales qui trottent dans l’esprit de notre jeunesse et notre rôle à cet égard

Revenons à nos étudiants et au discours néo-libéral qui émane de leur bouche, parfois même de la bouche de ceux qui prônent la grève... Je crois que de ce point de vue, nous avons la jeunesse que nous méritons.

Car au Québec, nous sommes fiers de nos jeunes qui travaillent pour financer leurs études, leur loyer et leurs biens de consommation personnels, qui sont mûrs et adultes, qui volent de leurs propres ailes en étant au fait de la « réalité concrète » du monde. Mais au passage, on oublie que le monde du travail laisse son empreinte dans leurs esprits, en leur inculquant les valeurs de la compétition, de la propriété privée et du « plus vaut plus » : un monde où chaque intervention étatique qui ne va pas dans le sens d’une déréglementation ou d’une subvention à l’initiative entrepreneuriale est vécue comme une intrusion, comme un vol.

L’idéologie du travail, où chacun sacrifie son temps de vie propre à l’autel de la productivité et de l’enrichissement personnel, est ainsi érigée par eux en totem absolu, et c’est un véritable ressentiment qu’ils éprouvent à l’égard de ceux qui n’ont pas fait, comme eux, le choix de la souffrance et de l’aliénation. Leur vision de la société ? Un marché, où chacun doit se battre, s’ajuster, investir en soi-même, et où la fragilité est à mettre sur le dos seul de celui qui en est le porteur ; pas de solidarité, pas de mutualisation des risques et des coûts, tout au plus de la pitié pour ceux qui échouent alors qu’ils font preuve de volontarisme. Leur vision de la politique ? Une farce où quelques pantins mégalomanes s’agitent cyniquement devant une masse de pantins crédules et sans pouvoir.

Dans ce cadre, quel est notre rôle à nous, professeurs – pour ne pas dire notre fonction ? Eh bien nous devons rallumer les réverbères en voie d’extinction de l’imaginaire politique, nous devons donner à nos étudiants les moyens de penser d’autres topographies, d’autres possibles.

La grève : moyen de pression et preuve d’engagement démocratique

Et en premier lieu, cela implique de soutenir leur grève sans réserve.

Rappelons à cet égard que la grève étudiante constitue un moyen de pression réel sur le gouvernement : contrairement à ce que prétend sa stratégie de communication, c’est lui qui a le plus à y perdre. En cas d’annulation, il ne s’agirait en effet pas moins que de payer une deuxième fois les professeurs pour donner les mêmes cours aux mêmes étudiants. Et en cas de report allant jusqu’aux vacances conventionnées des professeurs, il s’agirait de payer ceux-ci en heures supplémentaires. À cela s’ajoute toute la cohorte des nouveaux étudiants qui arrivent pour l’été et l’automne prochain... Où les placer et quels professeurs leur attribuer si toutes les ressources sont déjà réquisitionnées pour les étudiants de cette session d’hiver ?

C’est un casse-tête qui se profile à l’horizon des recteurs d’Université et des directions de Cegep ! Même s’ils s’abstiennent d’en parler, à l’heure qu’il est, ils sont très certainement en train de passer des coups de fil inquiets à la ministre. Plus ils envoient de menaces et de signaux de fermeté aux étudiants, plus cela montre leur nervosité, et plus on peut se dire qu’ils pressent le gouvernement de négocier : plus cela signifie, donc, que notre cause est en train de gagner.

Et puis il y a autre chose. Être contre la hausse mais contre la grève ne fait aucun sens (du moins pas si l’on a à cœur d’aller au bout de ses idées). Seule une perturbation concrète de la vie économique est apte à provoquer une transformation de la donne. Voter différemment aux prochaines élections est une bonne chose, mais manifester aujourd’hui, et profiter des oreilles et des tribunes qui s’ouvrent pour défendre un autre modèle social est encore mieux.

Rappelons ici que la démocratie est précisément fondée sur cette dynamique de subversion interne et de confrontation des idées, sur l’entretien vivace de rapports de force. Le bon citoyen doit savoir désobéir et introduire un brin de dissensus dans l’ordre des choses lorsque celui-ci tend vers l’iniquité et la négation des valeurs collectives fondamentales.

