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L'appel des Syrts

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Texte

à Jean-Louis Tissier

Infini pouvoir d’attraction de la Russie. Mieux que la troïka de Gogol, ce qui permet de le saisir, c’est l’image d’un grand fleuve étendant à perte de vue ses eaux jaunes qui envoient des vagues partout, des vagues hautes, mais sans excès. Rien ne peut saisir tout cela, tout l’efface au contraire. 1

Franz Kafka

I

À l’origine de la trouvaille dont ces pages se veulent faire l’écho, il y a l’espèce de fièvre sourde, latente, anxieuse, hautement galvanisante qui se saisit de nous les veilles de voyage. Cette fièvre qu’avivaient une nuit bien brève, la canicule, des vapeurs nauséeuses d’alcools mélangés, pouvait s’échauffer sans doute au contact de la moindre mèche laissée sur mon chemin ; le moindre indice ne manquerait pas de passer – comme lors de ces courses d’orientation de notre enfance à travers champs – pour clé, trace, empreinte, sillage d’un qui-vive ou d’un qui-va-là. D’un voyage ne valent vraiment que la veille et le lendemain. Le voyage lui-même n’est souvent qu’ennui, fatigue, déception. Mémoire, rêve, fantasme ont une infinité de sens qui font plus que secourir les cinq sens démunis : ils les accusent, les affinent, les mettent en lumière, les précipitent. Dans la hâte que nous mettons à ficeler nos rêves, tout se joue du voyage à venir, du plus anodin au plus symbolique.

Cette veille de voyage, donc, je traînais à mes pieds tout mon barda. Sac à dos, tente, duvet, matelas mousse ; je partais le lendemain matin pour Kiev, où me menaient mes recherches et le besoin vital de fuir la France, l’Île de France, Paris. De Paris, un avion m’emporterait pour Varsovie, puis un train, de Varsovie à Kiev, la mère des villes russes qui serait mon terminus, mais non pas celui du train : je lirais bientôt sur les écriteaux dévoilés en gare de Varsovie que cet express filerait jusqu’à Kharkov, Rostov et atteindrait Vladikavkaz, la Reine du Caucase, ancienne forteresse, ville frontière, capitale de l’Ossétie du Nord, sise sur le Terek, au pied du Mont Kazbek, et commandant ce verrou militaire que les convois de canons, de camions et de tanks en marche sur Tbilissi préméditaient déjà – on était en juillet 2008 – de faire sauter.

Juillet commençait, et l’école, qui paraissait reculer à l’horizon, dans le tremblé du goudron, sous les gris violacés du zinc et du béton, s’apprêtait à fermer ses portes, à glisser la clé sous le paillasson jauni de l’été. Il fallait sortir son badge, faire sonner le poste de sécurité, hausser le ton devant un interphone, bref montrer patte blanche pour entrer dans ce lieu plus désert, plus minéral et plus aride que jamais. Des herbes de la pampa surgissaient de la pelouse embroussaillée, roussie, et balisaient de part et d’autre, à travers les grandes baies vitrées, le chemin du laboratoire. Je grimpais quatre à quatre, dans un silence inquiet, les marches de l’escalier jusqu’au deuxième étage. M’engageais dans un couloir empénombré, l’oreille aux aguets. On entendait seulement les pas précautionneux, comme s’ils craignaient de réveiller des fantômes, des collègues sur le linoléum. Les ampoules, grillées, n’avaient pas été remplacées ; les seules lumières, les seuls fanaux que les mains cherchaient à tâtons, c’étaient les petites veilleuses tremblotantes des interrupteurs, qui diffusaient à grand-peine le phosphore de leur luciole soufrée, fanée.

J’ouvrais la porte d’une salle où j’avais pris l’habitude de m’installer pour travailler. Une bibliothèque qui servait, à l’occasion, de cartothèque. Quelques rais de lumière pénétraient dans cette pièce désertée à travers sa seule fenêtre, ou plutôt sa meurtrière, tant elle était étroite et rendue aveugle par le vis-à-vis d’un haut mur de béton gris, carcéral, qui taillait le bleu du ciel en triangle. Mais ces rais de lumière semblaient dirigés – ou du moins ils aimantaient le regard – vers un mur soudain très blanc ; à ce mur était placardée une grande carte de l’Europe physique à l’échelle 1: 5 000 000, si mon souvenir est bon. Europe physique : c’était le titre qu’elle portait en frontispice ; de l’Islande à l’Oural on pouvait voir cet archipel de verts, de bleus et de bistres rayés de jaune et flouté par un halo de particules volatiles, dorées, argentées, de poussières. Je m’approchais. Suivais du doigt le tracé noir et rectiligne du chemin de fer de Varsovie à Kiev, et très vite mon doigt s’égare à travers la verdoyante Ukraine, franchit le Don, gagne Volgograd, remonte la Volga, voici Kamychine, Saratov, mais où donc ai-je entendu parler de Saratov, ah oui, une amie qui était née là-bas, sur la Volga disait-elle, la Volga très large, une vraie mer, c’étaient là ses propres mots, puis passé Saratov, je remonte l’Irgiz, note en souriant intérieurement qu’une petite ville s’appelle Pugatchev, et c’est là, entre Pugatchev et Orenburg, sur la rive droite du fleuve Oural, lequel marque ici la frontière russo-kazakhe que, brusquement, je sens ce mot s’imprimer sur ma rétine : Syrt. Et le mot, je ne saurais dire si c’était sur la carte ou dans ma mémoire, le mot Syrt, en capitales d’imprimerie peut-être, en italique sans doute, ou même en cyrillique, oui en cyrillique et en italique, mettons, Cырт, Cырт, Cырт, le mot ne cesse de revenir, un vrai leitmotiv, un appel entêtant, lancinant. Au point que je me demande si je ne me suis pas égaré, si au lieu d’avoir l’index pointé sur la Russie, au pied de cet Oural, un parfait joker pour les cartographes, cet Oural, puisqu’il ferme, rempart longitudinal, l’horizon, circonscrit commodément cette Europe dite physique et qui n’a jamais été une, jamais fait un tout – oui je me demande si je ne suis pas pris d’hallucination, si la carte ne s’est pas brouillée sous mes yeux, si la Méditerranée et la Caspienne n’ont pas joué aux chaises musicales, si ce n’est pas au long des côtes libyennes que mon imagination se promène. Du regard et de l’index je traverse la grande bleue : la Grande et la Petite Syrte sont bien là, dont les noms, qui sont ici les plus méridionaux de la carte, butent sur le cartouche noir de la légende. L’Europe serait-elle cernée de Syrtes ? Mais « syrt », en russe, qu’est-ce que cela veut bien dire ?

Je me jette alors vers la bibliothèque, fais de la lumière, fouille dans les tiroirs métalliques à travers des piles et des piles de cartes, chamboule dans un nuage de poussière les atlas croulants sous le poids des ans, les mémoires reliées de spirales en plastique noir, les fascicules divers, les revues scientifiques, les dictionnaires. Pas le moindre dictionnaire de russe. Quant au seul dictionnaire de géographie physique, c’est un vieux volume grisâtre, couverture élimée, tranche effilochée. Pis : le dictionnaire, rapporté du Chili, comme l’indique sur la page de garde l’adresse de l’éditeur, est en espagnol. Sans l’ombre d’un espoir, je l’ouvre. Miracle, alors : je trouve mon entrée « syrt » avec cette définition : « montículo en el Sur de los Urales ». Je me lève, reviens vers la carte placardée au mur. En effet, là, sous le mot Syrt, je distingue des hachures, la couleur est bistre, les vallées encaissées – et voici déjà que je me juche en imagination sur la mention 404 mètres et me prends à rêver de la vue qu’on aurait de là-haut, sur la steppe kazakh et la mer Caspienne. Mon dictionnaire espagnol ajoute à sa définition que le terme « syrt » est d’origine tatare. Il est vrai que d’après la carte que j’ai sous les yeux ces syrtes-là marquent la transition entre la steppe et le versant sud-ouest de l’Oural, où se trouve la république du Bachkortostan, dont j’ai appris qu’elle est peuplée des Bachkirs éponymes mais aussi de nombreux Tatars. À cette idée je m’enflamme : je l’ai toujours su, je l’ai pressenti depuis ma première lecture, les syrtes du Rivage sont bien plus septentrionales, bien plus orientales que les contrées méditerranéennes où nous avons la paresse de les cantonner – la faute à cette Orsenna qui tinte comme le nom peu glorieux d’un empereur romain, la faute à cette Maremma thyrénienne ou adriatique, la faute à cette île de Vezzano qui résonne tel un écho viril de la république sérénissime.

Le lendemain, en gare de Varsovie, d’entendre parler russe enfin sur les quais, plutôt que ce polonais nasillard dont je ne saisissais que des bribes, de sentir l’odeur des pirojki, de lire sur un écriteau qu’on accrochait aux vitres d’un train le nom Karaganda, je me demandais si mes rêveries de la veille ne se poursuivaient pas, si au lieu de partir pour Kiev je n’étais pas déjà à bord du Transsibérien ou du moins d’un train quelconque en partance pour l’Asie centrale, les steppes. Mais non, le mien, de train, finit par se faire entendre dans un râle épouvantable qui ébranlait soudain les murs de béton armé de la gare souterraine, et déjà, l’on me pressait de toutes parts, il fallait grimper à bord – coups de sifflets, cris stridents, bousculades, grimace des hôtesses, on avait pris assez de retard comme ça.

