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A l'école, la laïcité, la diversité culturelle et la question identitaire

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A l’école de nos ancêtres...

Je suis devenu instituteur en 1973 cinq ans après Mai 1968. Il était alors de bon ton de railler l’ethnocentrisme de l’école française, d’ironiser sur « nos ancêtres les Gaulois » que plus personne n’enseignait pourtant depuis belle lurette. - Uderzo et Goscinny aidant ? -, il m’a fallu bien des années pour retrouver quelque tendresse - pour ce vieux Vercingétorix et ses chers Gaulois, pour mesurer aussi le rôle que, consciemment ou non, l’école de la République française et ses hussards avaient pu jouer auprès d’autres peuples, notamment en Algérie, dans l’avènement du processus de libération nationale qu’ils engagèrent.

Certains ne s’étaient manifestement jamais départis de cet attachement depuis l’enfance, donnant par la suite de profondes justifications à l’attrait stimulant qu’exerçait sur eux ce peuple magnifié en résistant. « Nos ancêtres les Gaulois, au moins c’était l’affirmation du droit du sol ! » dit ainsi l’historien Philippe Dewitte, rédacteur en chef de la revue Hommes et Migrations.

Ainsi également, Edgar Morin s’en explique t-il en ces termes dans un article paru en 1991 dans Le Monde :

« Fils d’immigré, c’est à l’école et à travers l’histoire de France que s’est effectué en moi un processus d’identification mentale. Je me suis identifié à la personne France, j’ai souffert de ses souffrances historiques, j’ai joui de ses victoires, j’ai adoré ses héros, j’ai assimilé cette substance qui me permettait d’être en elle, à elle, parce qu’elle intégrait à soi non seulement ce qui est divers et étranger, mais ce qui est universel. Dans ce sens, le « nos ancêtres les Gaulois » que l’on a fait ânonner aux petits Africains ne doit pas être vu seulement dans sa stupidité. Ces Gaulois mythiques sont des hommes libres qui résistent à l’invasion romaine, mais qui acceptent la culturisation dans un Empire devenu universaliste après l’édit de Caracalla. Dans la francisation, les enfants reçoivent de bons ancêtres, qui leur parlent de liberté et d’intégration, c’est-à-dire de leur devenir de citoyens français. »

Plus récemment, le 13 octobre 2001, lors d’un débat en Sorbonne dans le cadre des Entretiens Nathan, M. Souleymane Bachir N’Diaye, professeur de philosophie à l’université de Dakar, déclarait de son côté :

« Il est certain que depuis quarante ans, nous n’appartenons plus à la République française. Pourtant, d’une certaine manière, il s’agit toujours de la même école et de la même conception de la République : la France s’est reproduite sur le territoire sénégalais, surtout par son école. Nous ne disons plus « nos ancêtres les Gaulois », mais vous non plus, et je me demande d’ailleurs si quelqu’un l’a jamais véritablement dit. C’est parce que l’école de la République exige que tout le monde reçoive le même enseignement que les Gaulois sont, non pas vos ancêtres, encore moins les miens, mais avant tout les ancêtres des écoliers. »

Zaïr Kedadouche que j’ai connu voici près de vingt ans jeune professeur de collège en Seine-Saint-Denis, a décrit son itinéraire depuis son enfance au bidonville d’Aubervilliers jusqu’aux lambris de la République - il est à présent inspecteur général de l’éducation nationale et membre du Haut Conseil à l’Intégration - dans un livre émouvant au titre évocateur : Zaïr le Gaulois.

... et de la Marseillaise

Dans les années 1970, j’exerçais en qualité d’instituteur suppléant dans les écoles de Belleville, quartier populaire que je n’ai guère quitté durant plus de vingt-cinq ans. En fin d’année scolaire, il m’arrivait de surveiller les épreuves écrites des dernières sessions du certificat d’études. Preuve ultime de ce que nous tenions pour l’irréductible ethnocentrisme de notre culture scolaire, nous continuions à faire chanter La Marseillaise lors d’une épreuve orale. J’eus ainsi à la faire passer à une trentaine de candidats, en juin 1974, dans un grand groupe scolaire de Belleville.

J’avais 21 ans, les candidats entre 14 et 18. Je pratiquais alors plus volontiers d’autres chants que l’hymne national et n’imaginais pas qu’il put en être autrement pour les jeunes gens que j’avais en face de moi. A tour de rôle je les invitais à interpréter une chanson de leur choix, dans la langue qu’ils souhaitaient. A une candidate, de toute évidence d’origine portugaise, je suggérais de chanter un fado ; à un autre, d’origine maghrébine, je soufflais le nom d’un chanteur kabyle puis d’une grande dame de la chanson arabe. De chacun et chacune d’entre eux, j’étais prêt à entendre un morceau choisi de Johnny, voire des Charlots ou de Sheila...Tous, absolument tous, d’abord surpris, gênés, déstabilisés même, finissaient par me proposer d’interpréter...la Marseillaise, le chant qu’ils avaient à présenter et qu’ils avaient préparé pour l’épreuve que visiblement je ne prenais pas au sérieux.

Ce jour là, je pris une leçon et commençais à réaliser que la générosité et l’ouverture n’étaient pas nécessairement là où je l’imaginais a priori.

Bien des années plus tard, conseiller au cabinet de Jack Lang, j’eus à rédiger des réponses à des lettres adressées au ministre, contestant sa décision de réactiver dans nos écoles l’apprentissage de l’hymne national. Certains lui recommandaient de lancer un concours auprès des élèves pour en modifier les paroles jugées par trop guerrières. D’autres, plus radicaux, brandissaient le risque d’exacerber  le « sentiment d’humiliation » des enfants de travailleurs immigrés en les obligeant à apprendre l’hymne de l’ancienne puissance coloniale, à jamais coupable, à leurs yeux, d’avoir exploité leurs pères.

Dans les réponses signées du ministre, je rappelai le contexte particulier dans lequel ce chant révolutionnaire fut composé, son très large impact, de par le monde et à travers le temps, auprès des peuples en quête de liberté - à quel point, en un mot, l’hymne national n’était en rien réductible aux accents nationalistes voire xénophobes que certains s’acharnaient à y déceler.

Mais cela faisait des années déjà que la mauvaise conscience néo-coloniale avait faussé la réflexion et l’action de nombreux responsables, aussi bien dans la sphère politique que dans le domaine pédagogique ou associatif. Ainsi, en 1989, lorsque survint l’affaire dite des foulards.