Une démocratie qui serait prise pour acquise et sur laquelle on s’assoirait pour s’enrouler dans ses petites affaires privées, serait une démocratie morte : elle serait en fait une tyrannie déguisée, la domination politique et idéologique d’un groupe qui aurait réussi à faire croire aux autres groupes que leurs intérêts sont les siens. Et c’est aussi contre cela, que nous sommes en train de nous battre.

Pourquoi il ne faut pas se limiter aux arguments comptables pour lutter contre la hausse

Dans les discours proposés par cette grève, il faut toutefois ne pas se contenter des slogans du type « 1625$, ça ne passe pas », qui consistent simplement à défendre le retour au statu quo.

Faire le jeu du calcul comptable, c’est se mettre une balle dans le pied. Parce que c’est parler le langage hégémonique du système en place. C’est entrer dans une arène truffée de pièges et où toutes les issues, même le retrait du projet, contribuent à l’avancée de la logique néo-libérale et des discours qui la portent.

Souvenons-nous: en 2005, lors de la lutte pour la non-suppression des fameux 103 millions, nous avions volontairement évacué de nos revendications toute forme de radicalité, et ce, afin de faire consensus et de ne pas nous mettre la population à dos. Grave erreur. Le résultat, nous l’avons aujourd’hui : le gouvernement du même Charest revient avec une nouvelle proposition, tout aussi scandaleuse, et entre temps, les valeurs qui guident ce projet se sont imprégnées davantage dans les consciences, même celles de ses victimes, même celles de ceux qui les combattent. Ainsi, le fait de payer cher pour étudier, pour la grande majorité, est maintenant presque naturel, voire « juste ».

Pourquoi le monde du travail tel qu’il est aujourd’hui s’accommoderait très bien d’une hausse des frais de scolarité

Par ailleurs, être tenté par une bataille d’experts revient à sous-estimer la proposition de notre adversaire politique et le fait qu’il a parfaitement pensé son coup.

Car non, l’économie québécoise ne pâtirait pas d’une hausse des frais de scolarité : au contraire, les indices et chiffres ne s’en porteraient que mieux ! (Quant à savoir si les richesses ainsi dégagées seraient réparties équitablement, c’est évidemment une autre question...).

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder un peu attentivement ce qu’est devenu le monde du travail au cours des vingts dernières années. Nous voudrions que nos jeunes accèdent tous aux études et qu’ils en sortent avec le moins de dettes possibles, mais avons-nous bien conscience du lieu où ils vont mettre les pieds ? Avons-nous bien à l’esprit ce qu’implique le fait d’être une économie de services, gérée par un capitalisme actionnarial, le tout dans un contexte de globalisation ? Les niveaux de productivité sont tels et la production est organisée de telle façon que l’économie a besoin de tout autre chose que lors des dernières décennies, où il était vital pour une nation de voir la majorité de sa jeunesse accéder aux études supérieures.

Ainsi, avec la hausse, on sait que les classes populaires ne pourront accéder aux études. Qu’importe ! Ce seront des travailleurs précaires prêts à tout pour gagner de petits salaires. Au pire, ils seront chômeurs, mais l’économie est si performante qu’elle peut très bien fonctionner sans eux. Mieux : ils formeront l’armée de réserve idéale pour faire pression sur les salaires et les esprits des autres travailleurs. Pour consommer, ils s’endetteront... la machine n’est pas à court de solutions pour trouver toujours le moyen de tourner.

Avec la hausse, on sait aussi que les classes moyennes pourront rarement aller au-delà du niveau Bac ou Maîtrise, et encore, en travaillant, c’est à dire en n’ayant pas les moyens de se consacrer pleinement à leurs études et donc d’approfondir les connaissances qu’ils acquerront. Qu’importe ! Qui a encore la naïveté de croire qu’un employeur embauchant le dépositaire d’un diplôme en littérature, en philosophie ou en sciences politiques s’intéresse réellement à ce que celui-ci a absorbé comme contenus ? ! Avouons-le, ce qui intéresse l’employeur, ce sont les signaux qu’un diplômé envoie : avoir un Bac ou une Maîtrise, cela signifie être sérieux, être capable d’obéir à des directives et de faire preuve d’un minimum de créativité, être apte à comprendre des instructions et à intégrer des informations, être doté de motivation et d’un sens certain de l’implication dans ce que l’on fait. Quant aux ficelles concrètes du métier, notre diplômé les apprendra sur le tas, et son endettement ne le rendra que plus diligent et malléable, plus désireux de donner son énergie et sa reconnaissance à l’entreprise qui lui « accordera sa confiance » en l’engageant.