Restait une solution, une seule : ne pas descendre à Kiev, faire l’idiot, le touriste, le type perdu, rester bien sage sur ma couchette, ne pas me réveiller, attendre patiemment la frontière russe, et descendre incognito sur les quais de Vladikavkaz. Voir – oui, voir enfin – le fameux Kazbek d’Un héros de notre temps. Oui mais malheureux, tu n’as pas de visa ! Et puis surtout qu’iras-tu chercher là-bas ? Que peut bien t’apporter la Vladikavkaz d’aujourd’hui ? Pourquoi vouloir à tout prix voir le mont Goud fumer ? Pourquoi rêver indéfiniment Sibérie, Volga, Caucase ? Je connaissais Kiev ; la ville m’avait charmé dès mes premiers pas, il y avait là-bas des coupoles par milliers, le Dniepr était déjà large et bleu, une vraie mer lui aussi, et ses nombreux bras, ses affluents se ramifiaient langoureusement à travers des friches industrielles, des terrains vagues, des marais, des guérets, des prés inondables, des champs en jachères, toutes sortes de terres gâtes et d’étendues semi-sauvages, où l’herbe était haute, le sable blanc, l’eau d’un bleu de fjord, bref la campagne là-bas, c’était déjà un avant-goût de steppe ou de pampa. Et puis à fuir toujours plus loin vers l’est, que veux-tu dénicher ? Te ressourcer ? Tu n’as pas même là-bas ce qu’on appelle des racines, une origine, le mystère d’un œil dit bridé, des pommettes plus hautes que de nature, un caractère mieux trempé, une âme avec un grand A au garde-à-vous sous son accent circonflexe. Quel Graal énigmatique se cacherait là-bas, dont tu n’aurais pas ici, déjà, au détour d’un chemin bocager, sous une arche toscane, suédoise ou vénitienne, absorbé le nectar ? Voyager là-bas pour écrire, mais pour écrire quoi ? Revenir avec dans ton barda les ébauches d’un énième récit de voyage qui n’ira pas même encombrer à la rentrée l’étal des libraires ? Partir sur les traces de Julien Gracq comme tu étais parti naguère sur celles de Piero della Francesca, de Thomas Mann, de Strindberg ou de Tchekhov ? Mais Julien Gracq n’a jamais mis les pieds là-bas !

II

Julien Gracq est de tous les écrivains français celui qui a entretenu le rapport le plus curieux avec le monde russe – entendu au sens large comme un espace-temps, une civilisation si l’on veut, qui irait des écorces de bouleaux à la poésie d’un Brodsky, de la Rus à l’ère Poutine, de la Baltique au Pacifique, de l’Arctique au Caucase et à l’Altaï. La Russie a été pour les écrivains français tour à tour une femme, une idée, un refuge, un abri, une fuite, un espoir, un vertige, un mirage, un horizon, l’image de l’infini. Souvenons-nous de Moravagine et de La Prose du Transsibérien. Et pour s’en tenir au vingtième siècle, il n’est que de lire le poème Hourrah ! L’Oural !, il n’est que de feuilleter le Salut à la Russie pour deviner, passée une ligne de partage bien floue et qu’il serait bien vain de vouloir préciser, derrière un adret rougeoyant d’idéologie, l’ubac encore empêtré dans les images mornes, livides, Belle-Époque et tchékhoviennes du siècle passé : les raisons étaient bien souvent méandreuses qui hissaient dans le cerveau de nos écrivains un pâle pays de neige et d’ombre au rang d’un authentique pays de cocagne.

Précoce, la fascination pour la Russie chez Julien Gracq a eu la particularité de demeurer pure fascination. Fascination enfantine : Jules Verne et son Michel Strogoff éduquaient alors, main dans la main avec Tartarin de Tarascon, la jeunesse de France. Fascination adolescente : la littérature russe, Pouchkine, Lermontov, Dostoïevski, Tolstoï agissaient tels des djinns surgis de samovars encore frémissants d’un siècle à peine éteint. Fascination, enfin, de jeune homme révolté : l’adhésion au parti communiste à la fin de l’année 1936 scellait comme chez tant d’autres un pacte qui ne pouvait survivre au retour tonitruant de Gide, à la poignée Molotov-Ribbentrop, sans toute une théorie d’accommodements, de simagrées, de jongleries auxquels Julien Gracq, esprit lucide s’il en fut, ne se laisserait jamais aller. Bref, il faudrait un jour montrer comment, dans le magnétisme exercé par la Russie soviétique sur la jeunesse intellectuelle française, se confondaient les raisons purement politiques et l’espoir, un jour, de grimper à bord du Transsibérien, de voir miroiter les steppes kazakhes, et d’en revenir avec au ventre, qui sait, le souvenir d’une amoureuse aux hanches perchées, aux pommettes hautes, aux nez retroussé, qui n’eût pas manqué de placer son billet griffonné de cursives dans une malle bien ficelée, bourrée de poèmes ou d’une petite prose qui pût défier en ardeur celle de cet affabulateur génial que fut Cendrars.

Mais Julien Gracq, non plus que Blaise Cendras, n’a jamais pris le Transsibérien. Il a pourtant rêvé Russie de la manière la plus concrète qui soit. Russie linguistique, scientifique, politique : l’année de l’adhésion au parti communiste est suivie de l’apprentissage du russe aux Langues’O ; de là naît l’idée de préparer une thèse de géographie physique sur la Crimée. Et c’est durant l’été 1937, l’histoire est bien connue, dans l’attente d’un visa pour l’URSS qui n’arrivera jamais que Louis Poirier devient Julien Gracq : il écrit Au château d’Argol. Rien de russe dans ce roman si ce n’est, à la rigueur, le titre : qui a lu les premières pages d’Hadji Mourat sait qu’argol n’est pas seulement le nom d’un village perdu de Bretagne intérieure relevé sur l’itinéraire d’un abri bus, comme l’auteur l’affirmera plus tard, mais aussi cette sorte de fumier qui sert dans le Caucase à la fois de torchis et de combustible. Seulement Julien Gracq ne humera jamais l’odeur de l’argol qui s’élève dans l’air pur des montagnes : cet été 37, le rêve de Russie s’écroule comme un château de cartes. Son premier visa refusé, jamais Julien Gracq ne verra ni la Crimée, ni l’URSS, ni la Russie d’ailleurs : même après la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’URSS, il ne semble pas avoir réitéré sa demande. Il voyagera pourtant beaucoup, un peu partout en Europe (Belgique, Hollande, Allemagne, Suisse, Portugal, Espagne, Italie, Scandinavie), ainsi qu’aux États-Unis : n’oublions pas qu’il a été visiting professor à l’université de Madison, Wisconsin.

Or, la Russie, la littérature russe – la première telle qu’il l’a fantasmée, faute de l’arpenter, la seconde telle qu’elle est revenue sous sa plume, ont fécondé comme nul autre imaginaire les pages de Liberté grande et du Rivage des Syrtes.

Cet exemple de Julien Gracq gardant la Russie à distance, la tenant en joue, baïonnette de sa plume affûtée – cet exemple de Julien Gracq recréant la Russie sous les couleurs de l’imagination souvenante, couleurs des lectures adolescentes, couleurs de « l’aurore de l’imagination » 2 – cet exemple devrait suffire à invalider les postulats du manifeste de la littérature-monde. Cet exemple devrait suffire à prendre ce manifeste pour ce qu’il est : une vessie qui se rêvait lanterne, gonflée d’esbroufe et qui n’a pas fini de dégorger son fiel plus pamphlétaire que manifeste 3 . Si Julien Gracq a été « interdit de séjour » en Russie, cet interdit a fonctionné comme un formidable aiguillon pour l’écriture ; la « poussière des routes », « le frisson du dehors », le « regard croisé d’inconnus » n’ont jamais servi de combustible ici, ni même la couleur locale de précipité – l’écriture au sens pur s’est tout entière tendue vers l’aube incandescente d’un horizon défendu, livresque et rêvé. Rêvé parce que livresque. Si bien que la couleur qu’il faudrait ici chercher, comme la couleur jaune de Flaubert, n’a de local que le grain duveté de la page, du mot, du son : le soufre qu’elle contient, c’est à l’imagination, à l’imagination seule, dont le drapeau d’aurore veille sur ces Syrtes d’épopée, sur ce véritable Kamtchatka littéraire, de s’y frotter.

III

La littérature-monde, on le sait, est un miroir aux alouettes. Miroir encore tout incrusté du souvenir d’expressions qui en ont en partie préparé – amalgamé – le tain : je veux parler du sentiment géographique, du génie des lieux, du vrai lieu, de l’usage du monde, du monde ouvert, de la plante humaine, tant d’expressions qui ont fait florès et qui ont eu en commun de vouloir formuler un acquiescement, un sentiment d’accord ou de retrouvailles entre l’homme et son environnement, l’écrivain et le monde. Toutes ces expressions sont autant de clés de sol portées sur la partition d’œuvres majeures de la littérature française et francophone du vingtième siècle, seulement ces clés, bien examinées, font prendre chacune aux auteurs qui les ont forgées le risque d’apparaître en 2010, face au monde tel qu’il est, tel qu’il est devenu, comme des prophètes, des illuminés partis sur des chemins ne menant nulle part.

Il serait peut-être utile aujourd’hui, afin de garder les yeux grands ouverts, afin de ne pas tournoyer sans relâche autour de l’épouvantail de l’écrivain-voyageur et de ne pas finir au pied des remparts de Saint-Malo, la barbe gorgée d’iode et de sel marin, la plume corsaire et l’invective facile, d’analyser chacune de ces expressions, d’en cerner les contours, de lui faire passer en quelque sorte, si la chose était possible, un test de vérification philosophique et poétique.