Du foulard et des signes religieux et politico-religieux dans l’espace scolaire

Dans un dossier de la revue Hommes et Migrations, « Laïcité-Diversité », paru en 1990, je plaidais pour la fermeté sur les principes. Dans un article intitulé « A l’école, l’intégration : rassembler ou différencier ? », je relevai l’extraordinaire distorsion entre la qualité - et la quantité - la fiabilité des informations disponibles d’une part et, d’autre part, les hésitations, les oscillations, l’incertitude voire l’égarement des responsables politiques de l’heure comme de l’opposition d’alors :

« Plusieurs dizaines d’ouvrages récents, fruits de travaux conséquents sur l’islam en France n’y ont rien fait, non plus que toute la littérature sur "l’école et l’immigration", les centaines de colloques, de stages et volumes divers sur "la pédagogie interculturelle" ou "la rencontre des cultures à l’école". On a parlé, à tort, de déficit de connaissance alors qu’il s’est agi bel est bien d’un déficit de réflexion. Le ministère de l’Éducation nationale s’est trouvé comme tétanisé, empêtré dans ses réponses ; et celles-ci, d’atermoiements en vain recours, ont d’abord révélé un paradoxal manque de confiance dans les principes fondateurs de l’école publique et dans la capacité des enseignants à les faire respecter. On était pourtant en droit d’attendre des héritiers de la "force tranquille" de 1981 qu’ils fussent tranquillement fermes en 1989 et se tiennent résolument aux côtés des enseignants qui, à Creil comme à Montfermeil, entendent assumer leur mission. »

Près de dix ans plus tard, dans un texte intitulé « Clarté, fermeté, laïcité », publié dans Libération le 12 novembre 1999, Gaye Petek-Salom, et moi écrivions :

« Tout serait beaucoup plus clair, beaucoup plus simple, si une loi venait préciser la laïcité scolaire, ses exigences et ses modalités d’application. A fortiori à l’heure où tout le monde se réclame de la laïcité mais sans toujours lui donner le même sens ».

Est-il besoin de préciser qu’alors, voici près de quatre ans, pour entendue qu’elle était par une large fraction du monde enseignant, cette position demeurait minoritaire dans le monde politique.

Depuis il y a eu le vote, à une écrasante majorité des députés, le 10 février 2004, et des sénateurs, le 3 mars 2004, de la « loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ».Il y a eu surtout, depuis près d’un an, une intense réflexion, une large discussion dans notre pays, suivies, poursuivies, commentées bien au delà même de nos frontières.

A l’évidence le débat n’est pas clos avec le vote de la loi. Et c’est heureux. Nombre de ceux qui s’y étaient opposé continuent à contester la nécessité d’une loi. Ils le font avec des arguments discutables, au sens propre pour certains - ils appellent discussion - figuré pour d’autres qui nous semblent allier la mauvaise conscience à la mauvaise foi.

Ainsi nous dit-on, l’application intégrale de la loi de 1905 devait suffire à contrecarrer l’offensive actuelle des communautarismes ; nul besoin de loi supplémentaire. On aurait aimé le croire. Le propos, en tout cas, mérite examen. Mais, ajoute-t-on aussi parfois, il faut refuser cette loi en ce qu’elle ne vise en réalité qu’un seul culte : le culte musulman.

Ce dernier argument est à plus d’un titre fallacieux. D’abord parce qu’à procéder par euphémisme, on ne risque pas de résoudre les problèmes. S’il est en effet beaucoup plus question du voile que des signes relatifs à d’autres religions, c’est qu’actuellement le problème se pose essentiellement là. Essentiellement - la simple observation, la vérité obligent à le reconnaître - ce qui ne veut pas dire exclusivement. Ainsi, à l’instar de la commission Stasi, ceux qui réclamaient une loi l’on fait non seulement sans désigner spécifiquement une religion seule, mais souvent en élargissant leur propos aux signes d’appartenance politique.

Enfin, cet argument procède également d’un amalgame des plus sournois. On a souvent dit, notamment après le 11 septembre 2001, qu’il ne fallait pas assimiler l’islam à sa version intégriste, les musulmans au terrorisme. On a eu raison de le dire, de l’écrire. On a raison de vouloir prévenir ce toujours possible amalgame. Mais force est de constater, d’abord, que dans leur immense majorité, nos concitoyens n’ont pas fait cet amalgame ; ensuite qu’on n’a guère prêté attention à l’effectivité de deux autres amalgames, insidieusement ou ouvertement à l’œuvre, ceux-ci.

Insidieux en effet, l’amalgame qui consiste à faire passer une profession de foi intégriste pour un acte de piété musulmane. Il en est ainsi du port du voile islamiste à l’école, du « foulardisme politique, cet intégrisme » ainsi que le qualifie lui même, en une formule incisive, M. Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris. Une littérature abondante a été publiée sur cette question. De l’ensemble des textes disponibles, je voudrais extraire quelques propos récents d’une grande avocate algérienne d’une part et d’autres, plus anciens, de l’un des meilleurs historiens français. La première, Wassila Tamzali, explique :

« Le voile signifie beaucoup de choses, mais ce qu’il signifie le moins, c’est un acte de foi spirituel. La première des raisons pour lesquelles des jeunes femmes le portent aujourd’hui en France est politique, et c’est la plus dangereuse. Ce voile ostentatoire cache des positions idéologiques réactionnaires : contre l’émancipation des femmes, contre la libération des individus, contre les autres cultures. »

Pour sa part, en 1995, l’un de nos grands historiens de l’idée républicaine, Maurice Agulhon, avançait :.

« On ne peut guère contester que le foulard islamique soit devenu aujourd’hui en France l’emblème et le drapeau du système qui sévit à Téhéran et dans quelques autres capitales, ainsi que dans les maquis islamistes d’Égypte et d’Algérie : système à base théocratique intolérante, à procédés violents, et à morale sociale oppressive pour les femmes. En bonne logique républicaine, ce système devrait inspirer le même degré de répulsion qu’inspiraient aux meilleurs éléments de notre peuple, il y a un demi-siècle, les variétés diverses du fascisme. »

En réalité - et ce doit être clair - la République n’a pas de difficulté particulière, à l’école notamment, avec l’Islam. Depuis des décennies, des jeunes gens, singulièrement des jeunes filles, de confession musulmane, sont scolarisés sans que cela pose le moindre problème. Comme pour les autres religions, l’école laïque a toujours eu des égards vis à vis de l’Islam et élèves comme enseignants ou toute autre personne exerçant dans le cadre scolaire sont parfaitement autorisés, par exemple, à s’absenter au moment des principales fêtes religieuses.

A l’inverse, tout oppose la République et son école à l’islamisme comme à tout obscurantisme religieux ou politico-religieux qui prétend ordonner la règle et l’ordre social sur la base d’intérêts particuliers au mépris des valeurs républicaines fondées sur l’intérêt général.