Quant aux minoritaires qui pousseront jusqu’au doctorat et qui formeront la classe des managers, leur dette encore plus élevée saura probablement gommer les scrupules qu’ils pourraient éprouver dans leur « gestion des ressources humaines ». Sans doute supporteront-ils mieux la situation paradoxale qui les conduira à reverser la pression qu’ils subissent eux-mêmes des big boss aux commandes. Gageons qu’ils joueront très certainement avec plus de conviction la rhétorique de l’ « engagement personnel », du « service client » et du « développement de soi par le dépassement de soi » à leurs subordonnés qu’ils pressent comme des citrons, et ce, en sachant pertinemment que la seule chose qui compte en bout de ligne est de faire plus avec moins pour satisfaire la soif de rendement des actionnaires.

Pourquoi revendiquer le droit à l’éducation et la gratuité scolaire ne suffisent pas non plus

C’est ça, le monde du travail aujourd’hui. Ceux qui ont acquis des connaissances ne les y utiliseront pas. Au mieux, conserveront-ils un amour pour la culture et l’intellect qui donnera un sens à leur vie dans leurs moments de loisirs, ou plus tard, lorsqu’ils prendront leur retraite. Au pire, cela les humiliera, et ils ressentiront de l’amertume à l’égard de la mascarade méritocratique et culturaliste qu’on leur aura servie à l’université.

Limiter nos revendications à la défense de l’éducation comme un droit, ou à la gratuité scolaire, c’est ne pas intégrer à nos considérations l’après-études qui attend tous ces frais diplômés que nous appelons de nos vœux. Un monde où les gens sont coupés de leurs aspirations et de leur identité, sous pression en permanence, en compétition les uns avec les autres, mais où les indices économiques et les profits explosent. Un monde où, cerise sur le gâteau, la fatigue et la frustration rendent les pions de ce jeu beaucoup plus ouverts aux discours simplistes qui leur présentent les exclus et les marginaux du système, ou les défenseurs d’autres alternatives, comme les responsables et les contributeurs de leur misère affective et existentielle.

C’est pourquoi, si nous désirons réellement défendre l’éducation, il faut aussi défendre l’idée d’un autre monde du travail : où les détenteurs de connaissances ne seraient pas réduits à des ouvriers spécialisés de l’intellect, devant mécaniquement suivre des protocoles, s’ajuster optimalement aux directives dictées par des systèmes experts, et reconduire sur leurs collègues la violence sans laquelle l’obéissance à cet ordre aliénant serait impossible.

Comment d’autres effets, dénoncés par nous comme pervers, vont aussi dans le sens du « progrès économique »

Il y avait la cerise sur le gâteau, voici maintenant le glaçage, la chantilly, les sucres colorés et les petits santons décoratifs !

Car on sait que la hausse risque de vider en partie les universités. Tant mieux ! Cela fera moins de professeurs et de personnels à payer.

On sait également que la hausse engendrera la mise en difficulté des filières non « optimales », non adaptées aux demandes propres du marché, comme les sciences humaines, les sciences fondamentales, la littérature, l’histoire de l’art ou la philosophie. Pertes sèches pour la culture collective ? Et alors ? ! Que diable, il faut savoir s’adapter, c’est ainsi qu’a toujours marché le monde ! C’est fini le confort et les privilèges ! Ces filières seront « enfin » poussées à faire preuve de créativité et trouver le moyen d’ « appliquer » leurs contenus aux besoins du capital et de la société contemporaine. Chaire de littérature appliquée aux blogs ? Chaire d’art appliqué à la télé-réalité ? Chaire de philosophie appliquée à l’éthique des affaires ? Chaire de mathématiques pures appliquées à la gestion comptable des rendements ? Rien ne doit arrêter les vents du changement ! Même si ce sont des vents contraires au progrès humain, à la culture et à l’équilibre de la collectivité qu’ils poussent sans égard ni ménagement.

