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Ouverture sur le mono/plurilinguisme

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  • Mots-clés (8)
      • Mot-clésFR Éditeur 322 articles 18 dossiers,  
        322 articles 18 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 8 articles
        8 articles
        Mot-clésFR Éditeur 6 articles
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        Mot-clésFR Éditeur 184 articles 4 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 22 articles
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        Mot-clésFR Éditeur 29 articles 1 dossier,  
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        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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      Texte

      Le fait du langage est « ce qu’il y a de plus étonnant » (θαυμάσιον), dirais-je pour commencer par le mot platonicien du commencement. Ou, avec les mots de Maine de Biran : « fait primitif intime » et fait primitif externe en genèse mutuelle, si j’ose dire, en résonance, en symphyse, en symphonie, que déplie la triple proposition suivante : Je parle ; l’homme est le vivant (ζώον) qui parle - une langue (λογός) ; les hommes parlent en langues « maternelles », diverses, innombrables, hétérogènes. L’expérience du Je-parle est celle de la naissance à soi ; loquor ergo sum. La cogitatio, identiquement loquacité, ou logicité, est le commencement.

      Or ce fait du parler-pour-être, la merveilleuse innéité du langage de ma langue qui m’ouvre à tout ce qui est, le fait onto-logique donc, si on peut dire, me donne à croire en vivant au privilège absolu d’une langue primordiale qui ne peut pas ne pas être la mienne : « c’est naturel » 1 . Immédiatement cette merveille se change en - ou coexiste avec - la stupeur, l’épreuve, la souffrance de l’autre face du même fait, l’étrangeté du donné : la pluralité des langues (des voix, des accents, etc.). Je ne comprends pas ce qui se dit - dans les autres langues. Le « phénomène humain » comme l’appelait Teilhard de Chardin, c’est la coexistence de la paradisiaque « langue du paradis » (Olender), la mienne au paradis de l’enfance, avec l’infernale multiplicité des langues « incompréhensibles ». Pour l’illustrer parmi 100 000 preuves, celle-ci, rapportée par Primo Levi : le déporté mourait de ne pas savoir l’allemand. (On parle sa langue ; on ne sait pas celles des autres).

      La division des humains (et dans les acceptions les plus lourdes, inquiétantes et désespérantes de « division ») est langagière - à jamais. Ce qui veut dire plus radicale que la raciale, l’ethnique, la psychologique, la sociale... L’altérité abyssale hante l’identité. Le même Je est l’autre. Le Je est un autre. L’autre Je est le même. Le même est l’autre... Là encore mille petits faits exemplaires l’attestent : « à l’étranger » on se regroupe toujours et comme par hasard selon l’usage de « la langue maternelle » ; les « supporters » en général sont ceux qui parlent la langue de l’équipe ; l’aise de se retrouver entre homophones abolit les différences sociales même. Enfin et surtout, selon la circonstance géopolitique la haine répartit aussitôt les groupes étrangers ennemis. Par exemple ces temps-ci le « russophone » en pays balte redevient l’ennemi, tout balte qu’il peut être, etc. ; rappelons-nous que la haine de l’autre langue disloque la Belgique.

      Qu’est-ce qui empêche que l’Europe se fasse en une génération par la croissance commune de sa jeunesse ? L’imperméabilité babelienne de ses trente langues, ulcérée par le point d’honneur c’est-à-dire le mépris réciproque des allophones, qui est le « premier mouvement ». J’y reviens tout à l’heure. Ainsi qu’à la question : savoir si une langue hégémonique non européenne (l’anglaise, qui est mondiale) peut faire l’Europe ? ou si quatre langues (la maternelle pour chacun + l’anglaise + l’allemande + l’espagnole) pourraient y parvenir en étant obligatoires (tandis que les adultes ne veulent pas que leurs enfants apprennent quatre langues...).

      Ma considération initiale, touchant la division, division (de) du fait en deux régimes simultanés, antithétiques, irréductibles (désignons-les comme celui du monolinguisme couplé à celui du multilinguisme, inextricablement siamoisés) m’amène à une généralité logique et méthodologique, que je fais fonctionner comme traitement de tout « problème » - et qui, à tout le moins, règne sur ‘ma’ manière de réfléchir.