Prenons l’expression qui nous intéresse ici, celle de plante humaine. La métaphore apparaît pour la première fois en février 1951 dans « La sieste en Flandre hollandaise » 4 , un des poèmes en prose qui composent le recueil La Terre Habitable ; l’idée revient, s’énonce, prends corps en 1960 dans une conférence faite à l’Ecole Normale Supérieure, « Pourquoi la littérature respire mal » 5  ; entre-temps elle a été illustrée dans le RdS par la figure emblématique de Marino ; son ultime apparition 6 , son dernier dialogue avec Aldo, sa « disparition sans traces », fantastique, dans la lagune, qui clôt l’avant-dernier chapitre du roman, tout cela fait du vieux capitaine une sorte de pierre plante humaine, mi végétale mi minérale, entre la stèle et l’algue, fantomatique, amphibie. Marino est le génie, la mère au sens goethéen, l’esprit chthonien, la mémoire du rivage des Syrtes. En cela bien sûr il s’oppose point par point à Aldo, qui est tout entier regard, énergie, parole, mouvement, force qui vit et qui va. Marino est de tous les personnages de Julien Gracq une des figures les plus tolstoïennes ; figure résignée, figure hiératique dans sa résignation, comme ces personnages qui, une fois débarrassés de leurs oripeaux respectifs de maîtres ou de valets, peuvent désirer de mourir nus dans la neige tant ils sont las de vivre, tant ils rêvent d’épouser la terre, de faire partie du paysage, de se laisser traverser par le paysage. Or, cette idée de plante humaine, Gracq ne cache pas qu’il la doit à Tolstoï 7 , dont il a été un grand lecteur ; à ce Tolstoï qui pouvait enchâsser tout un roman historique dans une allégorie florale : l’idée d’écrire Hadji Mourat en 1903 serait née à la vue d’une bardane – d’une bardane tatare 8 , nous précise le narrateur – arrachée dans le fossé d’un champ fraîchement labouré.

La plante humaine de Tolstoï a des racines ; sa bardane tatare, qui rappelle le chardon d’Écosse, est au champ labouré ce qu’à la Russie est la Tchétchénie ; qui s’y frotte s’y pique ; qui veut l’écraser se blesse ; qui la déracine la voit repousser plus loin ; elle a résisté par le passé 9 , elle résiste encore à l’aube d’un siècle qui voit mourir Tchekhov, l’Empire, Tolstoï lui-même, et ce dernier, voyant s’il en est, devine qu’elle résistera longtemps à l’avenir.

La plante humaine de Gracq est toute différente. Julien Gracq connaissait-il le mot de Gide à propos des Déracinés de Barrès ? « J’ai toujours dit qu’il était dommage pour Barrès d’avoir la botanique contre lui. Comme si l’arbre se restreignait, comme si au contraire il ne cherchait pas instinctivement à étendre ses branches au loin, dans l’espace aérien. C’est un malheur pour les écrivains de tout ignorer des sciences naturelles. » 10 Il est en tout cas probable que le géographe Louis Poirier, même s’il avouait à son grand regret mal s’y connaître en botanique, eût souscrit à l’analyse de Gide. Faut-il ajouter qu’une plante n’a pas forcément de racines terrestres ? Que certaines plantes ont des racines aériennes ? Que quelques gouttes d’eau suffisent à ces beautés rares et grasses, quelques gouttes vaporisées de temps à autre du ciel ou de main d’homme pour assurer leur survie ? Que les mousses et les lichens – végétaux gracquiens par excellence – n’ont pas de racines du tout, mais des rhizoïdes ? Que par un phénomène dit de reviviscence, ces espèces peuvent survivre à l’état déshydraté ?

IV

On m’objectera que le monde imaginaire de Julien Gracq se soucie peu de botanique ; l’ilve bleue – souvenir de la petite fleur bleue de Novalis ? – pousse encore sur un rivage des Syrtes où n’ont pas encore débarqué ces machines qui vous délivrent, contre un jeton glissé dans une fente, « un quartier de tomate en vérité sans défaut » 11 .

Seulement voilà bien le hic : l’ilve existe ; elle n’est certes pas bleue, elle n’a de bleutés que ses reflets, c’est une fougère, woodsia ilvensis, une petite fougère arctique, et son nom, par un mystère propre à la botanique, vient de l’île d’Elbe, alors qu’elle n’y a jamais poussé. Quant au rivage des Syrtes, on sait que son existence est non moins avérée. La côte d’Afrique du nord s’échancre de deux Syrtes : une petite Syrte (Syrtis minor des Anciens) à l’ouest (qu’on appelle aussi le golfe de Gabès, où se situe l’île de Djerba) et une grande Syrte (Syrtis maior) à l’est, laquelle sépare la Tripolitaine de la Cyrénaïque ; et Syrte (Sert ou Surt) est une ville de Libye. Le mot grec syrtis désigne des bancs de sables mouvants, projetés par les vents et les courants sur les côtes ; les navigateurs de l’antiquité les craignaient comme ils craignaient Charybde et Scylla ; le mot « syrte », aujourd’hui ressuyé de notre langue se lisait encore au dix-neuvième siècle sous la plume de Chateaubriand, de Jean Moréas ou de Maurice de Guérin. Tout cela est aujourd’hui bien connu ; on a beaucoup glosé là-dessus ; et de Claude Roy à Yves Lacoste, nombreux sont les auteurs – critiques littéraires, écrivains, historiens, géographes – qui ont tenté de situer ce monde imaginaire, d’amarrer vaille que vaille au monde réel ce rivage surréel.

Surréel, oui, car le propre de l’œuvre de Julien Gracq telle qu’elle s’est constituée sans plan préconçu de la parution d’Au château d’Argol en 1938 à celle du Rivage des Syrtes en 1951, avant le grand infléchissement réaliste qu’annoncera la publication en 1958 d’Un Balcon en forêt, le propre de cette œuvre, oui, a été de creuser dans plusieurs domaines à la fois – poésie en prose, théâtre, critique, roman, ce dernier genre pourtant tenu en haute suspicion – le sillage électrique, bouillonnant et tortueux du bateau-phare André Breton. Montrer la fragilité des frontières entre l’état de veille et l’état de rêve, faire reverdir les mots, faire rebondir la phrase, arracher à leur socle géographique des noms bien réels, donnés pour réels, ce travail de sape, de désorientation, de déracinement de nos certitudes les mieux ancrées – pensons à ce brave « moi » qui s’écroule dès les premières pages de Nadja, pensons à ces objets et ces lieux qui s’égarent et se transfigurent sans cesse dans la prose labyrinthique de Breton – : Julien Gracq a poursuivi l’aventure surréaliste en réenchanteur des noms, des pays, des cartes. Car si les Syrtes existent, Rhages 12 existe ou du moins a existé ; il en va de même pour Sagra qui rappelle fortement la ville de Sagres, au Portugal, où Henri le Navigateur avait établi jadis l’école de navigation portugaise. Quant à Maremma, elle dissimule à peine son emprunt à la Maremme toscane ; loin d’être le signe d’un défaut d’imagination, il faut voir dans le travestissement de ces référents géographiques un dérèglement systématique et raisonné de tous les sens, de tous les points cardinaux, de toutes les cartes.

Le rapport fait de tensions entre réel et imaginaire, pays rêvé et pays remémoré s’avère dans les premières œuvres de Julien Gracq inverse de celui qui régit l’univers d’un Thomas Hardy ou d’un Marcel Proust : Christminster, Combray, Balbec, n’existent pas mais ne bouleversent guère la carte de l’Angleterre, de la Beauce ou de la Normandie ; l’irruption, au détour d’une phrase de Gracq, dans un cadre a priori imaginaire, insituable et intemporel de toponymes et de référents géographiques et historiques réels participe du dérèglement poétique ; de sorte que ce n’est pas le pays qui se cherche un nom mais le nom qui s’invente un ailleurs, un là-bas, un au-delà, un outre pays ; l’invention du monde ne préexiste pas à l’invention du langage ; l’écrivain est d’abord et avant tout un être de langage, un être pétri de mots, qui voyage à travers des noms propres, qui s’enivre au vin vibrant des voyelles ; on est aux antipodes du vent faussement nouveau et naïvement salubre de la littérature-monde, qui ne jure que par le bienheureux réel. Souvenons-nous ce passage du RdS où l’on voit Fabrizio crier « Aldo a inventé le Farghestan ! Aldo a inventé le Far-ghes-tan ! » 13 Examinons la chose de près. Les tirets prennent ici, plus que jamais sous la plume de Gracq, toute leur signification : à l’instant même où le Farghestan vient d’être inventé, la phrase en dévoile le leurre et le présage : le Farghestan est un "Far East", mais il pourrait très bien être un "Far West", puisqu’ici la césure ne respecte en rien l’étymologie qui a sans doute procédé à l’invention du nom ; on sait – et Julien Gracq le savait pertinemment, puisqu’il avait étudié le russe aux Langues’O – que le suffixe stan désigne dans les langues indo-iraniennes et, par voie d’emprunt, dans les langues turques, le pays, la contrée, la région. On retrouve en français ce stan dans le nom de pays turcophones (Kirghizstan, Ouzbékistan, etc.) mais aussi dans celui de pays non-turcophones (Tadjikistan, Hindoustan, Daghestan, Rajastan, Afghanistan). La racine indo-européenne du mot suggère l’idée de campement, l’idée de se tenir debout comme dans le « stare » latin ou le « stand » anglais – idée qui chez Gracq fait surgir immanquablement la figure récurrente, tout à la fois rimbaldienne, baudelairienne et wagnérienne, du phare, de l’observateur, du veilleur, de l’âme sentinelle. Or le second tiret sépare ici le s du t, niant l’idée même d’un lieu situable ; quant au premier tiret, il agrège le g et le h, dont on sait qu’ils peuvent s’équivaloir en étymologie. Plane alors une indécision majeure : nous voici bien quelque part au loin, ni tout à fait à l’est, ni tout à fait à l’ouest. Ce jeu de désorientation – au sens littéral – à l’œuvre dans l’étymologie gracquienne est d’ailleurs annoncé dans les toutes premières pages du roman. « La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna » 14 , nous dit le narrateur, dont on ne sait pas encore qu’il se prénomme Aldo. On conviendra que de la part d’un géographe, placer tête-bêche, aux confins d’un Sud imaginaire, cette Ultima Thulé qui était pour les Anciens la dernière île vers l’extrême-nord, ce geste, ce coup de génie, est un magnifique pied-de-nez, un avertissement subtil lancé au lecteur impatient, avide de clés, soucieux de savoir d’où l’on parle, d’où l’on vient, vers où nous mène toute cette histoire. Dresser la carte du RdS, cet « imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses », selon le mot d’Antoine Blondin, est une tentation à laquelle se sont laissés aller bien des lecteurs imprudents ; or cette entreprise est déjouée d’avance, le texte lui-même la dénonce, dit ce qu’elle a de vain ; s’il existe – chose peu probable – des brouillons de la main de Gracq lui-même, nous n’en verrons probablement jamais la couleur ; contrairement à des auteurs classiques comme Thomas More et Madame de Scudéry, contrairement à ses contemporains Faulkner, Robbe-Grillet, Charyn ou Tolkien, qui ont tous illustré ou fait illustrer les espaces imaginaires ou semi-imaginaires qui servent de cadre à leurs fictions, Julien Gracq s’est bien gardé de nous offrir une carte impossible. À cet impossible nous ne chercherons pas à nous mesurer ; nous ne ferions pas mieux qu’André Ferré, ancien géographe et l’un des premiers exégètes de la Recherche du temps perdu, qui tint coûte que coûte à dresser l’itinéraire du chemin de fer de Balbec 15 . Tous les indices sont ici dans le texte, qui nous défendent ce genre de gauchissement ; et plus on avance dans ce livre tout hérissé de signes, planté de part en part de panneaux non-indicateurs – lesquels sont frappés de toponymes qui font se côtoyer des ruines grecques et romaines, arabes et persanes, turques ou mongoles –, plus on est dérouté, égaré, désorienté, déboussolé.

