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La double vie des écrivains

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Texte

Laurent Bonzon    Bernard Lahire , vous êtes un sociologue spécialisé dans les problématiques de la culture, mais vous avez une manière particulière de regarder les objets du monde social. Comment peut-on définir cette approche ?

Bernard Lahire – J’ai effectivement une manière de regarder le monde social un peu différente de celle qu’on a mise en œuvre jusque-là en sociologie. Ce qui intéresse classiquement le sociologue, ce sont les groupes, les institutions, les mouvements collectifs... Je suis personnellement davantage sensible aux individus et à la variation de leurs comportements en fonction des contextes dans lesquels ils sont amenés à agir. En observant les mêmes individus dans des compartiments différents de leur vie, on se rend assez rapidement compte qu’ils ne sont pas réductibles à une position sociale, un groupe, une catégorie ou une appartenance institutionnelle. Les individus de nos sociétés s’inscrivent dans une multitude d’espaces et je cherche donc à les suivre dans des contextes ou des domaines de pratiques très différents pour voir s’ils sont ou non les mêmes sur toutes les scènes de la vie quotidienne. Par exemple, dans La Culture des individus, j’ai essayé de saisir les pratiques et les préférences culturelles des mêmes individus dans des domaines culturels variés. Il s’agissait de voir si ceux qui vont au musée ont par ailleurs des pratiques culturelles aussi légitimes en matière de musique, de cinéma ou de télévision. Ce qui me passionne c’est d’appréhender la complexité des individus (des patrimoines individuels de dispositions) dans des sociétés hautement différenciées.

Laurent Bonzo n  On comprend alors pourquoi la problématique des écrivains vous a séduit... Ne constituaient-ils pas pour vous un objet d’étude idéal dans la mesure où ce sont justement des personnes qui s’inscrivent dans une multitude d’espaces et occupent des positions différentes à des moments différents de leur vie ?

Bernard Lahire – Oui, mais il m’aura fallu d’abord dépasser tout ce qui fait écran, c’est-à-dire toutes les représentations simplificatrices et partielles qu’on se fait des écrivains réduits à leur activité littéraire ou à leur appartenance au monde littéraire. Une fois ce travail de critique et de décentrement accompli, on se rend compte que l’une des grandes caractéristiques de ceux que l’on appelle les « écrivains », c’est le fait qu’ils mènent, souvent durant toute leur vie, une double vie, et qu’ils passent perpétuellement d’un univers professionnel extra-littéraire à un autre univers, très faiblement professionnalisé, mais qui n’est pas moins important et crucial pour eux : l’univers littéraire.

Laurent Bonzo n  Vous montrez dans votre livre que ces questions ne datent pas d’hier...

Bernard Lahire – Effectivement, on connaît les discussions entre Franz Kafka et son ami et biographe Max Brod sur la question de savoir s’il faut avoir ou non un métier en lien avec l’écriture. Kafka ne le souhaitait pas et pensait qu’il fallait chercher un second métier rémunérateur le plus loin possible de la littérature afin que le travail littéraire soit préservé dans sa pureté. Brod a fini par penser que cela avait été une erreur pour Kafka, et qu’il aurait dû, tout comme lui, être critique littéraire ou journaliste. Au lieu de cela, Kafka a quasiment travaillé toute sa vie durant comme employé à l’Office d’assurances contre les accidents du travail de Prague, écrivant essentiellement durant ses nuits et ses congés.

C’est cela qui m’a intéressé : essayer de comprendre le fonctionnement pluriséculaire de cet univers très particulier qu’on décrit habituellement comme s’il s’agissait d’un groupe comme un autre, alors qu’il est composé de personnes appartenant à des groupes très différents.

Laurent Bonzo n  Il y a les « écrivains enseignants »   les plus nombreux...  , les « écrivains journalistes », les « écrivains médecins », les « écrivains hauts fonctionnaires », il y a aussi, mais plus rarement, des écrivains appartenant aux classes populaires...