      D’un trait - que je paraphrase aussitôt : les contraires, dans leurs dyades constitutives, ne sont pas les contradictoires. Les contradictoires affleurent en fourmillement d’apparences (ou phénomènes) ; les contrariétés « principales » i.e. structurantes, demandent à être inventées, construites.

      Le chemin de pensée ou « méthode » conduit (ici comme ailleurs) de l’apprentissage de la diversité (quand un survol descriptif et allusif découvre le fourmillement des aspects) à la contrariété principale (ou aux contrariétés principales, car il n’y en a pas qu’une). Les contradictions sont innombrables et se disposent en oppositions unilatérales (comme dans une conversation quand on dit « tu es pour, je suis contre »). Mais l’opposition diamétrale (où se déploie le diamètre de la question, ainsi mesurée) ne vient pas de nos différences de points de vue. C’est plutôt que la chose dont il s’agit, « ce dont il y va » et qui est en question, se contrarie. Les contraires ne sont pas réductibles en réunion de conciliation par le « tour à tour ». Bien plutôt, la contrariété « principale » irréductible se découvre quand la pensée qui la scrute arrive à la paradoxalité, ou oxymoricité, ou encore « double contrainte ». Chacun des deux pôles de l’adversité requiert d’être traité distinctement, positivement, intégralement. La marque de la vérité tient à l’inconciliabilité des contraires où elle se dispose. Dans le lexique leibnizien : la compossibilité des incompatibles fait l’impossibilité - à l’impossible tout se tient. Dieu s’en arrange dirait Leibniz ; c’est son affaire. Mais ce n’est pas la nôtre (cf. Derrida et la problématique de l’hospitalité). Non que (bien sûr !) une assertion quelconque soit vraie et sa négation aussi ! mais parce qu’une proposition établie avec soin, faisant vérité ou véri-fiable, voit se contreposer en équilibre tout contre elle, non sa négative, mais une autre considération venue de l’expérience, pleinement positive et qui contrarie originalement la première d’une manière que la pensée devait inventer aussi, pour y voir clair.

      Le « phénomène humain » (Teilhard), appelons-le Babel. Tantôt Babel est le nom de la catastrophe ; tantôt celui du trésor en réserve, en ressource ; soit mythe du renversement de l’origine imaginairement « simple » ; soit icône ou enseigne (voire « label ») de l’inestimable et profuse richesse du donné, et de l’avenir, plantureuse et gastronomique. Ah ! les saveurs de nos régions ! Décrire Babel, cette pluralité, hétérogénéité, « hostilité », intraductibilité des langues, c’est voir se déployer et se disposer une complexité « phénoménale » en forme de contradictoires aporétiques (à changer donc en - ou échanger pour - des « contrariétés » principales). Dont j’effleurerai superficiellement deux ou trois aspects.

      Les humains ne s’entendent pas. Et le rêve d’une langue unique, originelle ou à venir (folie linguistique ou utopie humaniste ?), Ursprache ou esperanto, prouve qu’ils ne s’y font pas ! De même, la postulation caractéristique du « rationalisme » de l’âge classique, celle d’un Esprit ou entendement commun substantiellement différent de la langue qu’il parle (plus brièvement : la différence entre la pensée et la parole) soutient cette croyance, sympathique et vaine, que parler la même langue et « dialoguer » permettrait de se comprendre...

      La multiplicité des langues, leur stupéfiant fourmillement, leur in-traductibilité ou impossibilité de passer sans reste d’une langue à une autre, est reçue tantôt comme une fatalité maudite, tantôt comme une richesse inépuisable (et anticipant sur la remarque que je vais faire touchant la pensée par contrariétés, je glisse ceci que la difficulté sera toujours de tenir ensemble ces deux bouts de la chaîne). Tantôt comme le dernier des obstacles insurmontables à une universalité (insurmontable autrement que par la technologie... c’est-à-dire hors de pensée !) ; tantôt comme la ressource de la pensée (cf. par exemple Le dictionnaire des intraduisibles de B. Cassin).