On sait enfin que cette hausse désavantagera bien des « régions », où les revenus sont trop bas pour que des gens puissent se permettre un déménagement vers les centres urbains en plus des frais d’études. On a déjà l’exemple avec les étudiants en médecine qui, plus riches et plus citadins, ne vont pas exercer dans les campagnes... De fait, ces régions deviendront des zones sinistrées du point de vue des savoirs, des connaissances et des compétences qui ne s’y reverseront pas : marginales, elles le seront en tous points. Mais encore une fois, qu’importe ! Cela fournira au gouvernement une excellente occasion de décréter des « zones franches » (sans taxe) afin d’encourager et de récompenser les entreprises « charitables » qui dans leur magnanimité accepteront de s’y installer.

Le néo-libéralisme : entre rhétorique libérale et vampirisation des ressources collectives

Bienvenue dans le monde du néo-libéralisme, qui avance derrière une rhétorique faite de responsabilité individuelle, de liberté d’entreprendre et de droit à la jouissance de sa propriété privée, faite de promotion des progrès techniques et du bonheur collectif par la compétitivité et la consommation. Qui parle le langage du libéralisme classique tel qu’il se définissait au 18e siècle, mais qui, dans les faits, relève davantage de l’oligarchie et du détournement de fonds institutionnalisé.

Car dans le même temps, l’État et ses structures demeurent, le poids de l’impôt ne diminue pas pour les classes travailleuses et les interventions gouvernementales se poursuivent... Nous n’en voyons presque plus les preuves au quotidien ? C’est tout simplement parce que tout ceci est parasité, soustrait à la collectivité pour être accaparé par le secteur privé. L’État et ses moyens colossaux (on tend à l’oublier de plus en plus à force de les voir s’éloigner de nos préoccupations journalières) sont captés par une minorité de possédants qui s’en servent pour subventionner leur compétitivité et décupler leurs capitaux.

Les exemples sont légions. Aussi, limitons-nous au seul cas de l’éducation...

Aujourd’hui, qu’est-ce que la recherche universitaire ? Des chercheurs payés par le contribuable, mais qui travaillent sous l’impulsion et les orientations du marché, qui en retour verse de dérisoires montants destinés à paraître financer le tout. On économise ainsi les investissements énormes qu’impliquerait le fait de faire ces recherches par soi-même. Quant aux brevets et aux droits d’exploitation qui leur sont liés, évidemment, le marché les empoche à la fin, cadeau du contribuable reconnaissant !

Autre exemple, celui des prêts et bourses, qui coûte à l’État en frais bancaires plus cher qu’un système de bourses sans contrepartie qu’il financerait par lui-même. En effet, en plus de payer les intérêts pour l’étudiant pendant que celui-ci fait ses études, l’État paie encore pour les étudiants qui ne parviennent pas à rembourser leurs prêts. La banque, quant à elle, est doublement gagnante, faisant des prêts sans risque et encaissant des devises du côté de l’État comme du côté du diplômé qui lui sera par ailleurs acquis à vie comme client...

Hors du domaine de l’éducation, on pourrait analyser de la même façon les allègements fiscaux aux entreprises, qui font porter à la collectivité le poids des externalités négatives qu’elles engendrent (pollution, épuisement des ressources naturelles, usure des voies publiques, destruction des équilibres économiques locaux...) ; ou encore le nombre croissant d’investissements publics qui n’ont d’autre fonction que de se substituer aux investissements que le privé devrait faire en son nom propre dans un « vrai » système libéral ; ou enfin les REER et autres épargnes libres d’impôts qui remplissent les caisses des banques tout en vidant celles de l’État par les crédits fiscaux qu’il octroie.

Pour le néo-libéralisme, rien ne doit échapper au « partenariat public-privé », à ce mécénat inversé de la part de la masse industrieuse à l’égard de la minorité possédante. La santé, l’éducation, la recherche scientifique et technologique, la production industrielle, les services, l’agriculture, l’art, l’exploitation des ressources naturelles, les transports, l’énergie... tous les espaces où l’humain œuvre et s’engage, toutes les choses qui font du sens pour une communauté, toutes les choses sur lesquelles reposent sa permanence, constituent une mine pour le secteur privé et pour l’actionnariat qui en dicte les règles de jeu. Et plus ces secteurs sont vierges de marchandisation, plus ils sont juteux. L’État n’a plus alors qu’à dérouler le tapis rouge à-coups de décrets, de déréglementations, de réingéniérie, d’allègements fiscaux ou de subventions directes et indirectes.