Bernard Lahire – Oui, on parle ordinairement « des écrivains », mais cette catégorisation pose problème. Elle cache souvent le fait que, si l’on cadre la photographie de cette manière, on réduit les individus à ce qu’ils sont dans le « champ littéraire », pour parler comme Pierre Bourdieu. Une telle photographie pose problème parce que les individus en question ne sont dans le champ que par intermittence. C’est d’ailleurs pour cela que, plutôt que de parler de « champ » comme Bourdieu, qui désigne par là des univers dont les acteurs sont des membres permanents, rémunérés, je suis amené à parler de « jeu littéraire ». Par ailleurs, les écrivains qui sont tout entiers dans le « jeu littéraire » (ils sont un peu comme des « joueurs professionnels »), ne sont pas toujours les plus légitimes sur le plan littéraire. L’exemple de la poésie est très parlant : depuis longtemps la poésie occupe une position très élevée dans l’univers littéraire, alors qu’aucun poète ne vit de sa plume. Et c’est bien plutôt en faisant une littérature « vendable » ou « commerciale » qu’un écrivain parviendra éventuellement à vivre de sa plume.

Laurent Bonzo n  Ce qui est très frappant à la lecture de votre livre, et notamment dans les portraits d’écrivains, c’est de se rendre compte à quel point les réflexions, les interrogations quotidiennes de l’ensemble des écrivains se ressemblent. Et à quel point aussi chacun pense qu’il vit quelque chose d’unique, d’intime, car l’écriture a à voir avec cette intimité, alors qu’il rencontre les mêmes difficultés et les mêmes contraintes que les autres.

Bernard Lahire – C’est exact, et je tiens beaucoup à cet aspect-là de mon travail. C’est au fond une fonction « sociale » ou « politique » possible de la sociologie, lorsqu’elle est lue, que de donner une vision et un sens du commun, du partagé ou du collectif (et des intérêts collectifs) à des individus qui sont persuadés d’être uniques, singuliers, atypiques et porteurs de problèmes existentiels strictement personnels. Entendons nous bien, la sociologie telle que je la pratique a bien une fonction de connaissance et non de transformation du monde social. Mais je sais aussi que les travaux de la sociologie peuvent avoir des effets non négligeables sur ceux qui sont concernés par ces travaux. Dans leur vie quotidienne, les écrivains ont le sentiment que ce qu’ils vivent dans ce rapport plus ou moins conflictuel entre le « second métier » et la littérature est un problème personnel, une souffrance personnelle... Et c’est vrai qu’il est plus facile aujourd’hui pour des ouvriers que pour des écrivains de parler de leur condition commune. C’est notamment du fait de tout le travail symbolique mené dans le passé par les syndicats et les partis ouvriers. Les ouvriers ont pris conscience de leurs intérêts communs et de leurs souffrances communes.

Laurent Bonzo n  Mais rien de tout cela pour les écrivains...

Bernard Lahire – Non, pour les écrivains, chacun a l’impression de vivre quelque chose de purement personnel. La liste des raisons pour lesquelles ils ont cette impression est longue. Leurs conditions de travail et les propriétés principales de cet univers très peu professionnalisé que constitue le jeu littéraire contribuent à cet état de fait. Sauf que quand on met en parallèle tous ces cas et qu’on travaille aussi sur des grands nombres, on se rend compte qu’il y a des proximités extraordinaires. Mais cela n’a au fond rien d’étonnant : si vous plongez des gens dans des situations assez semblables, vous constaterez qu’ils pensent et ressentent peu ou prou les même choses, vivent quasiment les mêmes expériences, rencontrent des problèmes similaires et souffrent pratiquement des mêmes maux. Là, tout à coup, la sociologie donne la possibilité de se voir comme faisant partie d’un groupe social, d’une communauté de gens qui partagent, au moins du fait de cette double vie, des conditions communes.

Laurent Bonzo n  Et comment se fait-il que les écrivains soient sur ce point si peu organisés collectivement ?

Bernard Lahire – Ce n’est pas tout à fait vrai, puisqu’il y a les écrivains jeunesse qui se sont assez bien organisés à travers la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse. Et ceux-ci ont d’ailleurs parfois des revendications qui ne passent pas très bien dans le milieu du livre... C’est vrai que leurs revendications agacent beaucoup de monde. Mais c’est un cas exemplaire de gens qui savent se défendre, tout particulièrement dans un milieu du livre qui fonctionne selon le principe du : « seul vaut le désintéressement... ». Pierre Bourdieu disait, à juste titre, que les univers culturels prônent « l’intérêt au désintéressement ». Mais cet axiome de base des univers culturels les plus purs ne prédispose malheureusement pas à la défense de ses intérêts économiques et sociaux. Il me paraît assez remarquable que, dans un tel contexte, des auteurs aient pu réussir à imposer des tarifs pour des demi-journées d’intervention dans des écoles ou dans d’autres cadres. Mais leur forte activité collective, ainsi que les agacements qu’ils peuvent provoquer chez d’autres écrivains, ne sont pas sans rapport avec le statut littérairement dominé de la littérature destinée à la jeunesse.