V

Revenons un instant à l’image de la plante humaine. La plante humaine de Julien Gracq n’a pas de racines mais elle a une mémoire ou plutôt un estomac. C’est une plante souvenante, et qui digère. Si cette plante écrit, nul don au sens métaphysique : non, c’est qu’elle a lu, et Gracq n’a jamais été tenté, comme tant d’autres écrivains, d’expliquer son pourquoi écrire, de disséquer sous nos yeux les éléments de sa photosynthèse littéraire et de nous brandir le secret d’une chlorophylle inimitable. La seule raison qui vaille, et qui cloue toutes les questions sur la lèvre de l’inquisiteur est celle-ci : parce que d’autres ont écrit avant vous. La longue lignée des ancêtres est bien connue, qui va de Chrétien de Troyes et de la matière de Bretagne à son contemporain André Breton, qualifié dans l’essai magistral qui lui fut consacré de « héros de notre temps ». Les critiques ont souvent su déceler et analyser les influences étrangères : on a parlé avec raison du roman noir anglo-saxon, de la philosophie et du romantisme allemand ; Au château d’Argol en est complètement hanté ; Un beau ténébreux en est tout innervé. En revanche on a très peu parlé de la littérature russe. Il suffisait pourtant d’écouter l’auteur lui-même qui avoua en 1970 lors d’un entretien avec Jean-Louis de Rambures : « Le Rivage des Syrtes doit quelque chose non pas au Désert des Tartares, comme on l’a souvent dit (alors que je ne le connaissais pas 16 ), mais au début de La Fille du capitaine, de Pouchkine, début que j’aime beaucoup » 17 . Commencée en 1833, publiée en 1836, La Fille du capitaine occupe une place à part dans la littérature russe : il s’agit du premier roman historique, écrit par Pouchkine sur le modèle de Walter Scott. Le RdS n’est pas à proprement parler un roman historique mais c’est un roman sans cesse aux aguets de l’événement à venir, de la catastrophe mille fois prédite, annoncée, prophétisée ; Aldo l’attentif est pris dans l’œil du cyclone Histoire, laquelle joue ici le rôle de Fatum ; on sait d’ailleurs que Gracq, marqué par sa propre expérience de la drôle de guerre et par la lecture du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler a cherché, selon ses propres dires, à capturer quelque chose comme l’esprit-de-l’histoire 18 . Dans le roman de Pouchkine, si la première date (« 17.. » 19 ) demeure en suspens, on comprend très vite qu’il s’agit de relater, à travers l’histoire de Piotr Andréievitch Grinev et de Marie Ivanovna, l’histoire de l’émeute de Pougatchev qui ravagea dans les années 1773-1775 les confins orientaux de la Russie de Catherine II. Les noms de lieux sont exacts et l’on retrouve Simbirsk, Orenbourg, le Yaïk, les steppes des Kirghiz-Kaissak, toute cette zone charnière de l’Eurasie, entre Oural et Caspienne, où se situent les escarpements des Syrtes russes. Si Julien Gracq s’affranchit du brevet d’authentification livré par Pouchkine à la fin de son roman 20 , il exploite en revanche de nombreux éléments de l’intrigue : le récit au passé indique que ce qui va arriver dans l’espace du livre est déjà arrivé, que l’aventure se rejoue en quelque sorte sous la forme d’un témoignage fictif, dont l’efficace ne tient qu’au fil ingénieusement tendu d’un je narratif et de prime abord anonyme.

C’est la métaphore de la rumeur, du murmure des âges, qui sert à illustrer l’histoire dans les deux romans. Rumeur qui devance les menées subversives de Pougatchev sous la forme d’histoires d’espionnage, de trahisons, de factions perfides. Dans la FdC, la rumeur naît de la solitude, de l’oisiveté, de la mélancolie, de l’ennui propre à la vie de garnison, elle grimpe peu à peu de l’horizon tremblé des steppes et assoiffe le regard et le désir tel un mirage dans le désert. Après avoir décrit les premiers signes avant-coureurs de l’insurrection, Pouchkine nous dit, dans son sixième chapitre : « Bientôt tout le monde parla de Pougatchev » 21 . Rumeur rendue en écho dans le RdS par les murmures de Maremma, les « bruits qui courent dans la ville » 22 , les poussées de fièvre, les marmonnements de Belsenza, les bruits de marée montant de la mer des Syrtes 23 , le prêche vindicatif de la veille de Noël, les souvenirs des guerres passées qu’illustrent les tableaux d’ancêtres de la famille Aldobrandi ; dans les deux romans, c’est par la chasse au sorcières, la traque des boucs émissaires, les interrogatoires de police, le fouet enfin qu’on s’avise de conjurer le malaise, de faire taire la rumeur et de délier les langues tenues pour séditieuses.

La forteresse des Syrtes conserve bien des aspects du fort de Belogorsk : même situation frontalière, même isolement, même alentours steppiques, même tristesse d’épave abandonnée ; sa couleur blanche, qui lui vaut d’apparaître au sixième chapitre comme « un fantôme sous son suaire » 24 est un souvenir probable du « belo » russe. C’est bien le spectre de la mort qui hante cette amirauté désolée. Et dans cette comparaison funeste, il faut lire un présage de la ruine qui menace toute la Seigneurie. « Orsenna est là ! » s’écriera plus tard Aldo devant Marino, « partout où elle a semé sa terre de cimetière » 25 . On croirait entendre un écho des paroles célèbres d’Ivan dans les Frères Karamazov : « je veux voyager en Europe, Aliocha. Je sais que je n’y trouverai qu’un cimetière, mais combien cher ! » 26 L’amirauté, la seigneurie, l’Europe selon Dostoïevski sont des contrées sédentaires, peureuses, moroses, moribondes de vivre recluses dans leur passé légendaire, drapées de leur morgue blafarde ; à ces terres de stèles s’opposent les terres de steppes, les grandes étendues dilatées – Sibérie, désert de Gobi, Sahara, tout ce qui pourrait se reconnaître dans le fantôme du Farghestan.

Le fort de Belogorsk est placé sous l’autorité du paisible capitaine Mironov ; Marino est le nom du capitaine non moins paisible qui commande l’amirauté des Syrtes ; on peut déceler comme une ironie secrète et complice – en hommage à l’ironie de Pouchkine qui donne un nom pacifique à un militaire – dans le passage d’un nom à l’autre, restés voisins via leurs sonorités ; lorsqu’on sait que cette mer des Syrtes est une mer fermée, interdite, défendue, et plus qu’une Méditerranée, plus qu’une mer Rouge ou Noire, plus qu’une Caspienne ou qu’une mer d’Aral, une « vraie mer morte » 27 , léthargique, ses ports ensablés, mais aussi une mer frontière, un espace stagnant tendu de bout en bout par le souvenir des guerres passées et l’imminence de la catastrophe finale – lorsqu’on sait ou plutôt lorsqu’on lit toutes ces indications minutieusement disséminées par l’auteur, le travestissement, dans le nom de celui qui a pour charge de guetter cette frontière, du mir russe (qui signifie le monde et la paix) en mare latin suggère que même sur mer, la paix n’est jamais assurée en ce monde. Celui qui a pour charge de réveiller cette mer et ce monde endormis, Aldo, est un jeune officier envoyé sur le front des Syrtes avec pour charge d’observateur ; selon les traductions, Grinev, le héros de la FdC est soit sergent aux gardes, soit enseigne ; les signes 28 et les regards, dans le RdS, comme les bruits et les noms propres, sont des éléments clés de l’intrigue ; et les commentateurs ont fait observer qu’Aldo, son prénom l’annonce sans ambiguïté, joue de manière symbolique le rôle de porte-enseigne, de porte-étendard de la famille Aldobrandi.