Fallait-il toutefois promulguer une nouvelle loi pour promouvoir ces valeurs, les renforcer, les refonder, les illustrer ? Je le crois en effet. Sans doute avions-nous le choix, voici près de quatorze ans lorsqu’éclata la première affaire de foulards. Nous ne l’avons plus je crois, aujourd’hui.

Sur fond de progression de l’islamisme, la confusion est telle à présent qu’elle appelle fermeté et clarté dans la définition des principes. Seule la fermeté sur les principes - qui n’est précisément pas la fermeture mais au contraire la condition même de l’ouverture et du dialogue - peut permettre la souplesse dans leur application. Au lieu de quoi, au cours de ces quatorze dernières années, nous avons souvent eu à nous plaindre, en matière de laïcité, d’une approche rigoureusement inverse : flou sur les principes, oscillation entre laxisme et autoritarisme dans la pratique.

Clarté et fermeté : tel est, en effet, selon moi, le sens de cette loi au demeurant, non exclusive d’autres initiatives.

Autre amalgame singulièrement odieux et tellement inattendu qu’il n’a pas toujours suscité, à son avènement surtout, la riposte qu’il méritait, celui qui consiste à transposer ici même, en France, les termes  - sous forme de slogans vengeurs et d’actes violents - du conflit israëlo-palestinien.

De nombreuses agressions à caractère anti-juif ont eu lieu ces dernières années dans et aux abords d’établissements scolaires. On y a souvent opposé l’incrédulité pour la simple raison que cette poussée antisémite n’était pas, comme nous y étions habitués, estampillée à l’extrême droite.

Parmi les premiers à réagir, le ministre de l’éducation nationale auprès duquel je travaillais adressait, le 13 octobre 2000, puis le 2 avril 2002, deux lettres à l’ensemble des enseignants, des lycéens, collégiens et écoliers de France condamnant fermement ces actes antisémites comme tout autre acte raciste. Ces lettres devaient être lues et commentées dans de nombreuses classes. La seconde de ces deux lettres est reproduite dans « Les Territoires perdus de la République », ouvrage collectif paru en janvier 2003 aux Éditions des Mille et une nuits, livre-témoignage et constat alarmé de professeurs de l’enseignement secondaire de la région parisienne qui ont vu s’installer une oppression violente, archaïque et raciste parmi leurs élèves.

Il y a peu, dans Libération, Hélène Ahrweiler, ancien Recteur de l’Académie de Paris et cinq prix Nobel français, lançaient à leur tour un appel ou plutôt, comme le surtitrait le quotidien, « un cri d’alarme contre les incidents antisémites qui se multiplient dans les collèges » :

« La portée historique et morale de ces événements récents, qui sont, hélas, symboliques, ne doit pas être atténuée : depuis l’époque de Vichy, nous ne pensions pas qu’en France des enfants juifs puissent être harcelés, de faits interdits d’école et en danger dans l’espace public. Ni le conflit israélo-palestinien, ni les blocages de l’intégration sociale des jeunes issus de l’immigration ambiant ne peuvent expliquer cette terrible régression. Par une vigilance alertée, constante, infaillible, regardons l’antisémitisme bien en face quand il se manifeste. Par une action intransigeante, sanctionnons fermement ces auteurs, et non leurs victimes, qu’il est de notre devoir de protéger.  »

Dans le même esprit, il faut saluer et faire largement connaître le « manifeste de femmes et d’hommes de culture musulmane croyants, agnostiques ou athées, contre la misogynie, l’homophobie et l’antisémitisme » également paru dans Libération sous l’intitulé : « Retrouver la force d’une laïcité vivante ».

« Mais comment se fait-il que nous en soyons-là, que nos éducateurs ne réagissent plus au quart de tour face à de telle situations ? » ne lasse de s’interroger l’ancien recteur de Paris.

Aujourd’hui, alors que plus personne ne peut s’abriter derrière l’excuse de l’ignorance - « Nous ne savions pas ! » - tandis qu’on invoque en permanence la citoyenneté au point d’avoir transmué le substantif « citoyen » en adjectif, sans doute pour mieux le mettre à toutes les sauces et en modifier ainsi la saveur initiale, tandis que « vigilants » et « intelligents » tiennent le haut du pavé, il semble que dans les faits, on ait baissé la garde. De quoi justifier ce vieux proverbe russe qui veut qu’« on ne parle jamais autant de vodka que quand il n’y en a pas ».

Aux temps où la formation des enseignants incluait naturellement une instruction et une réflexion sur la laïcité, celle-ci n’occupait pas la place qu’elle a prise, aujourd’hui, dans le discours et le débat publics.

Sans doute ma génération a-t-elle sa part de responsabilité dans l’état de confusion qui a dominé ces dernières années. Au temps de notre jeunesse folle, nous avons eu tendance, en effet, à tenir les valeurs républicaines pour désuètes, ringardes. A ceux - dont nous étions alors - qui estimeraient la laïcité datée, n’ayons crainte à présent d’affirmer qu’en effet elle fait date.

Aujourd’hui, je ne doute pas de la nécessité d’engager sur ces questions une action de formation d’envergure à l’éducation nationale et sans doute, au-delà, dans l’ensemble de la fonction publique, d’état aussi bien que territoriale. J’appelle de mes vœux une action de formation ambitieuse en la matière et m’efforce, d’ores et déjà, dans la mesure de mes moyens d’y contribuer.

C’était déjà le sens de l’installation, en janvier 2002, du « comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l’école » que j’avais suggéré à Jack Lang de créer au ministère de l’éducation nationale. Composé d’enseignants, de cadres du ministère ou d’autres institutions et de responsables associatifs, ce comité devait donner des avis au ministre de nature à l’éclairer dans ses décisions.

Nous ajoutions :

 « Portant sur l’éthique scolaire républicaine, la réflexion de ce comité inspirera l’élaboration de repères utiles à la formation initiale et continue des enseignants. En installant ce comité, le ministre de l’Éducation nationale réaffirme sa volonté de redonner toute sa valeur à la laïcité, principe intégrateur et de concorde qui permet une approche universelle des différences ».

C’est que nous savions - il ne fallait pas être grand clerc - les problèmes encore devant nous.

En janvier 2002, comme en grande partie présentement, il nous apparaissait nécessaire de redonner force et vigueur à la laïcité, tant il était manifeste qu’on n’avait plus les idées très claires, qu’on ne savait plus toujours très bien à quel saint laïque se vouer. A l’école publique, particulièrement.