      Pluralité des mondes, pluralité des langues... ce fait, énorme, demande à être approché sous bien des aspects, à être (re)découvert comme une chaîne montagneuse (franchissable ou non ? mais peut-être toute grande chaîne, alpine ou andine, que sais-je, est-elle à la fois infranchissable et franchie ?) par bien des itinéraires. Nulle expédition décisive ici, mais quelques angles ou voies d’approche quant aux différences entre grandes-langues-véhiculaires et idiomes locaux ; ou touchant la revendication des langues régionales ; ou sur la traduction ; sur le rapport entre la politique et la diversité des langues en Europe ; sur l’ « hégémonie » de fait de la langue anglaise, etc. Remarques qui effleurent quelques unes des apories en cause dans la situation babelienne ; elle le font en désordre et discontinûment.

      Multitude des langues

      Mallarmé écrit « les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême (…) ». Comme si une seule langue - et tellement bien faite qu’elle puisse dire à elle seule comme il faut l’être, et tout ce qui est, et la pensée de cet être-là et être-ensemble, parfaite onto-logie, donc - était une fiction concevable en hypothèse...

      A quoi on opposerait : « les langues, parfaites en cela que plusieurs (…) ». Proposition à gloser ainsi : si chacune (i.e. « toute ») est bien faite, alors la pensée humaine (ou, disons, le penser humain en acte) in progress, en cours et en oeuvres et non pas la pensée révélée ou tout entière donnée au commencement d’un coup (comme une phrase étrange de Levi-Strauss a l’air de le supposer en fait anthropologique primordial... ?) peut advenir comme labeur des langues en inter-traductibilité, devenir de leurs transactions inlassables, inachevables, s’accomplissant, se « cumulant » ? Au passage : je remarque que l’axiome ou préjugé c’est que toute langue est bien faite. Autrement dit que toutes les langues « se valent ». Equivalence « politiquement correct » où je reviens dans un instant.

      C’est donc bien alors le paradoxe d’une brutale double commande (double bind) qui condense en « contrariété » la « grande tâche du traducteur » (Benjamin), l’impossible destin de traduire : a) Rien n’est traduisible (« Pouchkine ne passe pas en français ») ; b) Tout est traduisible (il n’y a rien d’autre à faire...). Il ne s’agit pas ici d’une simple balance « d’avantages et d’inconvénients » ; c’est beaucoup plus radical : les « deux moitiés », ou hémisphères, de la vérité double ou dédoublée, énoncés en double-injonction, sont beaucoup plus « énantiomorphiques » que ça ; ou, si j’ose dire, plus « en moebius » que ça - si la bande de Moebius en est une où les faces se tournent le dos pour faire un...

      La singularité et l’unicité consistent dans cette intestine, intrinsèque, coextensive antipodie, antinomie. En bref : la contrariété (principale), qu’un diagramme linéaire, ou à « deux dimensions » ne peut figurer adéquatement. Qu’on le prenne sous tel ou tel angle, cela revient au « même »... c’est-à-dire à un dispositif « tragique », en duellum, dirait Baudelaire, comme l’amour ; que le qualificatif « contrasté » atténue coupablement.

      Dissymétrie, disharmonie, dysmorie, enantiomorphie... le manichéisme infernal de l’être-en-deux (dans une acception non-religieuse de manichéisme bien sûr, il ne s’agit pas de « divin » même si au passage on peut « imaginer » que le polythéisme savait mettre en scène cette diversité-adversité, cette scissiparité perverse polymorphe des « manifestations de l’être » ou « phénomènes »...) est tel qu’on peut se demander dans quel abîme d’invisibilité, d’absconditus, retrait ou réserve de l’être ou divinité, l’hénologie allait chercher son intuition de l’UN...

      Langues véhiculaires et idiomes locaux

      Il y a quelques années à Cotonou, invité à un colloque à programme philosophique mais bien entendu traversé et régi par les enjeux géopolitiques, et comme la discussion en venait à recevoir, ou non, au sein de la pluralité des langues la différence entre « grandes langues véhiculaires » et « idiomes locaux », je soutins l’opportunité d’un critère décisif pour cette distinction elle-même purgée de toute valeur « hiérarchique » (grandes langues vs petites langues...) ; à savoir celui de l’existence ou non de traductions des « littératures étrangères » dans les langues en question (idiomes locaux). Malgré mes précautions soigneuses, la remarque, loin d’être admise, souleva les protestations, et, comme je m’y attendais, fut portée au compte de l’esprit de supériorité colonialiste. Pas question de faire place à un critère qui entérinât ce constat.