Mais il y a plus, si l’on veut bien poursuivre un peu le chemin que nous a suggéré, via son aveu à Jean-Louis de Rambures, Julien Gracq lui-même. Des procédés communs de mise en suspens de l’intrigue se retrouvent dans les deux romans. Ainsi du dévoilement tant attendu des noms propres. Nomination retardée du héros : la voix narrative de la Fille du Capitaine ne devient Piotr Andréiévitch qu’au cours du troisième chapitre (alors que le prénom de son père nous est connu depuis le début du récit) ; Aldo ne gagne son nom qu’au deuxième chapitre, lorsque le capitaine Marino vient l’arracher à la fascination des signes chamarrés et des syllabes tout exotiques qui courent sur les cartes de la mer des Syrtes 29 . Nomination retardée du danger : dans la FdC, c’est Grinev qui évoque le premier les Bachkirs, le danger venu de l’Est ; à quoi il s’entend répondre « sottises » ou « folies » selon la traduction 30 . C’est qu’il vient de briser un tabou comme Aldo brise un tabou lorsque le premier il prononce le nom du Farghestan : « "Il y a des ports en face de nous. Il y a la côte du Farghestan." Le mot tomba dans un silence de catastrophe » 31 . Aldo est celui qui, réveillant le nom resté tabou, en suscite le danger. Sa parole, d’emblée, s’avère performative. Il est venu pour brandir l’épée, pour rompre la paix fatiguée des Syrtes et s’oppose en cela au très taciturne Marino mais aussi à Belsenza, qui lui murmure à l’oreille, lors de leur entrevue à Maremma : « On ne parlait guère du Farghestan ici, je vous assure. C’était comme s’il n’avait pas existé. Effacé, rayé de la carte (…) On dit très peu : "le Farghestan", ici, autant dire jamais. On dit : "là-bas" » 32 . L’idée, empruntée au roman de Pouchkine, d’une parole qui susciterait à elle seule l’inconnu, l’autre, le danger, est d’ailleurs associée très vite à une image totémique, cette dernière puisée chez Lermontov. Il s’agit de la « voile naissant du vide de la mer. Je cherchais un nom à cette voile désirée. Peut-être l’avais-je déjà trouvé » 33 , nous dit celui qui vient tout juste de se voir attribuer, au sortir de la chambre des cartes, son propre nom et qui inventera bientôt le nom de l’Autre absolu, le nom de l’outre-monde : Far-ghes-tan. Scruter, nommer, agir, telles sont les trois fonctions primordiales du héros gracquien. À travers ces trois fonctions, ce sont les silhouettes des grands héros russes qui se réveillent, comme catalysées par le double filtre du siècle et de la traduction.

Entre-temps, un recueil de poèmes en prose, Liberté grande, où sont nombreuses les références à la Russie, à la littérature russe, a joué, de 1942 à 1946, le rôle d’un vaste champ d’expérimentation poétique ; les dés de l’écriture à venir y sont lancés à tous les vents, on y voit grandir par ondes successives les premiers ricochets de ce style si singulier – et l’on est tenté de penser à Claudel, à cette Connaissance de l’Est qui donne si impérieusement, à un âge encore juvénile, le ton d’une voix, d’une pensée. Dans « Transbaïkalie » 34 , Julien Gracq se livre pour la première fois, une carte de la Russie s’éveillant soudain dans son esprit, à une poésie radieuse du nom propre, à un jeu savant et savoureux de sonorités : Nonni, Kéroulèn et Sélenga sont trois rivières qui coulent aux confins sibéro-mongols. Dans « Les Nuits blanches » 35 , il rend hommage à la ville de Dostoïevski, à la capitale détrônée de la Russie, pays qui apparaît ici dans toute son attrayante ambivalence : aube d’Europe mais aussi fin du monde. Dans les deux poèmes, la vision russe, onirique, flottante, se dégage – se décante – au terme d’un voyage ivre, embrumé, aux quatre coins du planisphère : ce sont d’une part la Mer du Nord et l’Amazone, de l’autre la Méditerranée qui nous font dériver contre toute attente vers le golfe de Finlande ou le lac Baïkal. Chaque fois, le poète-géographe se livre à un jeu de brouillage méthodique des cartes ; les toponymes, décrochés de leurs sites réels, se chevauchent selon les échos chatoyants de leurs syllabes ; la syntaxe se lance dans des embardées folles au gré des sons et des images sur le triste papier glacé de nos atlas ; ici c’est Byzance qui s’ouvre sur les steppes mongoles 36 , là les banquises de la Baltique – la glace sublimant comme chez Rimbaud le marbre – qui charrient les tombes d’un cimetière de l’Ouest 37 . Chaque poème alluvionne dans son lit, tel un fleuve en pleine débâcle, des pans entiers, amalgamés, court-circuités, de paysages métamorphosés sous les instances capricieuses du songe et de la mémoire. Dans « la Barrière de Ross » 38 revient à l’horizon dévasté d’un cap antarctique et via la voix revigorée d’une jeune femme le très romantique motif de la voile blanche ; sonne alors en bout de phrase et comme un avertissement propre à glacer le sang, le nom de ce grand poète russe mort en duel à trente-sept ans : Lermontov. La voile, Parus, qui parut pour la première fois en 1831, est sans doute son poème le plus célèbre. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que Julien Gracq en donna dans sa jeunesse sa propre version :

« Une voile lointaine blanchit

Sur le brouillard azuré de la mer

Que cherche-t-elle dans un pays lointain ?

Qui l’a chassée des bords de sa patrie ?

Hélas, ce n’est pas le bonheur qu’elle cherche

Et ce n’est pas du bonheur qu’elle vient !

Sous elle une bande de clair azur,

Sur elle un rayon de soleil doré ;

Mais elle, troublée, elle cherche la tempête,

Comme si c’était dans la tempête qu’était le repos ! » 39

La voile blanche, qui refait surface chez Lermontov au détour d’Un Héros de notre temps, dans les paroles d’une romance chantée par une jeune fille 40 , est, nous l’avons vu, un des motifs récurrents du RdS. Cette voile blanche reviendra dans des textes ultérieurs. On pourrait lui opposer un autre motif lermontovien, celui du point noir qui grossit à l’horizon 41  ; point noir et voile blanche forment ainsi une paire manichéenne, un yin et un yang, un avers et un revers du même coup d’échec, du même pari misé sur l’horizon mystérieux, sur le pouvoir d’évocation du nom de lieu 42 . Car si le Farghestan, avec son port mythique de Rhages peut scintiller au loin comme la voile blanche espérée, vierge, grosse de possible, comme le but ultime de la traversée, il n’est accessible qu’à condition de vaincre le pouvoir funeste d’attraction d’un point noir, et ce point noir, cet amer, cet écueil, cet « iceberg rocheux » 43 , cette « Cythère morne » 44 n’est autre que Vezzano – l’île initiatique où Aldo doit dompter sa peur et posséder la « grande rose noire » nommée Vanessa, soudain volcanique, faite enfin chair 45 .

VI

Il serait peut-être un brin fastidieux de se livrer ici à un relevé exhaustif de tous les motifs, de toutes les images, qui rendent hommage, dans les premières œuvres de Julien Gracq à la littérature russe ; dans Un beau ténébreux, dans Liberté grande, dans le RdS, les clins d’œil sont nombreux que l’auteur a pris soin d’adresser à Pouchkine, Lermontov, Gogol, Tourguéniev, Dostoïevski, Tolstoï ou Tchekhov. Il est d’ailleurs significatif de noter que la piste russe, par la suite, va s’étioler : dans les écrits fragmentaires de la maturité, elle n’est plus guère discernable sinon par quelques réflexions éparses à propos d’ouvrages de Soljénitsyne, de Nabokov ou de Pasternak. Ce que révèlent les premières préférences, c’est qu’il y a un point de rupture, dans l’histoire croisée de la littérature française et de la littérature russe qu’il faudrait situer quelque part entre Hugo et Mérimée, Tourguéniev et Dostoïevski : un moment de bascule, où ce n’est plus l’écrivain russe qui lorgne vers la littérature française, Dostoïevski qui lit Hugo, le récite, l’adapte et le résume, mais l’écrivain français qui part se ressourcer vers la muse nommée Russie ; c’est Mérimée lancé à l’affût de la couleur locale et des légendes folkloriques ; ce sont Cendrars et Malraux lecteurs fervents de Dostoïevski ; bientôt Aragon pleurera la disparition prématurée de ce Maïakovski auquel il doit tant.

Julien Gracq – né l’année où meurt Tolstoï – voit le jour au moment de ce chassé-croisé ; il vient à l’écriture à l’époque où s’est constitué tout un corpus incontournable de classiques russes. Le Rivage des Syrtes ne se contente pas de s’inspirer des grands romans russes, ni de leur rendre hommage, il porte en soi la nostalgie de cet âge d’or de l’adolescence où lire un roman russe se faisait avec le plus grand sérieux, d’une traite, dans une adhésion sans bornes, jusqu’au dénouement tant attendu. Et c’est sans doute une des nombreuses raisons pour lesquelles le roman doit nécessairement s’achever une fois le décor planté. Une fois le décor planté, c’est au lecteur de s’inventer son roman d’aventures, ou de relire Lermontov, Pouchkine, Tolstoï.