Laurent Bonzo n  Mais quelles sont les spécificités des conditions dans lesquelles vit et travaille l’écrivain ?

Bernard Lahire – Il faut tout d’abord en revenir à la genèse de l’envie d’écrire de la littérature, et notamment sur le fait qu’il n’existe pas de véritables écoles de littérature ni de véritables formations à l’écriture littéraire.

Laurent Bonzo n  Le mot d’« école » fait d’ailleurs souvent bondir et on lui associe régulièrement le repoussoir des ateliers de « creative writing » à l’américaine.

Bernard Lahire – Oui, les écrivains français mettent en avant le risque de standardisation de l’écriture. Pourtant dans le domaine de la sculpture, de la peinture, de la musique ou de la danse, qui sont des univers dont personne n’oserait contester la dimension proprement artistique, l’enseignement est chose courante. Or, tous les sociologues savent qu’une des manières de professionnaliser une activité sociale, c’est d’organiser des formations. C’est donc quelque chose qui n’existe pas dans le domaine de la littérature et qui explique le plus faible sentiment d’appartenir à un groupe. Les écrivains n’en ont pas moins globalement un niveau de diplôme très élevé : 71 % des écrivains ont un niveau de diplôme au minimum égal à Bac + 2, alors que c’est le cas de seulement 17 % des Français dans leur ensemble.

Laurent Bonzo n  Et la position sociale qui va avec ! 64 % de cadres et professions intellectuelles supérieures, c’est un fort pourcentage...

Bernard Lahire – Même si le jeu littéraire reste plus ouvert que d’autres univers à des individus atypiques, puisqu’il ne fixe pas, à la différence des univers scientifiques ou académiques, de conditions scolaires d’entrée, il y a en même temps une très forte sur-représentation des niveaux d’études supérieures situés au-delà de Bac + 3. Le rôle que joue cette formation scolaire dans la genèse des goûts pour la littérature et l’écriture n’est ni connu ni reconnu, et l’écriture est vécue par chacun comme étant liée à une histoire très personnelle, très intime, qui remonte à l’enfance ou à l’adolescence, ou parfois plus tard. Finalement, personne ne se rend compte que, avec ou contre l’école, l’écrivain se fabrique en lien avec cette formation scolaire. L’école (et surtout le lycée et l’université) est l’une des conditions pour que se construisent des personnes qui, à un moment donné, vont avoir envie de lire et d’écrire de la littérature.

Laurent Bonzo n  Malgré cela, les écrivains n’ont très souvent pas le sentiment d’appartenir à un groupe constitué et de partager, avec ce groupe, certaines « conditions de travail »...

Bernard Lahire – Oui, du fait que, la plupart du temps, ils travaillent chez eux par exemple. C’est un critère important car c’est très spécial de travailler chez soi. Ce n’est pas évident de faire la différence entre le familial, l’intime et le professionnel. L’entourage a toujours l’impression que vous êtes disponible. On pourrait dresser la liste des nombreuses conditions que partagent nombre d’écrivains. Ils échangent sur ces sujets lors des rendez-vous comme les salons du livre, mais cela reste informel. Lorsqu’on réalise une grande enquête, la photo fait tout à coup apparaître une réalité beaucoup plus nette parce qu’on distingue très bien la communauté des préoccupations.

Laurent Bonzo n  Mettre au jour l’ensemble de ces conditions, est-ce ce que vous visez lorsque vous envisagez, dans votre livre, de « matérialiser » l’écrivain ?

Bernard Lahire – Oui, on se concentre en général essentiellement sur les œuvres. Je voulais, pour ma part, « matérialiser » leurs créateurs, c’est-à-dire prendre en compte le fait que les écrivains ont des journées de vingt-quatre heures comme tout le monde, qu’ils disposent donc d’un temps limité, entre un travail littéraire, une vie familiale ou tout au moins conjugale, un second métier, etc. En fonction de tout cela, leur travail d’écriture est haché ou régulier, très organisé ou plus ou moins désarticulé. C’est cela « matérialiser les écrivains », comprendre dans quelles conditions matérielles, spatiales et temporelles ils écrivent, dans quelles conditions économiques ils vivent, avec l’idée que ce n’est pas sans lien avec les œuvres qu’ils peuvent créer.