Refonder la laïcité, ou le retour aux sources

En plus d’un endroit, il arrive, encore aujourd’hui, qu’on ne sache tout simplement plus quand on peut dire « oui », quand on doit dire « non », tel ce proviseur d’un lycée d’Île de France interrogeant benoîtement, voici quelques années, l’un de ses collègues - un de mes amis personnels - pour qu’il l’aide à apporter la bonne réponse à la question que venait de lui poser une de ses élèves, voilée : « Monsieur le proviseur, pouvez-vous, s’il vous plaît, m’indiquer la direction de la Mecque ? Je dois faire ma prière !... ». Il a fallu que mon ami (il se nomme Ali Arabi et m’a autorisé à rendre publique cette histoire) administre à son collègue un rappel de leur cours d’antan sur la laïcité !

On a également observé, ces dernières années, que des enseignants, heureusement très minoritaires, n’hésitaient plus à sortir de la juste réserve qu’ils se doivent d’observer dans l’espace laïque de la classe et de l’école : l’un d’eux porte kippa dans une école publique ? L’administration est indisposée mais finit par accepter qu’il porte une casquette, plus neutre. Ici, une enseignante, là, une surveillante se présentent dans leur établissement, voilées ; ailleurs un surveillant ne cache pas ses penchants islamistes et dispense insidieusement ses « conseils » à ceux des élèves qu’il ne peut considérer autrement que comme ses « frères » et ses « sœurs ».

Ces dernières années, au nom de la « liberté religieuse » et de la « lutte contre l’intolérance », on a assisté à une véritable surenchère de passages à l’acte et de revendications. Ici, constitution de réfectoires séparés pour élèves de confession musulmane ne mangeant pas de porc, là, demandes d’autorisation permanente d’absence le samedi matin pour élèves de confession juive ou adventistes du septième jour - exigences, il faut bien le dire, parfois satisfaites par manque de courage et de lucidité, quand ce n’est pas par démagogie ou calcul cynique ou, à l’inverse, demandes radicalement et d’entrée de jeu refusées sans une once de dialogue... - ; là encore, interruption de cours pour cause de prière et, à cet effet, demande d’ouverture de salles dans les établissements scolaires...

Il n’est pas rare que la rupture du jeûne du Ramadan se fasse à présent de façon bruyante, délibérément provocatrice, en plein cours ou encore dans une salle de classe attenante à celle où se déroule - on n’ose dire « normalement » - le cours. Il arrive que la liste des enfants ne mangeant pas de porc soit affichée dans le réfectoire d’écoles maternelles et élémentaires ou encore que, voulant bien faire, les cantinières prêtent leur concours à ce repérage au faciès d’un type particulier : « Attends, tu ne manges pas de porc, toi, non ?...Comment t’appelles-tu ? Bensaïd ? C’est bien ce que je dis, tu ne manges pas de porc ! » ou encore : « La table des « musul », c’est là bas ! » (propos authentiques).

En plus d’un établissement scolaire chemine la demande de voir de la viande hallal servie à la cantine. Là où il domine, le courant islamiste s’évertue d’autant plus à organiser la pression auprès des chefs d’établissements et des responsables académiques, qu’il lui arrive de détenir le monopole de l’abattage rituel et de la distribution de viande. A plus d’un titre donc, économique autant qu’idéologique, le marché peut s’avérer juteux ! La réponse qui devrait s’imposer ne fuse pas toujours immédiatement. Ici ou là on se montre prêt à composer.

Dans l’école même que j’ai dirigée six années durant, j’ai vu augmenter sensiblement, au fil des années, les demandes d’absence pour cause de jeûne du ramadan, même pour de très jeunes élèves, jusqu’au jour où nous avons fixé des règles claires, vite admises par tous, notamment les parents d’élèves concernés :

- Nul ne peut-être contraint d’observer ou de ne pas observer les règles de la religion transmise par ses parents.

- Au-dessus des règles religieuses particulières, l’obligation scolaire s’impose à tous.

- Les parents doivent veiller à ne pas ajouter à la fatigabilité des enfants, déjà bien réelle en temps ordinaire de scolarité.

- S’il n’est évidemment pas interdit de parler des fêtes religieuses avec ses camarades, nul ne doit se vanter de ce qu’il fait en la matière, ni contraindre de camarades à pratiquer de même.

Au cours de l’année scolaire 1995-1996, à Paris, dans le vingtième arrondissement, une institutrice faisant le tour du quartier avec ses élèves, souhaite  notamment leur faire visiter l’église de Ménilmontant. Des élèves de confession musulmane refusent d’y entrer sous prétexte qu’il s’agit d’un lieu de culte catholique. Dans un collège voisin, la même année, un professeur d’histoire d’histoire géographie et un professeur d’allemand organisent un séjour à Cologne, en Allemagne, pour des élèves de 5e. En cohérence avec le programme officiel de la classe de 5e qui prévoit l’étude de l’art roman et de l’art gothique, une visite de la cathédrale est annoncée. Des parents de confession juive viennent, juste avant le départ, à même le quai de la gare de l’Est, spécifier aux professeurs qu’en aucun cas leur enfant ne devra entrer dans la cathédrale de Cologne, qu’ils lui interdisent de commettre un tel « péché ».

Dans les deux cas, les enseignants ont dû expliquer qu’ils ne proposaient pas la visite d’une église pour que les élèves y prient, mais pour qu’ils apprécient un aspect non négligeable de la vie des hommes à travers les siècles, et leur capacité, parfois, à bâtir du beau, à côtoyer le sublime.

La question du port de signes religieux ou politico-religieux à l’intérieur des établissements continue, quant à elle, à diviser. Dans la pratique, les réponses peuvent radicalement diverger d’un établissement à un autre, parfois voisins de quelques centaines de mètres. Comment peut-on admettre ces disparités ? Et d’abord, une fois encore, comment en est-on arrivé là ?

La montée des revendications « identitaires » à l’école : comment ? pourquoi ?

La fausse bonne idée de s’en remettre, en 1989, à l’avis du Conseil d’Etat en lieu et place de la décision politique, qui, ici, s’imposait, pour inconséquente qu’elle fut - ou plutôt ravageuse dans ses conséquences - n’est pas seule en cause.

De longue date, à l’Education Nationale, on recommandait tout à la fois de « partir du vécu de l’enfant » et de valoriser les différences culturelles.

Ces orientations, rapidement qualifiées d’interculturelles, ont en l’occurrence brouillé, aux yeux de nombreux enseignants, la salubre distinction entre ce qui se peut dire et travailler dans l’espace public et ce qui ressortit à la sphère privée.