Dès lors, terrible et tragique couronnement, la population, aigrie de payer des impôts et des taxes dont elle ne voit pas la couleur en retour, se met de plus en plus à penser et à voter libéral ou conservateur, c’est à dire contre cet État dont elle croit à tort que les relents sociaux la privent de la part qui lui revient. La boucle est bouclée, le cercle (vicieux) clos.

Conclusion : affirmer haut et fort le monde depuis lequel nous parlons

Alors il ne faut pas limiter cette lutte contre la hausse des frais de scolarité à une bataille de chiffres ou à la simple idée du droit à la scolarité.

Sans quoi on oblitère les valeurs plus fondamentales qui doivent nous animer. Sans quoi on manque l’occasion d’affirmer haut, fort et en toutes lettres l’intégralité des principes qui sous-tendent notre mouvement. Sans quoi on perd de vue le monde, en tout point différent de celui décrit plus haut, depuis lequel nous nous positionnons.

Quel est ce monde ? Quels sont ces principes ? Quelles sont ces valeurs ? Que voulons-nous ? Que devrions-nous vouloir si nous voulons êtres cohérents avec nous-mêmes ?

Nous voulons tout d’abord un monde où l’éducation est accessible à tous. Et donc aussi un monde où le fait d’avoir acquis des connaissances et des savoirs peut être vécu comme tel dans le cadre de son activité professionnelle. C’est à dire un monde où le travail n’est pas entièrement dévoué à dégorger du cash pour l’oligarchie des actionnaires qui possède l’économie mondiale et dicte aux gouvernements du globe la politique qu’ils doivent mener. C’est à dire un monde tourné vers la convivialité, pour reprendre le concept de l’économiste Ivan Illich : à mesure humaine, centré sur le bien-être des gens et la durabilité écologique. Un monde enfin où les concepts de solidarité, de collectivité et de justice sociale ne passent pas pour des absurdités et ne sont pas balayés comme les souvenirs brumeux d’un âge d’or révolu auquel se cramponnent pathétiquement quelques « nostalgiques irréalistes ».

C’est uniquement en revendiquant un tel monde que nous nous rendrons capables de lutter contre la tentative de putsch idéologique et économique que constitue, parmi bien d’autres mesures, la hausse des frais de scolarité.

Il s’agit de lutter sans concession, sans inconséquence, sans recherche craintive d’un consensus qui ne contribuerait qu’à affaiblir nos positions et à effacer de notre regard le monde que nous devons porter au devant de la scène.

C’est en nous respectant, nous et nos convictions profondes, que nous gagnerons le respect et l’écoute des autres.

Sénéchal Joan
Vitali-Rosati Marcello masculin
Défendre l'éducation et le bien commun. Manifester le dissensus
Sénéchal Joan
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2012-10-26

L'économie et la politique québécoises sont aujourd'hui entre les mains d'une oligarchie qui détourne et accapare les richesses collectives à son seul profit. Nos impôts subventionnent la compétition qu'elle livre à d'autres oligarchies, ailleurs dans le monde, et les bénéfices colossaux qu'elle en retire s'envolent, s'exilent dans les paradis fiscaux. L'État, complice de cette folie, doit alors s'endetter pour financer des projets publics, et faire payer à la population l'usage des biens et des ressources qui devraient lui revenir de droit. Ainsi nous déboursons doublement, comme contribuables pour financer le jeu de la concurrence internationale, et comme « usagers » pour accéder à la santé, à l'énergie, aux transports ou aux ressources naturelles. C'est dans cette logique que s'inscrit la hausse des frais de scolarité, qui demande aux étudiants et à leurs familles de porter le poids de leur éducation. Aussi importe-t-il, pour tous ceux qui croient en une société ayant l'intérêt commun pour objectif réel, de se lever et de soutenir les étudiants dans leur lutte. Le texte qui suit fait la critique de la rhétorique néo-libérale et des arguments que l'on entend pour justifier cette hausse. Il défend aussi la nécessité d'affirmer sans concession l'ensemble du modèle social qui sous-tend notre idée d'un droit inconditionnel à l'éducation.

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