Laurent Bonzo n  Quelles réactions escomptez-vous après la publication de votre livre et des résultats de cette enquête ?

Bernard Lahire – Les réactions seront sans doute assez contrastées : j’espère que beaucoup d’écrivains vont se reconnaître dans l’ouvrage, mais d’autres, qui ont des positions publiques, vont se faire fort de défendre la conception d’une littérature « sans attaches ni racines » par rapport à une sociologie un peu vulgaire qui ramène la littérature à des choses basses. Pourtant ce sont parfois les écrivains eux-mêmes, notamment dans les portraits, qui révèlent les liens les plus intimes entre les conditions matérielles d’écriture et la forme même que peuvent prendre leurs œuvres.

Laurent Bonzo n  Dans le même sens, vous êtes très critique à l’égard du structuralisme, qui a fait de l’autonomie du texte son cheval de bataille, au détriment des conditions de production des œuvres.

Bernard Lahire – Oui, je pense que cette décision très forte d’autonomiser les textes par rapport à leurs auteurs et aux conditions de production des œuvres confère un privilège énorme à l’exégète ou au commentateur de textes par rapport à leurs auteurs. Ce coup de force symbolique qui a consisté à débarrasser l’étude littéraire de la question des auteurs, de leurs expériences sociales et des conditions de leurs créations, me semble avoir des effets de connaissance désastreux. Par ailleurs, cette autonomisation du texte a des effets politiques. Il me semble notamment que la déconnexion entre texte et auteur n’est pas sans lien avec le fait que, du point de vue de l’aide publique, on soutient beaucoup plus la littérature que les écrivains, la poésie que les poètes, les éditeurs et les libraires que ceux qui sont à l’origine de tout le commerce de livres.

Laurent Bonzo n  Et vous pensez que cette tendance est née dans les années du structuralisme roi ?

Bernard Lahire – Je pense qu’il y a un lien tacite mais fort entre des positions très savantes, et apparemment déconnectées des réalités pratiques et politiques, et des formes d’actions publiques. À l’école, on donne à lire aux élèves des textes écrits par des auteurs dont ils sont persuadés qu’ils vivaient de leur « métier » d’écrivain. S’intéresser aux contextes dans lesquels ces textes ont été écrits, c’est prendre en considération les conditions qui ont été celles des écrivains. On n’écrit pas les mêmes textes si l’on est apiculteur en Ardèche ou haut fonctionnaire à Paris... Cela me semble très important de montrer que les conditions matérielles, temporelles, spatiales d’écriture ont des effets sur les œuvres. Le fait, par exemple, que certains auteurs n’ont rien publié pendant dix ans est parfois lié prosaïquement à leurs conditions de vie, qui les ont contraints à se consacrer à d’autres choses qu’à l’écriture.

Laurent Bonzo n  Mais on comprend aussi, à travers ce que vous dites, qu’il est difficile d’inventer des politiques d’aide sur mesure pour les écrivains. Parce que leurs situations sont extrêmement diverses, qu’ils n’ont pas besoin des mêmes types de soutien. Certains souhaitent par exemple faire des activités para-littéraires (ateliers, interventions en milieu scolaire...), d’autres les refusent catégoriquement.

Bernard Lahire – Le rapport aux activités para-littéraires dépend beaucoup de la capacité qu’ont les écrivains à vivre de ce qu’ils écrivent et / ou du second métier qu’ils ont. Beaucoup d’auteurs sont très critiques par rapport aux activités para-littéraires, mais ils n’ont pas toujours le choix économiquement. Les écrivains peuvent hésiter entre multiplier les activités para-littéraires en rapport plus ou moins direct avec leur travail littéraire pour compléter leurs revenus de publication (ce qui n’est pas sans inconvénient du point de vue de l’incertitude de la situation économique, du risque de dispersion et de précarité économique) et exercer un second métier dévoreur de temps, mais qui garantit aussi une structure de vie plus régulière et stable.

Laurent Bonzo n  Il y a aussi tous les écrivains qui se trouvent au bout de ce processus du para-littéraire. Ce ne sont pas des parcours faciles.