      Les littératures protègent les langues. Une belle « œuvre » est une prouesse de langue, et rejoint un « trésor » que veulent conserver-cultiver les autochtones (les co-auteurs, en somme), et de proche en proche, par réputation et traduction tous les autres, c’est-à-dire virtuellement « l’humanité » (idéal de l’Unesco). Mais non pas par curiosité folklorique ou anthropologique générale (musée des arts et des traditions populaires) dans l’air-de-ce-temps « déhiérarchisé » (équivalence générale), mais parce qu’il y va de la pensée humaine en ses œuvres. Les langues n’ont d’ « intérêt » à la fin, au regard d’un jugement dernier « philosophique » (dont la possibilité et la capacité sont mises au compte d’une « subjectivité humaine » universelle en droit et universalisable en fait par « l’enseignement »...) que pour leur contribution (mot faible) à des œuvres maintenant « reconnues », acquises et continûment indispensables (comme les médecines !), comparées, anastomosées (traduites), « interactives », si on peut dire idéalement juxtaposables dans une bibliothèque universelle (Borges - Unesco). Si les nations peuvent s’entendre à ce sujet. Nul « idéalisme » ici, mais une dispute, un conflit s’amplifiant, sur les opérations de l’esprit ; et les « transcendantaux » occidentaux.

      Pour me faire comprendre : il y a deux dispositions foncières, différentes, (ennemies ?) à ce sujet. La première s’appelle la pensée des Phares, pour exemplifier la question avec Baudelaire (étrange premier poème !) : une pensée traditionnelle par et pour les œuvres et les chefs-d’œuvre (offerts à tous). L’Histoire a « choisi », le fait est là : le « meilleur » survit... Ce qui est intéressant (humain), c’est la bibliothèque et le musée qui le gardent (Malraux). Les « langues et cultures » en furent et en sont « les moyens », dirais-je pour faire très vite. L’autre pensée (et c’est précisément la nôtre au 21e siècle, qui n’est pas moderne, mais post ! Attention à cette césure recouverte par l’homonymie dans le peu-à-peu des transitions...), c’est celle du culturel, des multicultures. En dernière analyse ce qui compte pour elle, c’est l’anthropologique « grégarité » (« génie des peuples » ou multitudes), les « cultures » à- conserver-réhabiliter-exposer-promouvoir elles-mêmes... Le culturel, où les « phares » deviennent quelques clignotants publicitaires - Goya, le Prado, l’Espagne touristique -, le réel anthropo-ethno-social ne fait qu’un (« fait corps ») avec le destin démographique de l’humanité en sa survie (9 milliards), l’économie de marché, i.e. la concurrence pacifique des « produits régionaux », tout artefact devenant « produit dérivé » pour la consommation... (des siècles !), dans la paix des peuples en diversité de multitudes (des langues).

      Je ne dis en aucun cas que ces œuvres sont en nombre limité et attribuables dans un tableau d’honneur « olympique » au bilan achevé de l’humanité répartie en langues... Le compte n’est pas fait, ni faisable. « Nos jours ne sont pas comptés ». Je ne dis pas que le « dialecte », où s’entretient quotidiennement et « commercialement » une multitude ou ethnie, est une fois pour toutes un idiome restreint secondaire, non véhiculaire. Mais qu’une langue « idiomatique » a à s’ouvrir aux autres (idéalement à toutes) pour et par la traduction des œuvres « étrangères » : principe d’hospitalité intellectuelle et spirituelle.

      Les « sujets » de tel idiome ou dialecte sont donc relativement isolés, en retrait de ce que l’âge classique appelait le « commerce » des esprits. Brutalement : si je passe mon enfance à m’enfoncer dans « ma langue régionale » - qui souvent ne se parle plus dans ma famille mais que je crois devoir acquérir par patriotisme local (et je rappelle que j’entends par « langue régionale » celle dans laquelle en fait ne se rencontrent pas, pour ma pensée donc, les « grandes choses » qu’ont pensées-œuvrées d’autres langues) -, je ne m’ouvre pas à de grandes possibilités humaines.