Oui, c’est avec la même ferveur, dans l’attente de la même révélation, que nous lisons souvent, au temps de l’adolescence, les grands romans russes et les beaux livres de Julien Gracq. Avec la même ferveur que nous les relisons. À ce propos, un souvenir. Lorsque je repense à l’impression si profondément magnétisante qu’a produite sur moi la découverte du RdS ; lorsque je repense que trois ans plus tard, à la vue sur un écran de télévision des tours fumantes du World Trade Center, c’est le RdS que je suis allé exhumer sur-le-champ de ma bibliothèque, et relire d’une traite, comme si je pouvais y trouver sinon une explication, du moins quelque chose de l’esprit-de-l’histoire, quelque chose de l’état de désarroi, de l’atmosphère de veillée d’armes dans laquelle l’Amérique et le monde se trouvaient soudain plongés ; lorsque je repense à tout cela, je me dis que l’actualité, le remuement médiatique ont toujours eu sur mon imagination bien peu de poids ; bovarysme ? donquichottisme ? je ne saurais dire, toujours est-il qu’aucun scoop télévisé, aucun article d’aucun journal ne pouvait me peindre avec davantage de nuances ce qui se passait – il me fallait un conte, un récit, une fable où me plonger corps-et-âme et seul un conte de ce type, seul un récit si formidablement fléché pouvait me restituer l’image de ce que je ne parvenais à croire sans me frotter les yeux le plus énergiquement du monde : un siècle s’effondrait, un autre naissait ; le symbole du premier, la très haute tour de guet du capitalisme occidental gisait à terre – Ground zero. Et je songeais, bien sûr, ce jour-là, à l’ère des grandes invasions, à l’ère de la chute de l’Empire romain. Le « limes de l’Islam » 46 avait fait davantage que trembler : il avait volé – au sens propre – et fait voler les symboles phalliques de notre empire en éclat. Mais je sais aujourd’hui que s’en tenir là ne serait pas suffisant. Voire malhonnête. Qui cherche à tout prix dans le RdS des frontières historiques, une géographie binaire et du tiers exclu, serait forcément déçu. Il ne lit pas, il survole, il interprète. Qui prend la peine de lire à la lettre près les pages du RdS, à chaque ligne, en sort désorienté. Julien Gracq nous fait avancer sur un terrain miné de signes ambivalents. Qui veut voir derrière Orsenna, derrière le Farghestan, des images de civilisations réelles, de périodes révolues, s’enlise dans les sables mouvants des Syrtes. Nous avons déjà montré comment les cartes sont méticuleusement brouillées, comment la boussole de nos certitudes s’affole sans relâche à l’approche de la mer des Syrtes. Pour ne prendre qu’un dernier exemple de ces renversements sémantiques, revenons encore une fois sur le cas du mot « syrte ». Julien Gracq ne parle-t-il pas du « nom barbare des Syrtes » 47  ? Or on sait que le nom est d’origine grecque ; il serait dérivé du verbe « sirein », qui signifie entraîner, balayer ; chez un auteur familier d’André Breton, il n’est pas étonnant de voir la langue grecque suggérée comme celle des envahisseurs, des occupants, des barbares. Finalement, c’est l’auteur lui-même qui reprend à son compte la devise de la famille Aldobrandi, « Fines transcendam » 48 .

Si toute littérature, comme le soutenait Kafka dans son Journal est « assaut de la frontière », le RdS met en scène et dramatise cet assaut, prend la maxime kafkaïenne au pied de la lettre. Et c’est cela surtout qui fait de ce livre un parangon des grands romans russes. Avant même qu’elle ne nous revienne bouleversante et véhémente de l’exil ou du Goulag, via les œuvres de Chalamov, de Soljénitsyne, ou d’E. Guinzburg, la littérature russe était d’ores et déjà une littérature des confins, de la marche frontière. La frontière, au sens anglo-saxon de frontier , de front pionnier est un schème structurant de la littérature russe du dix-neuvième siècle 49 . Rien de moins étonnant pour un vaste pays qui ne cessait de s’étendre plus loin vers l’est, pour un vaste pays repoussant continûment ses limites naturelles et reléguant ses populations dans les confins les plus inhospitaliers, pour un vaste pays bicéphale, à cheval sur l’Asie et l’Europe, forcé de lorgner tantôt vers l’Occident, tantôt vers l’Orient. Traversée qu’elle était de détroits, de passes, de limites, entourée qu’elle était d’amers, d’enfers, bientôt de bagnes, la Russie, avant même de devenir l’archipel du Goulag, a longtemps dessiné un immense archipel frontière. Frontière intérieure, frontière mentale, frontière psychologique : celle qui se lit encore de nos jours dans l’extrême diversité des langues, des mœurs, des coutumes, des peuples, des visages ; frontière qui ne tient parfois qu’à la grâce inconnue d’un mot, d’un regard étranger – je pense à ce regard plus ou moins bridé, qui consacre la beauté violente, effarouchée, de tant de Russes. Frontière spirituelle, frontière politique, frontière idéologique : celle qui a longtemps opposé les occidentalistes et les slavophiles, les libéraux et les radicaux, celle qui sépare les générations, coupe l’homme de son frère ou de ses descendants – je pense à Tourguéniev, à son Pères et fils (1862). Frontière dynamique, frontière explosive, frontière militaire : celle des exils, du bagne et des glacis – du Voyage à Arzroum, de Pouchkine (1829) à L’île Sakhaline de Tchekhov (1895), les écrivains russes ont été nombreux à sillonner – volontairement ou non – leur pays d’est en ouest et du nord au sud : on pourrait ainsi retracer toute une cartographie de la littérature russe, avec ses hauts lieux, ses carrefours, ses routes principales, ses fossés et ses voies de traverse – pèlerinages et vagabondages, services militaires et bannissements constitueraient la trame de fond de ces itinéraires. Pouchkine et Lermontov ont servi dans les guerres du Caucase, Tolstoï dans celle de Crimée ; la Sibérie a fait de Dostoïevski un écrivain-limite qui réinvente la littérature contre le bagne, contre les bagnes à venir, et le docteur Tchekhov revient de Sakhaline avec la certitude de s’être acquitté de sa dette envers la médecine – et peut-être même envers la mère patrie. Écrire se fera désormais sans remords. Frontière floue, frontière fantôme, frontière infinie : je veux parler de l’azur frontière de Rimbaud, je veux parler de l’horizon, de l’horizon illimité, qui est, sinon le thème majeur de la littérature russe, celui qui a laissé dans les livres de Gracq l’empreinte la plus évidente. On a repéré sans peine que la question intimidante, le cri pathétique qui retentit dans les dernières lignes du RdS, le fameux « qui vive ? » est emprunté à la fin de Nadja. Mais qui a pris l’habitude de hanter les rayons littérature russe de nos librairies, de nos bibliothèques, l’a entendu résonner maintes fois, ce cri, ce mot de passe. J’ouvre au hasard. La Fille du Capitaine : « Qui va là ? » (p. 207) ; Un Héros de notre temps : « Qui va là ? » (p. 143) ; Hadji Mourat : « Quoi de neuf ? » 50 (p. 11) ; Hadji Mourat encore : « Qui vive ? » (p. 21) ; Hadji Mourat toujours : « Halte ! Qui vive ? » (p. 29). Dans les Âmes mortes, la longue supplication que Gogol adresse à la Russie, au chapitre XI de la première partie, provient du même sentiment de vide éprouvé face à l’horizon démesuré, du même besoin de savoir où donc il y a de la lumière, de la vie, de la présence, de l’être – Gogol dira de l’âme : « Que me veux-tu, Russie ? […] Que présage cet espace sans limite ? […] Pas âme qui vive : tout dort. […] Rien, nulle part : à l’entour, l’immensité déserte, à perte de vue. » 51

Au cours de leurs pérégrinations aux lisières de leur pays natal, chacun de ces auteurs, dans l’ivresse et l’intrépidité de la jeunesse, se porte aux aguets de l’Autre, de l’Ailleurs, fût-il proche, fût-il familier – je pense à la Steppe (1888) de Tchekhov. Le regard, l’oreille, le toucher, la langue s’aiguisent de concert avec la plume ; Tolstoï dans la steppe nogaï interroge les montagnes, Dostoïevski sur les bords de l’Irtych guette les changements de saisons, Pouchkine et Lermontov au Caucase scrutent la forme des nuages et la fumée des volcans, Tchekhov à Sakhaline recense et consigne la moindre crique et la moindre isba, Gorki glane au long de la Volga le sujet de ses récits ; ce n’est peut-être pas le vaste monde qu’ils visitent et décrivent, ce ne sont ni l’Amérique de Chateaubriand, ni les mers tropicales de Melville, ni l’Orient de Nerval et de Flaubert, ce n’est que la vieille Russie, la vieille Russie toujours, ce ne sont que deux pans de continents, Europe, Asie, deux pans de continents rivés vaille que vaille l’un à l’autre, mais voilà bien – à condition bien sûr de prendre ce verbe au sens large – des écrivains qui voyagent. Seulement, ils ne voyagent pas pour écrire ; c’est le voyage qui les révèle à l’écriture, s’ils écrivent c’est pour combattre la solitude, l’ennui, l’impression de ne vivre nulle part, dans un temps qui ne leur appartient plus. S’ils écrivent, enfin, c’est qu’ils ont lu, beaucoup lu. Imaginons un Dostoïevski qui n’aurait pas lu Rousseau, ni Balzac, ni Hugo, ni Schiller ; imaginons un Pouchkine ignorant de Byron et de Walter Scott ; un Tchekhov sans Shakespeare !