Bernard Lahire – Non en effet. J’étudie notamment leur cas dans le chapitre « Précarité et incertitudes » : ce sont souvent des écrivains qui ont fait beaucoup d’ateliers d’écriture et d’interventions, qu’ils ont cumulés de temps à autre avec une bourse, un prix et des à-valoir. Et puis, le cercle vertueux s’est rompu à un moment donné. Il y a aussi les divorces, la vieillesse accompagnée d’éventuels ennuis de santé... Et là, la situation se révèle très précaire. Le moment du passage à la retraite est un moment de vérité douloureux pour toutes celles et ceux qui ont multiplié toute leur vie les petites activités rémunératrices.

Laurent Bonzo n  C’est ce dont on s’aperçoit en lisant votre livre : la précarité. Rien n’est jamais acquis. Un livre qui marche, c’est bien, mais cela ne promet pas le succès pour le prochain. Est-ce que cette situation est nouvelle ? Est-ce que la précarité des écrivains ne fait qu’accompagner la précarité sociale qui s’installe dans la société d’aujourd’hui ?

Bernard Lahire – L’une des premières choses que j’ai apprises en avançant dans ce travail, c’est que la situation faite aux écrivains était structurelle et pluri-séculaire. C’est important de remettre tout ça dans l’histoire. C’est d’ailleurs un des points sur lesquels je suis en désaccord avec Pierre Bourdieu, qui avait l’impression que le marché avait au cours du 19e siècle libéré les acteurs du champ littéraire et accru l’autonomie de ce champ. En réalité, le marché libère d’une certaine dépendance par rapport aux élites qui, autrefois, finançaient la littérature, mais pour en créer une autre vis-à-vis des éditeurs et des lecteurs. Car seuls ceux qui arrivent à vendre correctement et régulièrement leurs œuvres auprès d’un grand nombre de lecteurs peuvent vivre de leur plume. Les autres, ceux qui font de la littérature plus « pure », plus expérimentale, plus érudite ou, dans tous les cas, plus dégagée de la demande immédiate, éprouvent toujours beaucoup de difficultés sur le marché. La bohème littéraire à Paris, en plein 19e siècle, ce sont déjà des auteurs qui n’arrivent pas à vivre de ce qu’ils écrivent !

Laurent Bonzo n  Vous pensez qu’on peut parler d’« exploitation » ?

Bernard Lahire – Celui qui, logiquement, est au cœur du jeu littéraire, est finalement très marginal économiquement et c’est tout de même l’un des grands paradoxes de cette situation. L’auteur est celui à qui on donne 8 % en moyenne sur les ventes alors que, étant donné la nature des produits qu’il vend (des textes), il y a peu de chance qu’il puisse en vendre beaucoup. C’est comme si l’on donnait un pourcentage aussi infime à un peintre pour chaque reproduction d’une œuvre originale qui, comme le manuscrit original d’un écrivain, ne vaudrait rien en tant que telle. Et puis, plus il crée quelque chose de singulier, d’original, moins il a une chance de trouver un public rapidement. Certains même ne le rencontrent jamais, ou seulement après leur mort... 8 % de droits d’auteur, c’est peu. Dès lors qu’on prend conscience du fait que les œuvres littéraires permettent à des éditeurs, à des imprimeurs, à des libraires, etc., de vivre, alors même que leurs créateurs n’y parviennent généralement pas, il n’y a aucune raison de ne pas évoquer une situation d’exploitation. La situation actuelle (avec de faibles droits d’auteur) est le résultat d’un rapport de force qui est extrêmement défavorable aux écrivains.

Laurent Bonzo n  Vous pensez que c’est réellement de l’ordre du rapport de force ?

Bernard Lahire – Oui. Un rapport de force invisible et souvent indétectable, mais bien présent. Il n’y a pas là que des raisons économiques qui seraient incontournables. On sait bien qu’il y a des écrivains qui négocient leurs droits. 15 %, 18 %, et sans doute au-delà parfois, même si cela ne se dit pas toujours. Les écrivains les plus connus parviennent à négocier parce qu’ils pèsent lourd économiquement. En comparaison avec les auteurs pour la jeunesse qui n’ont parfois que 4 à 5 %, on voit bien que c’est une question de rapport entre les différentes forces en présence : éditeurs, distributeurs, libraires, auteurs, imprimeurs...

Laurent Bonzo n  Mais alors, qui peut venir en aide aux écrivains aujourd’hui ? Et comment ?