      Remarques sur les traductions

      Pour le linguiste (Hagège), Babel, la multilingue, la polyglotte, est un trésor « mondial » de diversité à préserver comme celle des espèces vivantes. Pour l’économiste et le financier, c’est le frein à l’accélération des échanges, le dernier obstacle irrémédiable à l’instantanéité des transactions « en temps réel », à la paix éternelle du Marché et de la Bourse. Le mondial n’est pas l’universel, la mondialisation n’est pas l’universalisation...

      Considérons maintenant l’opération, l’activité et le métier de « traduire ». Qu’en est-il du traduire aujourd’hui ? C’est un phénomène double (voire : dédoublé contradictoirement en lui-même), et n’en saisir qu’un aspect serait une myopie.

      En effet il y a deux Babel, deux manifestations de Babel ou de la pluralité des langues-mondes et donc deux traduire.

      - L’un vise la réduction instantanée de la différence. La traduction simultanée des professionnels de l’interprétariat (soit 99 % des « traductions » en cours) abolit l’hétérogénéité des langues, le ne-pas-s’entendre, dans l’éther d’un même (la signification pratique), dans, et au profit de l’économie mondiale ou « marché ».

      - L’autre cultive, et multiplie (postérité abrahamique...) la richesse de Babel, la diversité des langues. La traduction littéraire (c’est-à-dire l’audition réciproque des littératures), loin de « faire oublier » l’épreuve de l’étranger (Antoine Berman) préserve, soigne, l’altérité irréductible des idiomes, et recreuse l’abîme qui les relie (voisiner par l’abîme - Heidegger) et en particulier (par) leurs poèmes : « hermétiques » en ceci que l’autre ne peut les entendre.

      Or qu’en est-il aujourd’hui de la poésie dans l’ambiance culturelle (des « échanges culturels ») ? La poésie entendue au sens traditionnel (par exemple « Poésie, ô trésor, perle de la pensée » - Vigny) ne pourrait jouer un rôle « civilisationnel », fondamental ( où Hölderlin disait dans Hyperion qu’elle était « l’institutrice de l’humanité ») sinon à une profondeur radicale, ou, dans les termes encore de Rimbaud, comme « future vigueur ». C’est-à-dire, selon toute probabilité, plus jamais. Car elle ne compte pas, dans les grandes mutations en cours, à l’échelle « culturelle » dans le phénomène social total et mondial, économico-socio-politique (citation du journal de Canton). Autre manière de dire : elle est « emportée » dans le phénomène culturel, bien plutôt qu’elle ne l’emporte. Elle y est comme une manifestation culturelle parmi d’autres, et même comme le marqueur (le voyant, la mesure) de la mutation qui emporte l’intelligence humaine hors du logos. Ou pourrait-elle compter dans l’anthropomorphose, le devenir des sociétés, par exemple en résistant dans (et contre) ce que Heidegger appelait « la dévastation et l’attente ? ». C’est-à-dire jouer comme une force d’emportement ailleurs dans la translatio en cours, si celle-ci était transculturelle comme une modalité du trans, de la transcendance donc (dans un sens ni religieux ni métaphysique) si l’âge culturel ne devait être qu’une transition et qu’il dépendît de la pensée humaine vernaculaire de conduire cette trans-formation... ? Il ne semble pas.

      Remarques sur la francophonie

      Parmi les questions que soulève la complexité problématique de la francophonie, il y a celles qu’elle recouvre parce que leur mise en jeu explicite perturbe aussitôt l’ambiance de la correction politique. Ces enjeux sont ceux de forces affrontées « sourdement » dont l’adversité préfère une stratégie clandestine. Je soulève ce couvercle - et, pour aller vite, par un exemple.

      Lors d’une rencontre à Alger il y a deux ou trois ans, j’entendis cette formulation : « Albert Camus, écrivain algérien, d’expression française... ». Mesurer la fausseté de telle formule, et examiner pourquoi la fausseté tend à devenir correcte, c’est ce que je me propose ici, dans un exercice de parler plus vrai, c’est-à-dire de chercher à disputer le plus clairement les thèses antagonistes d’un combat en cours.