Ainsi, ce qui était jadis proprement inimaginable devient à présent monnaie courante : à l’école élémentaire même, des enseignants, sous couvert d’aborder en classe l’histoire des religions et soucieux de partir du « vécu » de l’enfant, n’hésitent pas à demander à leurs élèves : « Qui, dans la classe est catholique, protestant, juif, musulman ?... levez le doigt ! ». Et de décliner à leur tour, c’est le cas de le dire, leur profession de foi.

A un professeur d’un lycée de banlieue parisienne qui me disait l’année dernière : « Mais si mes élèves me demandent ce que je suis, si je crois en Dieu, quelle est ma religion, je suis bien obligé de leur répondre, je ne peux pas rester indifférent sur mon estrade », j’ai répondu qu’il me semblait que non, rien n’obligeait un professeur à répondre à une telle interpellation, encore moins à descendre de son estrade. Mieux, que son devoir était précisément de réserve, de retenue, de neutralité, d’indifférenciation, de distance, ce qui évidemment n’exclut nullement l’engagement professionnel et la bienveillance envers ses élèves.

Voici quelques années, une institutrice du 18e arrondissement travaillait sur l’identité des élèves, leur demandant d’établir leur arbre généalogique, de renseigner leur propre carte d’identité. Elle comprit la limite de ce type d’exercice en étant confrontée de manière imprévue pour elle, au récit de terribles voire terrifiantes tranches de vie. Avaient-ils envie d’évoquer leur origine, ces enfants cambodgiens ayant fui l’horreur des khmers rouges, se terrant dans la forêt, se nourrissant de racines et de baies qu’ils disputaient aux animaux ? Fallait-il leur demander de se raconter ainsi devant leurs camarades ?

Sans parler des enfants de parents divorcés, de familles mono-parentales et autres situations dont la simple pudeur commande qu’on évite d’en faire mention publiquement et dont la révélation - surtout quand elle est conçue comme un exercice scolaire obligé - indispose tout le monde, à commencer par son narrateur.

Vain et sot projet, celui qui consiste à demander systématiquement aux élèves de se raconter, de définir leur identité.

Ce qu’on appelle communément l’identité d’un individu ne saurait d’ailleurs résider toute entière dans le lieu et les conditions de sa naissance.

Pour importants, pour déterminants sans doute, que soient ces facteurs - et il ne s’agit en aucun cas, ici, de combattre ni même d’ignorer le beau sentiment d’appartenance - on ne saurait résumer ou réduire à eux seuls, la réalité d’un individu tout entier. A fortiori, à l’école où, par définition, la personnalité des individus, leur identité, est en formation, en élaboration.

Langue maternelle, langue nationale, langue de l’école

En 1973, on crée cette disposition singulière entre toutes, les enseignements de langues et cultures d’origine (ELCO). Pris en charge par huit pays d’origine des immigrés dans le cadre d’accord bilatéraux avec la France, initialement conçus dans la perspective du retour des familles immigrées, ces enseignements illustrent à eux seuls toutes les ambiguïtés et contradictions d’une politique spécifique.

Réservés aux seuls enfants ressortissants desdits pays, souvent organisés pendant le temps scolaire et privant ainsi ces élèves d’une partie des activités de leur classe, les ELCO marginalisent ceux à qui ils s’adressent. De même, ils dévalorisent l’étude et la pratique des langues concernées en les maintenant dans un statut de « langues d’immigrés pour immigrés », au lieu de leur reconnaître celui de langue de communication internationale, qui est celui d’au moins trois d’entre elles : l’arabe, l’espagnol et le portugais.

Depuis plus de vingt ans, les ELCO font l’objet de nombreuses critiques : de la part d’enseignants, de parents, de syndicats, d’associations, parfois même de professeurs de LCO eux-mêmes. Plusieurs rapports de l’inspection générale de l’éducation nationale mentionnent les difficultés et contradictions éprouvées, même s’ils ne vont pas tous jusqu’à remettre la disposition en question. L’un d’entre eux toutefois ira jusqu’à proposer leur suppression : celui de l’inspecteur général André Hussenet, remis en 1990 au Premier ministre, Michel Rocard, dans le cadre du comité interministériel à l’intégration institué par celui-ci à la suite de l’affaire des foulards de Creil.

Au cours des quatre années qui l’avaient précédé, pas moins de trois rapports officiels avaient ponctué le débat sur l’intégration des immigrés en France  et les problèmes de discrimination : les rapports Berque, Hannoun, Hessel ont tous évoqué les ELCO, s’interrogeant sur leur bien fondé, leur contenu et leurs conditions concrètes d’exercice.

En 1990, dans une tribune publiée dans Le Monde avec Gérard Chauveau et Adil Jazouli, je demandais que l’on revoie cette disposition car, expliquions-nous, « que signifierait sa reconduction, sinon que, tournant le dos à l’objectif d’intégration, nous ferions pour les enfants de familles immigrées en France, le choix de l’«assignation à résidence culturelle ? Il faut réviser les accords bilatéraux et les directives européennes qui ont fondé les ELCO dans un contexte très différent de celui que nous connaissons actuellement. A l’opposé de la philosophie des enseignements de langue et culture d’origine, l’étude des principales langues du bassin méditerranéen doit être développée dans les collèges et lycées en première, deuxième, troisième langue vivante et à l’Université. Les postes d’enseignants doivent être augmentés, dans le cadre institutionnel français. ».

C’est la nouvelle perspective que nous avons voulu tracer en 2001, tandis que je travaillais au cabinet du Ministre de l’éducation Nationale. Les représentants des différents pays concernés, à quelques nuances près -notamment du côté du Maroc- affichaient globalement leur accord avec cette perspective. Il devait donc être possible d’avancer ensemble, « de façon progressive, maîtrisée, concertée » disions-nous. Mais nous nous sommes heurtés à la résistance de notre propre administration... et puis le ministère est passé en de nouvelles mains qui n’ont pas su (voulu ?) tenir ce dossier ouvert.

Dans les années 1960-70, encore pétris de l’idéal intégrateur de l’école, encore dans l’ignorance de l’idéologie multiculturaliste alors en gestation, les enseignants disaient aux parents de nationalité étrangère scolarisant leurs enfants à l’école française : « Si vous voulez que votre enfant maîtrise bien la langue française et réussisse à l’école, à la maison, parlez-leur français ». Résultat, les parents parlaient un français approximatif dont bien souvent les enfants se moquaient quand ils n’en avaient pas honte.

Avec le développement des ELCO puis dans les années 1980-90, changement de discours. On a alors dit à ces mêmes parents : «  Si vous voulez que votre enfant se sente à l’aise dans ses baskets et qu’ainsi il s’épanouisse à l’école sans entrave, à la maison, parlez-leur votre langue d’origine ».