« Pas d’écrivains sans insertion dans une chaîne d’écrivains ininterrompue », disait Julien Gracq. Et encore : « Le monde et la bibliothèque font partie à titre égal des éléments auxquels je me réfère, quand j’écris, et je ne ferai jamais preuve d’aucune fausse honte à ce sujet. » 52 Les livres poussent parmi les livres et le véritable terreau qui sert à la plante écrivain d’aliment, ce n’est pas tant la vie, le monde ou le réel que la littérature elle-même. Lorsque Julien Gracq appelait de ses vœux un nouveau souffle, une nouvelle respiration, il ne plaçait pas ses espoirs dans les moyens du voyage mais dans ceux du langage ; s’il invoquait Rimbaud, c’est que Rimbaud, avant le grand voyage, avant le renoncement qui devrait suffire à nos étonnants voyageurs d’avertissement, oui c’est que Rimbaud le contrebandier a exploré comme nul autre les frontières de la langue française – et je veux parler de ses frontières fluides, de ses frontières vives, non des purs glaciers que Mallarmé rêvait de transpercer.

Ce qui m’a ravi d’emblée dans les livres de Julien Gracq – et la première lecture, avant le Rivage des Syrtes, je m’en souviens à présent, c’était les Eaux étroites, récit très bref où le voyage en barque à contre-courant vers les sources de l’Èvre, petit affluent inconnu de la Loire, n’est que l’occasion de remonter la longue chaîne de l’ancre, Alain-Fournier, Nerval, Balzac, Edgar Poe, la Table Ronde – oui, ce qui m’a ravi d’emblée dans ces livres, je crois que c’est un souffle, une respiration, un largo, selon le mot de Richard Millet 53 , une phrase ajourée de tirets, rythmée d’italiques, ailée d’épithètes, un bocage fantastique où les haies, restées vives au sens propre, se lèveraient et s’abaisseraient tels des ponts-levis, dévoileraient ou non des trouées d’azur, l’horizon d’un pré nouveau ; les plus belles phrases de Julien Gracq s’emballent comme le Redoutable à l’approche du Tängri ; à chaque relecture, le sang afflue aux tempes, l’œil se fait vigie, qu’on se souvienne ou non de la fin, c’est toujours avec la même impatience un peu enfantine qu’on attend comment cela va retomber, rebondir, détonner, pétarader, s’envoler. La puissance d’envoûtement de ces livres tient pour l’essentiel à la force d’un style qui se souvient, dans le précipité de son écriture, de l’amplitude et du qui-vive de la parole.

Et je crois que les livres qu’il me plaît le plus de relire aujourd’hui sont ceux de la maturité, ceux du retour non pas au réel, comme on l’a dit, mais à l’horizon quotidien, à l’ordinaire fabuleux ; c’est la banlieue parisienne du Roi Cophetua, c’est la Bretagne de La Presqu’île, c’est Nantes dans La Forme d’une ville ; les frontières entre les genres s’y sont abolies pour de bon ; les cartes, quoique livrées à la fin des volumes, sont restées des cerfs-volants de l’écriture 54  ; les souvenirs des lectures adolescentes n’ont rien perdu de leur éclat ; l’érotisme imprègne l’atmosphère d’attente, se diffuse partout, dans les bossellements de la route, dans les « hanches bougantes de l’air » 55 – l’Y mystérieux des Syrtes rougeoie toujours à l’horizon d’un bocage ou d’une gorge promise.

VII

Avant de prendre congé, une petite anecdote. Mon voyage bouclé, retour d’Ukraine au mois de septembre, je me suis remis à errer, comme j’en ai pris l’habitude, dans nos librairies. Et c’est là, dans une libraire parisienne, au rayon littérature russe, que je tombe sur un livre dont le titre, immédiatement, m’interpelle : Éloge des voyages insensés. Je feuillette cet épais volume de plus de cinq cents pages ; au moment de reposer le livre, un doute, une hésitation, non, est-ce que j’ai vu juste, une nouvelle hallucination, quoi ? Si, si, j’en suis sûr, j’ai vu défiler un nom bizarre, un nom barbare, à moins que… Je balaie alors les pages, et je le retrouve qui se promène de ligne en ligne, ce nom qui a sonné pour moi comme une alarme : Siirts, Siirts, Siirts. Le livre emporté, dévoré dans les jours qui suivent, j’apprends que ces Siirts aujourd’hui disparus vivaient – c’est du moins d’après l’auteur ce que raconteraient les Nénets – dans un monde souterrain, au cœur des Montagnes bleues d’une île de la mer de Barents, située à près de 80° de latitude nord, l’île Kolgouev. Canular ? Parabole ? Légende véridique ? J’avoue que depuis la lecture de Borges, chaque fois qu’il est question d’un peuple, d’un pays, d’un mythe inconnus, des soupçons m’assaillent, je flaire la faribole. Je remue donc incontinent mon dictionnaire, mon encyclopédie, la toile, à la recherche de ces fameux Siirts ; je contacte mes amis russophones et russisants : nulle trace des Siirts. Et si les Siirts n’existaient pas ? Et si cet auteur avait lu Julien Gracq ? Et si c’était là sa manière à lui de s’acquitter, en tant qu’écrivain russe, de sa dette envers celui que fascinait la Russie – mais que l’URSS a laissé sans visa, son rêve de départ inassouvi. Hypothèse sans doute aventureuse, puérile, insensée, et Vassili Golovanov, puisque tel est le nom de l’auteur de cet Éloge, s’il m’était donné de le rencontrer, me soutiendrait peut-être que les Siirts ont bel et bien existé, qu’il n’a jamais entendu parler du Rivage des Syrtes, jamais entendu parler de Julien Gracq. À ce jour je n’ai pas encore la réponse. Je ne sais pas encore si les Siirts ont vécu leur vie souterraine et circumpolaire. Et finalement, peu importe, que les Siirts aient existé ou non, peu importe leur vrai nom, ce qui compte, c’est qu’un homme qui avait perdu la foi dans l’écriture, c’est qu’un homme sur le point de verser dans la folie, se soit pris à rêver sur cartes, et que ces cartes l’aient mené vers un voyage insensé sur le grand chemin de son pays natal, direction la toundra, le Grand Nord, la dernière frontière de l’écoumène, et que parvenu là-bas, il ait adressé autour de lui – à la faune arctique, aux fleurs arctiques, à l’homme arctique – cette question qui est le mot de passe, le sésame-ouvre-toi de la littérature russe : qui vive ?

Je sais qu’on m’objectera que Golovanov a récemment honoré le festival des étonnants voyageurs, qu’il a fait escale à Saint-Malo. Mais je crois qu’il ne faut voir là qu’un malentendu. Nos étonnants voyageurs ont beau se rêver littérateurs-monde, je crois que le monde n’entend pas encore très bien leur appel. La faute à un manifeste qui se réclame avec nostalgie d’Aimé Césaire et de Nicolas Bouvier en omettant de signaler ce qu’ils ont apporté à la langue française, en quoi la langue elle-même, influencée par Lautréamont, le surréalisme et Céline, se travaille et se recrée dans le lyrisme véhément du Cahier d’un retour au pays natal, dans l’amertume solaire du Poisson-scorpion.

L’éloge de Golovanov est bien davantage qu’un récit de voyage ; c’est à la fois un grand roman déboussolant et une belle méditation sur nos frontières – toutes nos frontières. Et j’en veux pour preuve cette citation :

« La frontière est un élément à part, doté de fonctions non pas protectrices mais conductrices. Voilà la clef de l’énigme, qui pourrait se révéler salutaire pour l’homme des temps modernes. Si on garde cette clef à l’esprit, il est plus facile d’accepter qu’histoire et mythe sont les parties d’un même monde, que la frontière qui les sépare est mobile et perméable, que l’espace possède des propriétés qui s’ajoutent à ses trois dimensions – il suffit de se retrouver là où éléments et temps se croisent pour comprendre que le temps n’est pas linéaire ; que l’Autre Monde nous guette à l’intérieur ou autour de notre chambre. […] Les Sides qui ont laissé d’eux un souvenir enchanté, ne sont pas autre chose qu’une frontière transparente, singulière, dotée de propriétés particulières, qu’on peut traverser dans les deux sens. Simplement, personne ne prend plus cela au sérieux. C’est à partir de tout ce qui précède que j’ai remis, cet été, au seul homme à qui je pouvais faire confiance, et qui se rendait dans les îles du Grand Nord, à la frontière des éléments, une clochette enchantée. » (p. 505)


  1.  Journal, note du 14 février 1915, in Franz Kafka, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, Pléiade, 1984, p. 383. Trad. Marthe Robert, Claude David & Jean-Pierre Danès.

  2.  Nous empruntons l’expression à Max Brod, à sa postface de 1927 à l’Amérique de Kafka, Gallimard, 1946, p. 364. Traduction d’Alexandre Vialatte.

  3.  Pour une analyse méticuleuse et clairvoyante du fameux manifeste de 2007, voir Camille de Toledo, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, Paris, PUF, 2008.

  4.  Julien Gracq, Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1989, tome I p. 319.

  5.  T. I p. 879.

  6.  T. I p. 784 : « il paraissait faire corps avec le sol », « comme un élément du paysage », « une espèce d’immortalité végétative et hivernale ».

  7.  Notons au passage que Tolstoï est ici invoqué par Gracq contre Dostoïevski, ce Dostoïevski qui est parmi les romanciers russes la référence majeure des contemporains de Gracq, qu’il s’agisse de Camus ou des nouveaux romanciers.