      Albert Camus « écrivain » ? Incontestablement. « Algérien » ? Commence alors l’équivoque, une contagion d’homonymies et d’anachronismes. Chacun sait que la terre géographiquement et anthropologiquement algérienne consistait en ce temps-là en trois départements français. La mention « algérien » pour Camus entame un faux semblant historique. S’agit-il d’un droit du sol et d’une « nationalité » rétroactive ? C’est à peu près aussi insignifiant que de déclarer Saint Augustin écrivain algérien. L’enjeu devient encore plus clair avec l’œuvre de Jacques Derrida qu’un récent colloque algérois rapatriait à sa ville de naissance.

      Par sa vie et son œuvre, Albert Camus aura été, et donc est, un écrivain français. Quel est le sens de la formule examinée ? Elle est elle-même l’expression de l’idéologie culturelle dont la mondialisation achève d’installer l’hégémonie. En âge culturel, tout est « valeur » et la valeur (dans ce cas celle de grand-écrivain, politiquement exploitable) est la manifestation phénotypique d’un génotype, c’est-à-dire (en langage du 19e siècle cette fois) d’une innéité patrimonialisable : théorie « génique » ethnique, donc raciale, emportée dans la grande métaphoricité scientiste dominante de l’ADN. Et parmi les implications qu’une analyse ou « déconstruction », beaucoup plus fouillée, aurait à expliciter, il y a celle-ci : un artiste est un gêne (jadis un génie) qui « traduit » son « patrimoine » en choisissant (cette fois, c’est la liberté sartrienne) ses moyens d’expression : Camus, algérien par le lieu de naissance et d’adolescence, a choisi de « s’exprimer » en français. Il aurait pu le faire en berbère, en turc, en langue d’oc, ou pourquoi pas en anglais - mais (chance pour le nord de la Méditerranée, malchance pour le sud) ce fut en français !

      Car entre-temps (passage du moderne au post-moderne et du crayon à l’ordinateur) toute langue, et le « langage humain » en général, est devenue un medium parmi d’autres, un « support » facultatif. Albert Camus aurait pu « choisir » la BD, la danse ou la pâte à modeler, mais il a exprimé son génique en langue française... Cependant, politiquement, puisque les Nations s’affrontent maintenant en se concurrençant sur le Grand Marché libéral des produits archétypes ou images de marque, il est un algérien, dont la valeur devrait être portée au compte du crédit du trésor génotypique Algérie.

      Résister à cette immense opération anachroniste qui fait le fond du « phénomène social total » (Mauss) appelé mondialisation culturelle, idéologie où toute valeur en tant qu’expression d’un patrimoine s’offre au même titre que n’importe quelle autre à la demande consommatoire (développement, exploitation ou comme on voudra dire), est-ce réactionnaire ?

      Mais voici un autre aspect, connexe : celui où l’hégémonie de la sphère anglo-américaine worldwide est en jeu. Il est capital pour elle que le produit « français », pseudonymisé « hexagonal », soit en même temps reconnu et minoré. Aux marges de l’Empire il y a de la sonorité franco-phonique (en langues et littératures), caraïbe, québécoise, océanique, africaine. Elle doit être acceptée, mise à sa place, traitée. Faire entrer dans la francophonie « l’exception française », de cette grande littérature mondiale dont les œuvres philosophiques récentes exercent encore une influence disproportionnée (en particulier sur le campus américain pourtant mondialisé...), c’est impératif. Lui faire sa place parmi les african studies, et pourquoi pas quand il s’agit de Foucault les gay and lesbian studies, est stratégiquement décisif. A moins d’être bien naïf, il vaut mieux prendre cet « aperçu » en compte dans la discussion sur la francophonie.

      * * *

      Finalement la grande question est celle de la hiérarchie. Peut-il y avoir de la valeur sans hiérarchie ; peut-il être question du vrai, du bon, du beau (les « transcendantaux » médiévaux) sans faux, pire, laid, ou sans plus-vrai, meilleur, plus-beau ? Le tout-se-vaut dans le gigantesque compotier des opinions et des goûts ouvre à l’infini et menace la valeur, c’est-à-dire l’évaluation, le marché même. C’est pourtant ce dont « le monde » est devenu la question. La « destruction de la Métaphysique », titanesque entreprise heideggérienne qui ouvre la dernière modernité, « déconstruit » la hiérarchie puisque celle-ci est métaphysique, et décentre tous les centrismes, égalise « tout ». Comment donc maintenir une transcendance non métaphysique ni religieuse, c’est la responsabilité qui nous incombe.