Dans les deux cas on est tenté de demander « De quoi je me mêle ? ». Il appartient en effet aux seuls parents de décider en quelle langue ils entendent, chez eux, entre eux, parler avec leurs enfants. A l’école de savoir qu’elle a, elle, à tout faire, pour que ces enfants comme tous les élèves qu’elle accueille, se sentent chez eux dans la langue française.

 C’est d’ailleurs un petit d’étranger, un petit « rital », l’écrivain Cavanna, qui prétend dans une belle et forte affirmation, tout à l’honneur de l’école qu’il s’obstine à nommer « communale », que « la langue maternelle, au fond, c’est la langue de l’école ».

Le même Cavanna raconte au cours d’un entretien présenté dans le film « Buon giorno dalla Francia », consacré à l’immigration italienne en France, qu’enfant, il habitait le quartier de la petite Italie à Nogent-sur-Marne, ainsi nommé pour les raisons que l’on devine. Le matin, il se rendait à pied à l’école avec son cousin. Dans la rue, tous deux conversaient en français ; à l’école, bien sûr, ils ne s’exprimaient qu’en français. Le soir venu, au foyer familial, ils retournaient naturellement à l’usage du piémontais. Le lendemain, une nouvelle fois franchie la porte de la maison, le français, « la langue de tout le monde », reprenait ses droits.

Cavanna va même jusqu’à évoquer des disputes familiales commencées autour de la table en piémontais, poursuivies en français depuis la rue par celui des protagonistes qui avait pris la porte. Peut-être force-t-il ici un peu le trait, mais que nous dit-il à travers cette anecdote : que l’enfant de famille immigrée en France qui parle une langue à la maison et celle du pays d’accueil partout ailleurs, s’y retrouve très bien ; il fait parfaitement le départ entre la langue du dedans et celle du dehors - celle de tout le monde - pour peu qu’on ne s’acharne pas à brouiller ses repères, à introduire la confusion dans son esprit, au nom de présupposés jamais étayés où la naïveté le dispute à la condescendance qui n’est rien d’autre, au final, que le pire des racismes.

Est-ce à dire qu’il ne faille rien différencier ni personne à l’école ? Non bien sûr ; encore faut-il le faire à bon escient et savoir distinguer ce qui, à l’école de la République, mérite d’être relevé comme une différence appelant une attitude voire une action pédagogique spécifique de ce qui n’y a pas droit de cité.

Ainsi, en ce qui concerne les croyances et le port d’insignes religieux au sein des écoles, doit-on pouvoir simplement expliquer, même à de jeunes élèves, que la religion, ça se porte dans sa tête et dans son cœur, ça ne s’affiche pas sur la tête ou ostensiblement sur son cœur. Une petite croix, une étoile de David, un Coran portés entre peau et vêtement, sont précisément la marque de l’intimité de la foi. Personne ne trouvera à y redire. Personne, depuis fort longtemps, n’y contredit. Tout juste - et c’est bien ainsi qu’il faut procéder - est-on parfois conduit à demander qu’on rentre l’insigne en question sous le pull quand manifestement il y plastronne.

Arborer, au sein de l’école, une croix en bois aux dimensions imposantes, bien en évidence sur son pull, une calotte ou un voile sur la tête, relève d’une autre logique. Encore dois-je préciser que ces signes n’ont pas une signification équivalente ; elle est plus problématique encore dans le cas du voile en ce qu’elle traduit une volonté d’infériorisation, de soumission voire d’asservissement de la femme.

Au fil des années, le soin mis à permettre l’expression des différences s’est progressivement transformé en une véritable obsession de la question identitaire, le droit à la différence devenant quasiment, à l’usage, un impérieux devoir de différence. Logiquement, pourtant, le droit à la différence ne se devrait comprendre qu’incluant celui d’être différent de sa différence.

De l’indifférenciation laïque...

Dans un ouvrage récemment paru, Alain Pierrot, professeur de philosophie, note :

« Ceux dont l’expérience sociale et scolaire est postérieure aux années 1980 pourraient tenir pour évidente la perception "ethnique" des élèves entre eux, mais si je repense à l’école qui était la mienne il y a un peu plus d’une quarantaine d’années, je me souviens très précisément de tel ou tel camarade marocain, polonais, hongrois ou cambodgien mais il me semble que ni mes camarades ni moi n’avions la notion d’élève étranger ou immigré. Les étrangers existaient certes, mais justement à l’étranger. Nos camarades, eux, n’étaient qu’accidentellement étrangers, individuellement, ils étaient tout ce que nous étions, c’est-à-dire des élèves de cette école et de ce quartier (…). Je ne crois pas être un cas isolé en ce qui concerne un autre aspect de l’évidence de cette indifférenciation laïque comme catégorie perceptive : reconnaître plus tard au lycée comme juifs des patronymes aussi familiers que Lévy ou Cohen, ne me venait pas à l’esprit spontanément et c’est fort tard que j’ai appris à le faire ».

Inimaginable pour l’écolier Alain Pierrot, inconcevable dans l’école publique qu’il fréquentait, problématique et lourde d’effets pervers pour le philosophe qu’il est devenu, il nous faut bien constater, avec lui, cette propension à mettre en avant, à faire primer les différences à l’école. Cette prégnance de l’idéologie différencialiste à l’école, d’autres universitaires et chercheurs ne la mesurent pas. Ainsi, dans un entretien paru dans le Monde de l’éducation en mai 2003, le sociologue Michel Wieviorka impute-t-il - je le cite - « l’exacerbation des tendances qui vont fabriquer du communautarisme [à] l’impuissance des enseignants à traiter les grandes questions qui taraudent la société et les élèves - conflit israëlo-palestinien, islam, monde arabo-musulman - ».

Outre que ces grandes questions - pour certaines on en conviendra, singulièrement délicates à aborder - figurent naturellement et de longtemps dans nos programmes d’enseignement, on peut légitimement se demander si, à rebours des propos du sociologue, ce n’est pas plutôt la volonté de traiter, à l’école, les grandes questions qui taraudent la société qui engendre (je reprends ses propres mots) « l’exacerbation des tendances qui vont fabriquer du communautarisme » ?

Sans doute est-il illusoire d’imaginer une école délibérément coupée de la marche du monde, mais doit-on pour autant la vouloir en prise directe avec l’actualité, branchée sur l’agitation permanente du monde et vibrant à chacun de ses soubresauts ? Certes, on ne saurait s’interdire catégoriquement d’aborder en classe les questions d’actualité; surtout quand elles sont portées de manière quotidienne, souvent violente, traumatisante, à la connaissance de tous et, partant, des enfants. Non bien sûr. Mais il y a une manière d’en parler à l’école, une manière mesurée dans le temps et le ton, distanciée également, par le truchement notamment de l’histoire et de la littérature.