  8.  Léon Tolstoï, Hadji Mourat, Librio, 1995, p. 5-7. Traduction Alexandre V. Soloviev & Georges Haldas. « Когда я подошел ближе, я узнал в кустике такого же "татарина", которого цветок я напрасно сорвал и бросил. »

  9.  L’épisode relaté dans le roman se situe dans les années 1851-52.

  10.  Cité par W. Benjamin in « Conversation avec André Gide », trad. Maurice de Gandillac & Pierre Rusch, Œuvres II, Gallimard, 2000, p. 36.

  11.  Alain Robbe-Grillet, Les gommes, Paris : Minuit, 1953, p. 161. Notons au passage que Robbe-Grillet était ingénieur agronome de formation.

  12.  Pensons à la ville antique de Shahr-e-Rey en Iran, que les Grecs nommaient Rhagai et les Romains Rhagae.

  13.  T. I, p. 607.

  14.  T. I, p. 558.

  15.  A. Ferré, Géographie de Marcel Proust, Paris, Sagittaire, 1939. Les plans esquissés par Proust sont reproduits dans le t. III de la Pléiade, p. 1246, et le plan de Ferré est commenté par Antoine Compagnon, p. 1444 qui note à ce propos : « les noms de lieu de la région de Balbec représentent donc non pas une géographie réaliste et vraisemblable mais un système de noms lâchement régi par la curiosité étymologique ».

  16. La traduction française du Désert des Tartares n’a paru qu’en 1949 ; à cette époque, le RdS, commencé dès 1946, était pratiquement achevé.

  17.  T. II, p. 1191.

  18.  Cf. l’entretien accordé en 1981 à Jean Roudaut : « j’avais en vue une espèce d’esprit-de-l’histoire, détaché de toute localisation et de toute chronologie précise », t. II, p. 1215

  19. « в 17.. году »

  20.  Procédé pourtant repris à l’époque par Camus, pour ne citer qu’un exemple, dans La Peste.

  21.  Alexandre Pouchkine, La fille du capitaine, Paris, Payot, 1929, p. 106. trad. Hippolyte de Witte.

  22.  T. I, p. 758.

  23.  « Un bruit maintenant filtrait dans la pièce, un bruit en même temps feutré et distinct, qui semblait sourdre de partout à la fois, comme la rumeur de la mer éloignée dans les nuits calmes », t. I p. 779.

  24.  « Comme la première neige qui touche d’un doigt plus solennel la cime la plus haute, sa blancheur irréelle la consacrait mystérieusement », t. I, p. 667.

  25.  T. I, p. 791.

  26.  Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Gallimard, 1952, V, 3, p. 324. (Trad. Henri Mongault).

  27.  T. I, p. 561.

  28.  « N’as-tu pas remarqué les Signes ? », demande à la fin du roman le vieux Danielo au jeune Aldo, t. I p. 831. Quant à Marino, il lui dit : « Ton regard […] Un regard qui éveillait trop de choses. Je n’aimais pas ta manière de regarder », t. I, p. 797.

  29.  T. I p. 578.

  30.  Mais le texte original dit « "Пустяки!" », ce qu’il faudrait traduire par « broutilles » ou « ce n’est rien », « du vent », Пуст ой signifiant le vide et Пустыня le désert. Citons le passage en entier : "Я слышал,-- сказал я довольно некстати,-- что на вашу крепость собираются напасть башкирцы".-- "От кого, батюшка, ты изволил это слышать?" -- спросил Иван Кузмич. "Мне так сказывали в Оренбурге",-- отвечал я. "Пустяки! -- сказал комендант.-- / Traduction : « J’ai entendu dire, déclarai-je assez mal à propos, que les Bachkirs avaient l’intention d’attaquer votre fort. – De qui l’as-tu appris ? demanda Ivan Kouzmitch. – On me l’a dit à Orenbourg. – Sottises ! dit le commandant, il y a longtemps que nous n’entendons plus rien. Les Bachkirs sont intimidés et les Kirghiz ont été bien corrigés. Je ne crois pas qu’ils s’enhardissent ; et s’ils le font, je leur en ferai voir tant et si bien qu’ils resteront tranquilles au moins pendant dix ans. », op. cit., p. 62-63.

  31.  T. I p. 590.

  32.  T. I p. 633.

  33.  T. I p. 581.

  34.  T. I p. 272.

  35.  T. I p. 284-285.

  36.  « Les trompettes d’Aïda », t. I p. 287.

  37.  « Paysage », t. I p. 297. Faut-il voir là un nouvel écho de la célèbre métaphore dostoïevskienne ?

  38.  T. I p. 279.

  39.  T. I, p. 1228.

  40.  Mikhaïl Lermontov, Un héros de notre temps, Garnier-Flammarion, édition bilingue, trad. Déborah Lévy-Bertherat, 2003, p. 155.

  41.  Cf. HNT p. 151 « soudain entre les montagnes des vagues apparut un point noir ». Notons que la scène se passe à Taman, au large de la Crimée.

  42.  Notons d’ailleurs que, comme dans les tragédies grecques, la voile blanche se transforme dans le RdS en « voile noire ». Ainsi, dans le chapitre intitulé « Noël », à propos du chant qui s’élève de la foule : « Elle était poignante, cette voix qui reprenait l’étrange et funèbre cantique venu du fond des temps, pareil au claquement d’une voile noire sur cette fête de joie », t. I p. 707.

  43.  T. I p. 680.

  44.  T. I p. 681.

  45.  « "Nous allons à Vezzano." Le nom éveillait en moi des souvenirs tout proches, et je sentis un mouvement de curiosité. Dans mon esprit se levait l’image d’un point noir piqué isolément sur la nappe bleue où j’avais si souvent vogué en esprit dans la chambre des cartes », t. I, p. 677.

  46.  Nous empruntons l’expression à Pierre Michon, qui accorda dans le magazine littéraire n° 465 (juin 2007) consacré à Julien Gracq un entretien intitulé « Une littérature de l’attente ».

  47.  T. I, p. 559. C’est d’ailleurs cette phrase qui nous fait caresser l’idée que Gracq savait peut-être ce que le mot « syrt » pouvait signifier en russe – ou plutôt en langue tatare.

  48.  T. I, p. 596.

  49.  Cf. George Steiner, Tolstoï ou Dostoïevski, Paris, 10/18, 2004.

  50.  À noter qu’ici, le russe redouble le tchétchène « Nié khabar ? »

  51.  Nikolaï Gogol, Les âmes mortes, Paris, Le cherche midi, 2005, p. 306-307. Trad. Anne Coldefy-Faucard. Citons le texte original : « Русь! чего же ты хочешь от меня? какая непостижимая связь таится между нами? Что глядишь ты так, и зачем всё, что ни есть в тебе, обратило на меня полные ожидания очи?.. И еще, полный недоумения, неподвижно стою я, а уже главу осенило грозное облако, тяжелое грядущими дождями, и онемела мысль пред твоим пространством. Что пророчит сей необъятный простор? Здесь ли, в тебе ли не родиться беспредельной мысли, когда ты сама без конца? Здесь ли не быть богатырю, когда есть место, где развернуться и пройтись ему? И грозно объемлет меня могучее пространство, страшною силою отразясь во глубине моей; неестественной властью осветились мои очи: у! какая сверкающая, чудная, незнакомая земле даль! Русь!.. »

  52.  Entretien avec Jean Carrière, t. II p. 1249.

  53.  « La Musique de Nueil », in Le sentiment de la langue, La Table Ronde, Paris, 1993 (2e éd.), p 135-139.

  54.  C’est au début de La Fille du Capitaine que le jeune héros, qui s’ennuie, transforme une carte géographique en cerf-volant. « Il faut vous dire qu’on avait fait venir pour moi de Moscou une carte géographique. Elle était pendue au mur sans usage et me tentait depuis longtemps par la largeur et la bonne qualité de son papier. Je résolus de l’employer à la confection d’un cerf-volant et, profitant du sommeil de Beaupré, me mis à l’œuvre. Mon père entra au moment où j’attachais une queue en torchon au cap de Bonne-Espérance. », FdC, p. 20. « Надобно знать, что для меня выписана была из Москвы географическая карта. Она висела на стене безо всякого употребления и давно соблазняла меня шириной и добротою бумаги. Я решился сделать из нее змей и, пользуясь сном Бопре, принялся за работу. Батюшка вошел в то самое время, как я прилаживал мочальный хвост к Мысу Доброй Надежды. »

  55.  T. II, p. 472.

Ruben Emmanuel
Wormser Gérard masculin
L'appel des Syrts
Ruben Emmanuel
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2010-11-30

La littérature-monde et les écrivains voyageurs, postulant un primat du réel, tendraient à nous faire croire que la littérature se ferait du dehors, ils rêvent une littérature sans frontières, globalisée, de plain pied avec le monde. Manifeste ? Pamphlet ? Appel de sirènes ? Et si la littérature, cette utopie, n'était jamais ailleurs que là où les écrivains se sont hélés, par-delà les frontières géographiques, historiques, linguistiques – dans la bibliothèque, dans la chambre des cartes, là où les Syrts sont un rivage, un piémont, qui sait, un peuple ?

World literature and travel writers, assuming the primacy of reality, tend to make us believe that literature could be made from outside, they dream of a literature without boundaries, globalized, in direct contact with the world. Manifesto? Pamphlet? Sirens' Call ? And if literature, this utopia, was nowhere but in a place where the writers call each other, beyond the geographical, historical, linguistic boundaries – in the library, in the map room, where the Syrts are a shoreline, a piedmont, who knows – a people?

Arts et lettres
Europe
Rimbaud, Arthur (1854-1891)
Malraux, André (1901-1976)
Gide, André (1869-1951)
Millet, Richard (1953-....)
Kafka, Franz (1883-1924)