      En attendant, reconnaître l’antériorité et la prépondérance, non de la langue dans ses parlers vivants, mais de la littérature et de ses « chefs-d’œuvre », c’est-à-dire en l’occurrence de la pensée historiquement française et non rétroactivement « francophone », et ce, quels que puissent être les talents présents et futurs dans des aires francophones (parmi lesquelles il faut encore distinguer celles où le vernaculaire est français, comme en Vaud, Québec, Wallonie ou La Réunion, etc., et celles où le français est « largement pratiqué », ou « une deuxième langue ») est un de ces enjeux en tensions sourdes à quoi j’ai fait allusion. « Concrètement », comme on aime dire, cela donne : Montaigne (gascon) et Rousseau (genevois), ou Molière (écrivain lutécien d’expression française) et Michaux (belge), continuez l’exercice... ne valent-il pas mieux à étudier partout, c’est-à-dire même chez ceux que je vais dire, que le jeune romancier gabonais, la plaquettiste martiniquaise ou le nouvelliste québécois débutant... C’est ce qu’il est devenu incorrect de mettre en débat.

      Il y va de la différence entre culture et culturel ; c’est-à-dire en définitive entre le relativisme des opinions et une préférence objectivable. A chacun sont point de vue, c’est ce que martèle la publicité de la banque HSBC avec une puissance planétaire que n’eut jamais la propagande d’aucun totalitarisme : « moi je préfère les chansons du groupe Hard Rock XY à celles de Victor Hugo ("des rues et des bois") ou à celle de Rimbaud ("de la plus haute tour") ». Il y va de la différence entre étude et journalisme, entre philo-logie et SMS - continuez l’exercice... Si tout est expressivité, et bientôt « corporelle », immédiateté et créativité, que viendraient brider et canon(n)er le logos et sa logique, la langue et son bon usage, la pensée et sa discursivité, sur quel mauvais infini débouche les conquêtes des débouchés ? Le passé court à sa perte. « Nos valeurs, vos valeurs, leurs valeurs... sauve qui peut les valeurs ! » Tout est valeur. Le propre de la valeur est de perdre son crédit.


      1. Il est stupéfiant de relire (par exemple grâce au livre remarquable d’Hélène Merlin-Kajman La langue est-elle fasciste ? Seuil, 2003) les arguments « classiques » (17e et 18e siècles chez les essayistes et les grammairiens « les meilleurs ») soutenant « la supériorité de la langue française », son « universalité » etc. Et on dirait que les sciences humaines (mais peut-être pas encore la « conscience » dite de sens commun partout dans le monde) viennent à peine de quitter cette naïveté de la supériorité de ma langue... Il semble que le fond de l’affaire soit celui de la différence entre penser et parler, croyance indestructible (indéconstructible ?) : car le « français » en tant qu’ « ordre des mots » était censément plus fidèle, plus transparent, plus obéissant, à l’ordre des pensées, ou « idées », et donc des êtres, des « choses » ! Parler français, c’est dans l’ordre des choses...

      Deguy Michel
      Wormser Gérard masculin
      Ouverture sur le mono/plurilinguisme
      Deguy Michel
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2008-09-29

      Ce texte fut prononcé par Michel Deguy à l’Hôtel de Ville de Paris, lors de la soirée d’inauguration du Congrès Eurozine ’Crosswords X Mots-croisés’ qui s’est tenu entre le 26 et le 29 septembre 2008 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. En présence de Ruth Wodak, Clarisse Herrenschmidt, Barbara Cassin, Gérard Wormser, Geert Lovink, Daho Djerbal, Edouard Glissant... le thème discuté et débattu lors du congrès qui réunissait environ 80 éditeurs venus de toute l’Europe était le multilinguisme et le travail en réseau.
      Nous n’avons pu malheureusement publier le texte d’inauguration en son entier dans la version papier du journal du Congrès Crosswords. Nous le publions ici intégralement.

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      Deguy, Michel (1930-....)
      Camus, Albert (1913-1960)
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