A certaines heures tragiques du siècle écoulé, des professeurs n’hésitaient pas à aborder avec leurs élèves, les grands problèmes du moment. Mais ils savaient le faire avec tact, délicatesse, retenue autant qu’avec courage, et sans jamais se départir de leur rôle d’enseignant. Ainsi nous le rapporte le professeur Ady Steg, dans un témoignage donné en 1987, lors d’une audition devant la commission des sages pour le code de la nationalité :

« […] Je suis né en Slovaquie, dans les fins fonds de la Slovaquie, peut-on dire, dans ce qu’on appelait la Ruthénie subcarpatique, au bout du monde en quelque sorte. Je suis arrivé en France en 1932, gamin. J’avais tout pour plaire à l’époque ! J’étais juif, métèque, classé globalement dans la catégorie des Moldovalaques, dans Gringoire ou dans je suis partout. Par conséquent, j’avais tous les facteurs de rejet, si vous voulez. »

Eh bien, je suis entré à l’école communale et la notion qui m’apparaît maintenant en vous parlant, c’est que très rapidement à l’école communale je me suis senti français. J’ai appris à lire et à écrire comme mes camarades, j’ai joué aux billes comme eux, j’ai reçu les « témoignages de satisfaction » qu’on donnait à l’époque. J’ai collectionné les images de Jeanne d’Arc et de Vercingétorix (encore un !) ou d’Henri IV. Non seulement je me sentais français, mais j’ai le sentiment que j’étais considéré comme français par mes camarades. J’en ai non seulement le sentiment, mais j’en ai la certitude qui, elle, alors, s’illustre par un épisode plus tardif pendant la guerre et sous l’occupation allemande, le jour précis où je suis arrivé au lycée Voltaire porteur de l’étoile jaune le premier matin.

Cela a suscité l’émotion dans la classe, la consternation. Consternation car la plupart de mes camarades ignoraient que j’étais juif ou que j’étais étranger. Et j’étais à la fois désigné comme juif et étranger.

Dans un silence très impressionnant, le professeur de lettres, de français, M. Binon dont j’évoque la mémoire ici, a dit : « Mes enfants - il ne s’adressait pas toujours à la classe en disant « mes enfants », mais là il a dit « mes enfants » -, ouvrez votre livre de textes à la page X et nous allons étudier un texte de Montesquieu qui s’intitule « De la tolérance ».

J’ai le souvenir de cette heure où, vraiment, dans un silence absolu, nous avons parlé de la tolérance pendant une heure et, quand nous sommes descendus à la récréation dans la cour, mes camarades de classe se sont véritablement agglutinés autour de moi et certains d’entre eux, cela ne se faisait pas du tout à l’époque, m’ont embrassé. J’ai eu là l’émotion la plus profonde et l’illustration de mon intégration totale. »

... à l’obsedante question identitaire

Dans l’entretien cité plus haut, Michel Wieviorka conclut : « L’incapacité de l’école à remplir ses missions et à tenir compte des différences nourrit donc le communautarisme qu’elle est aujourd’hui obligée de combattre ».

Et si, en réalité,  c’était, non pas l’occultation des différences par l’école et les enseignants qui expliquaient les problèmes, les tensions même que nous connaissons en plus d’un endroit, mais au contraire qu’on en parle trop, trop souvent, trop directement, sans médiation, sans recul, sans distance, légitimant de fait l’idée qu’on est à l’école aussi, sinon avant tout, pour en parler. En outre, on en parle bien souvent aussi de manière indifférenciée quelque soit l’âge, la maturité et le niveau de connaissance des élèves.

On est loin, bien loin souvent, de l’esprit et de la lettre de cette circulaire du Ministère de l’Education Nationale datée du 28 avril 1925, judicieusement rapportée par Henri Pena-Ruiz dans son ouvrage Dieu et Marianne, philosophie de la laïcité, et qui invite « à ne tolérer parmi les effectifs scolaires aucune caricature de nos querelles civiques auxquelles les adultes suffisent ».

Contrairement à ce que prétend Michel Wieviorka, il ne me semble pas que ce soit  « L’incapacité de l’école à remplir ses missions et à tenir compte des différences [qui] nourrit le communautarisme » mais bien le fait qu’elle ait pris en compte cette question de manière excessive, indistincte et à bien des égards irréfléchie.

Ce n’est pas tant qu’on ne sache pas ou qu’on n’ait pas su tenir compte des différences mais bien plutôt qu’aujourd’hui, il semble n’y avoir plus que çà qui compte. De manière paradoxale, l’un des mots du vocabulaire pédagogique les plus en vogue depuis quelques décennies est celui d’« autonomie individuelle » quand, dans les faits on n’a jamais autant flatté l’appartenance communautaire. Cette flatterie va d’ailleurs bien au delà de l’école, ce qui fait dire à Dominique Schnapper que « l’Etat participe au communautarisme » .

Un élève est de plus en plus considéré, se présente et perçoit l’autre - son co-disciple aussi bien que les adultes qui l’entourent - bien souvent comme un individu identifiable à son origine plutôt qu’à sa fonction. C’est pourtant bien la perception inverse qui devrait constituer la raison d’être et la ligne de conduite de tout un chacun dans l’école républicaine.

Voici, à titre d’exemple - mais on pourrait les multiplier - une très courte anecdote racontée par la principale du collège Joachim du Bellay de Cholet, le 26 septembre 2002, lors d’un colloque auquel je participais sur le thème Maîtrise de la langue française, condition de l’intégration aux valeurs de notre pays : « Un jour, deux élèves ont eu une altercation dans la cour de récréation où je me trouvais. Je les reprends, je les sépare. L’un d’eux me dit : « C’est pas moi, c’est le Français qui a commencé !... ».

Dans la commune de Seine-Saint-Denis où j’exerce à présent mes fonctions d’inspecteur de l’éducation nationale, un incident a retenu particulièrement mon attention, justifiant, dans les jours suivants, l’organisation - largement appréciée - d’une réunion d’information et de réflexion rassemblant enseignants, parents d’élèves et élus municipaux. Voici les faits :

Un après-midi d’octobre, dans la cour d’une école élémentaire, la récréation battait son plein. Soudain, au signal de l’un d’entre eux parmi les plus « durs » de l’établissement, près d’une centaine d’élèves, grands et petits, garçons et filles, ont littéralement fondu sur un seul élève. Il a fallu que les enseignants de service de surveillance et la directrice jouent des coudes pour parvenir à extraire la victime du centre de la mêlée. La raison d’une si soudaine, si violente, si exceptionnelle agression ? L’un des quinze petits « meneurs » réunis séance tenante par la directrice, devait l’exprimer ainsi : « Il a traité les musulmans, on doit faire la charia ! ».