Bernard Lahire – Il me semble que l’État a une énorme dette vis-à-vis des écrivains. En effet, l’école s’est historiquement saisie de la littérature en jugeant qu’elle était un important moyen de formation des citoyens. Or, elle peut enseigner aujourd’hui des écrivains sacralisés que l’État n’a pourtant pas beaucoup aidés dans le passé. Et il est tout aussi certain que des écrivains peu aidés aujourd’hui, et qui peinent à vivre, seront enseignés dans l’avenir. C’est cette situation qui justifie l’aide de l’État : tant qu’il y aura de l’enseignement de la littérature, l’État devrait se sentir concerné par les conditions de vie des écrivains.

Laurent Bonzo n  Certes, mais comment opérer une aide plus directe et plus immédiate ? On a finalement du mal à inventer d’autres moyens d’aide que les résidences ou les bourses d’aide à l’écriture.

Bernard Lahire – La première chose à dire est qu’il n’y a pas une seule solution, parce qu’il n’y a pas un seul type d’écrivain et pas un seul type de situation : il y a des écrivains en quête de reconnaissance et des écrivains déjà reconnus (et primés), des écrivains avec des seconds métiers stables et d’autres dans des situations plus précaires, des poètes, des dramaturges, des nouvellistes et des romanciers, etc. On ne peut pas avoir de réponse définitive quant à savoir s’il faut freiner ou développer le para-littéraire, les ateliers d’écriture, les interventions, créer davantage de résidences ou de bourses... Dans l’étude que j’ai menée, on voit très bien que, à des moments différents de leur carrière littéraire, les écrivains n’ont pas nécessairement besoin des mêmes aides. Je crois que, si on veut défendre des écrivains aux situations socio-économiques, aux genres et aux styles très différents, il faut maintenir la palette ouverte. Si on privilégie un type d’aide, on privilégie aussi un type d’écrivains, au détriment des autres. Il faut donc, à mon sens, maintenir ou susciter beaucoup de diversité dans les aides.

Laurent Bonzo n  Cette diversité, cette variété des aides, se trouve en résonance avec cette formule quelque peu provocatrice que vous avez au début de votre livre selon laquelle dire « les écrivains », c’est presque un abus de langage...

Bernard Lahire – Je crois qu’il faut effectivement se méfier de cette expression, parce qu’on a l’habitude de parler d’eux comme on parle des « ouvriers », des « chercheurs » ou des « patrons » qui sont rémunérés pour la fonction qu’ils exercent le plus souvent à temps plein... Or c’est bien là que réside le problème ! Considérer que c’est une catégorie comme une autre. Si vous demandez à une personne dans la rue : « Qu’est-ce qu’un écrivain ? », elle vous répondra probablement que c’est quelqu’un qui passe ses journées à écrire et qui vit de son œuvre. Et pourtant cette vision est assez largement fausse ! Il faut affronter le problème collectif pour se rendre compte que la condition la plus largement partagée par les écrivains  qui existe bel et bien, et c’est pour cela que j’ai choisi ce titre, La Condition littéraire , c’est la double vie. Parce que, dans l’immense majorité des cas, les écrivains sont loin de pouvoir vivre de ce qu’ils écrivent.

Entretien avec Bernard Lahire autour de L a Condition littéraire – La double vie des écrivains publié dans Li vr e & Lire septembre et octobre 2006. Livre & Lire est le mensuel de l’actualité du livre en Rhône-Alpes publié par l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation (Arald).

Lahire Bernard
Bonzon Laurent
Wormser Gérard masculin
La double vie des écrivains
Lahire Bernard
Bonzon Laurent
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2006-10-11

On connaît mal les écrivains, qui ils sont, comment ils travaillent et comment ils vivent. C’est ce constat qui a précédé la commande passée en 2003 par la Direction régionale des affaires culturelles de Rhône-Alpes et la Région Rhône-Alpes, à l’initiative de l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation, au sociologue Bernard Lahire : réaliser une enquête sur cette population singulière qui se distingue par sa « double vie » - professionnelle et littéraire. Trois ans plus tard, et après la remise des résultats de l’étude de Bernard Lahire, le sociologue lyonnais publie aux éditions La Découverte un livre qui fait grand bruit : "La Condition littéraire - la double vie des écrivains". Il y étudie, à partir d’une enquête réalisée auprès d’environ cinq cents auteurs vivant en Rhône-Alpes ou ayant de fortes attaches dans cette région, les conditions matérielles d’existence de celles et ceux qui, entre jeu littéraire et vie professionnelle, entre élan créateur et second métier, s’inscrivent dans un monde souvent fait d’incertitudes et parfois de précarité.

Bourdieu, Pierre (1930-2002)