Cet incident s’est produit quelques jours après mon audition à la Commission Stasi. Je n’ai donc pu en faire part mais j’en ai relaté d’autres, rapportés plus haut, qui, au fil des années, ont aiguillonné ma réflexion et forgé mes convictions.

Au cours de l’échange qui a suivi mon intervention, un des membres de la commission, Jean Baubérot, le seul à s’être abstenu lors du vote final sur la proposition d’une loi sur la laïcité scolaire a rapporté l’histoire suivante : Un de ses amis, professeur d’histoire en lycée, avait vu le contenu de son cours sur l’islam contesté par deux de ses élèves de confession musulmane. A l’appui de leur discours, l’enseignement, à leurs yeux indiscutable, de l’iman de leur quartier. Devant l’ampleur prise par la discussion, ce dernier invita le professeur à venir le rencontrer. Celui-ci accepta et cette démarche lui valut les critiques de nombre de ses collègues en ce qu’elle contrevenait, selon eux, à l’esprit laïque.

A ce stade de son récit, se tournant vers moi, Jean Baubérot m’a demandé si je pourrais, moi aussi, aller dialoguer avec un imam ou un curé de la laïcité à l’école et de ses implications. J’ai répondu que je ne confondais pas fermeté et fermeture et que je le ferais sans difficulté si l’occasion se présentait. D’autant que je ne considère nullement comme taboue l’approche de la question religieuse à l’école. Elle a, au contraire, toute sa place dans les programmes d’enseignement, non, bien sûr, sous forme de cours de religion dispensés par des religieux, mais abordés comme faits de culture par les professeurs eux-mêmes dans le cadre de leur enseignement disciplinaire.

Ce n’est qu’une fois dans le métro, mon audition terminée, que je complétais, en mon for intérieur, ma réponse :

D’abord, je ne me rendrais pas, de moi-même, auprès d’une autorité religieuse dans le but - illusoire, au demeurant - de ramener quelque paix sociale. Mais j’accepterais, si elle le souhaitait, qu’elle vienne me rencontrer...sauf - et je m’en voulais de n’avoir pas eu le réflexe de mentionner cette restriction, à mes yeux rédhibitoire - sauf si j’apprenais que, dans le cas de l’imam, il s’agissait d’un fanatique adepte de la lapidation des femmes adultères ou sympathisant de l’ex-FIS ou des GIA en Algérie, par exemple. 22

« Mon indéfectible solidarité avec les démocrates algériens, avec les femmes algériennes, le souvenir à jamais gravé dans ma mémoire de l’assassinat par des commandos islamistes du poète Tahar Djaout, du professeur de médecine Boucebsi, du directeur des Beaux-arts d’Alger et de son fils accouru à sa rescousse, Ahmed et Rabah Asselah, de Katia Bengana, égorgée en 1992, à l’âge de quinze ans, devant son lycée en banlieue d’Alger parce qu’elle refusait de porter le voile, de dizaines d’intellectuels, d’enseignants au premier rang desquels des institutrices de village qui se rendaient courageusement, tous les jours, à l’école, malgré les menaces, le souvenir du meurtre de centaines et de centaines d’enfants du peuple algérien m’interdirait, par-dessus tout, de rendre visite à ce monsieur ».

Voilà, j’en ai fini, aujourd’hui, de répondre à M. Baubérot.

Réaffirmer l’identité... de l’école

Un autre sociologue, le regretté Abdelmalek Sayad, auteur de nombreux ouvrages sur l’émigration et l’immigration écrivait dans une contribution au rapport du professeur Jacques Berque, « L’immigration à l’école de la République », remis en 1985 à Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’éducation nationale : [Ces enfants de l’immigration sont] « enfants d’étrangers, peut-être, enfants étrangers à la société française, assurément non, et plus assurément encore, élèves français en tant qu’élèves de l’école française ».

Quelques années plus tard, au moment de la première affaire des foulards à Creil, le même Sayad devait, en une formule éblouissante de concision et de profondeur, nous expliquer que : « Le foulard était déjà dans l’ELCO ».

C’est qu’en effet, l’objectif d’une nation et de son école ne saurait être de produire des identités communautaires sûres d’elles-mêmes et dominatrices, mais des citoyens aptes à penser par eux-mêmes, formés à la connaissance du monde, de son histoire, de sa géographie et ses paysages, de ses œuvres littéraires, picturales, musicales, architecturales, des hommes libres, ouverts sur le monde et solidaires. Permettre à l’enfant de s’affranchir de sa condition originelle, telle est la vocation de l’école, bien plus que de l’encourager à s’affirmer dans sa culture d’origine. Sans doute, cet enracinement pourrait-il également lui être, en partie, apporté par l’école, mais « de surcroît ».

Ainsi, il ne me semble pas qu’il y ait aujourd’hui, pour l’école, de tâche plus urgente que de la conduire à se défaire de l’emprise de « la question identitaire », à se déprendre de la véritable obsession identitaire qui s’y exerce à tous niveaux et dans laquelle se dissout petit à petit, depuis nombre d’années déjà, sa propre identité. Pas de tâche plus urgente que d’œuvrer à construire, à refonder une école au cœur de laquelle la transmission de la langue nationale, son bon usage partagé, doit occuper la place centrale.

A l’approche de la célébration du centenaire de la loi de 1905, pas de tâche plus urgente, envers et contre tous les signes et facteurs de discorde, que de revenir aux sources de la laïcité républicaine, principe de concorde qui unit et permet de vivre ensemble au delà des différences.

Seksig Alain
Wormser Gérard masculin
A l'école, la laïcité, la diversité culturelle et la question identitaire
Seksig Alain
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2004-09-14

À l'école de nos ancêtres... Je suis devenu instituteur en 1973 cinq ans après Mai 1968. Il était alors de bon ton de railler l'ethnocentrisme de l'école française, d'ironiser sur « nos ancêtres les Gaulois » que plus personne n'enseignait pourtant depuis belle lurette. - Uderzo et Goscinny aidant ? -, il m'a fallu bien des années pour retrouver quelque tendresse - pour ce vieux Vercingétorix et ses chers Gaulois, pour mesurer aussi le rôle que, consciemment ou non, l'école de la République française et ses hussards avaient pu jouer auprès d'autres peuples, notamment en Algérie, dans l'avènement du processus de libération nationale qu'ils engagèrent.

Religions
Morin, Edgar (1921-....)
Voltaire (1694-1778)
France
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Éducation et enseignement