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"Le Vent" : Tentative de restitution d’un retable baroque ou un principe de transfigure

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      • Mot-clésFR Éditeur 322 articles 18 dossiers,  
        322 articles 18 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 9 articles 1 dossier,  
        9 articles 1 dossier,  
      Texte

      Le lecteur du Vent, plus encore celui qui connaît d’autres œuvres de Claude Simon, ne peut que ressentir une certaine surprise tant devant le titre attribué par l’écrivain à son roman, Le Vent, puisque celui-ci ne semble absolument pas être le héros de l’histoire racontée, que devant ce que nous appellerons pour l’instant son sous-titre : Tentative de restitution d’un retable baroque. En effet, contrairement à la majorité des écrits simoniens, Le Vent ne contient, à quelques exceptions près, pas de références à d’autres œuvres d’art, qu’il s’agisse de peinture, de littérature, de musique ou de sculpture. Et tant l’intrigue que les personnages qui y figurent (des gitans, une serveuse, un héros que presque tous considèrent comme un idiot) semblent apparenter le roman bien plus à un courant réaliste qu’à des œuvres qui, comme celles de Proust, ne peuvent être lues que dans leur rapport avec d’autres œuvres d’art, avec l’Art.

      Or on sait, notamment depuis Genette 1 , l’importance du titre, mode d’emploi 2 destiné à commander toute notre lecture. Celui choisi par Simon semble à tout le moins un mode d’emploi paradoxal. Est-il tout entier thématique? Mais quel rapport alors entre le vent et un retable baroque ? Et comment considérer l’un ou l’autre comme sujet principal du roman? Ou bien l’un ou l’autre, ou les deux, sont-ils à déchiffrer en fonction de leur valeur symbolique ou métaphorique 3  ? Et dans ce cas quelle serait cette ou ces valeurs ? Ou encore s’agirait-il, au moins en partie, d’une indication générique 4  ? Le Vent serait dans ce cas une tentative de restitution d’un retable baroque de même que Le Rouge et le Noir est un roman. Ou encore, le sous-titre serait un sous-titre rhématique 5 qui vise le texte lui-même, non son objet 6 . Toutes ces hypothèses peuvent et doivent être envisagées tant le choix de Simon est énigmatique et, à première vue, obscurcit plus qu’il ne l’éclaire la lecture du « roman », si l’on ose encore désigner ainsi le livre en question.

      Il faut donc tenter de comprendre la signification de ce titre et la façon dont celui-ci doit infléchir et guider notre lecture de l’œuvre. Comme hypothèse de lecture, nous prendrons l’analogie, parce que c’est la plus immédiate et parce qu’elle permet de mettre en relief de nombreux éléments de l’œuvre. Il existe bien évidemment d’autres possibilités de lecture que nous n’explorerons pas ici parce qu’elles excèdent la portée d’un travail de cette dimension. Ce faisant, nous n’oublierons pas non plus que cette analogie peut être plus ou moins précise, plus ou moins générale. Nous ne devons pas forcément établir la ressemblance du roman avec un retable précis, mais plutôt avec le retable en tant que genre, en tant que catégorie : en effet, nous sommes apparemment ici devant le type d’ekphrasis ne se référant pas à un tableau ou à une sculpture précis mais à un modèle pictural, un dénominateur commun, une image visuelle générale 7 .

      Nous nous attacherons tout d’abord à la ressemblance la plus évidente du roman avec un retable baroque, à savoir les motifs religieux qu’on peut y trouver de manière récurrente. Nous nous pencherons ensuite sur la construction même de l’œuvre, en tentant de dégager sa similitude avec celle du retable. Enfin, nous essaierons de découvrir le sens profond de cette équivalence entre le Vent et le retable baroque. Lors de toutes ces étapes dans la tentative d’établir une analogie entre l’œuvre de Simon et un retable baroque, nous ferons en sorte de ne pas perdre de vue l’importance des mots : tentative de restitution. Littré, dans son dictionnaire, donne entre autres du mot restitution la définition suivante :

      Terme d’architecture. Représentation d’un monument en ruines.

      Simon veut restituer par l’écriture les caractéristiques picturales d’une œuvre baroque, il veut créer non pas un retable baroque mais sa représentation littéraire, autrement dit établir une correspondance entre une certaine forme de peinture baroque et sa propre écriture. A cet égard, il nous sera utile de garder en mémoire l’essai de Jean Rousset sur la littérature de l’art baroque 8 , puisque, l’un des premiers, Rousset établit la liaison entre l’écriture littéraire et les formes baroques telles qu’elles apparaissent en architecture, en sculpture et en peinture, et qu’il reconnaît quatre critères majeurs du baroque : l’instabilité, la mobilité, la métamorphose et la prépondérance du décor. Or, on le verra, ces quatre critères peuvent aussi servir de définition à l’écriture de Simon dans le Vent.

      Les motifs du retable : le caractère religieux et christique du roman

      La similitude la plus évidente de l’œuvre avec un retable baroque est tout d’abord à chercher dans les thèmes et les images récurrents du roman. Et on s’aperçoit en effet que des motifs religieux évoquant les principaux sujets des retables baroques se retrouvent sans cesse dans le récit.

      Ainsi, lorsque le narrateur décrit la ville prise d’assaut par le vent, il achève l’énumération de ses différents quartiers par une vision religieuse rappelant le monde des retables :

      ses églises flottant la quille en l’air, ombreuses, froides, profondes, emportant leur nuit trouée d’or, leur âcre parfum de cierges clignotants, leurs murmures psalmodiés, leurs vierges poignardées, debout dans leurs somptueuses robes de douleur, tordant leurs doigts chargés de diamants, levant leurs yeux aux pleurs de diamants vers leur fils supplicié, aux pieds polis par les lèvres des amoureuses et des enfants, les reins ceints de dentelle immaculée, nu, noir, et juif. 9

      Non seulement les éléments de cette description renvoient à l’univers des retables baroques (les églises, les vierges douloureuses, le Christ) mais l’atmosphère qui se dégage de ce passage est comme ceux-ci empreinte d’obscurité, de mystère, et d’une certaine fascination à la fois pour la somptuosité et la douleur.

      Plus loin, lorsque le narrateur relate la visite de Montès à l’orphelinat, il évoque :

      un grand tableau sombre, à l’huile (il n’eut pas le loisir de le regarder, il me dit que tout le temps qu’il resta avec elles, il le voyait sur sa gauche, vaguement : quelque chose avec des femmes debout dans des voiles bleus, et des clous, et des gouttes de sans habilement peintes sur les pieds percés, et un ciel noir) (…). 10

      Il s’agit à l’évidence d’une crucifixion, c’est-à-dire d’une scène typique pour le panneau central d’un retable. Et la description insiste sur le traitement baroque : la profusion des détails (typiquement baroques : les draperies, les pieds percés…), le maniérisme (ciel noir) brouillent la perception de la scène.

      Mais plus éloquente encore est l’incontestable ressemblance de Montès avec un saint, voire avec Jésus lui-même, ce qui fait du Vent, de même qu’un retable baroque, une imitation.

      Il suffit de lire la première description que donne le narrateur du personnage, tout au début du roman :

      il semblait appartenir à cette sorte d’êtres (…) qui (…) se trouvent sans doute hors d’atteinte, sinon du mal, de la souffrance, du temps, mais de leurs stigmates, de sorte que tout ce qui venait de se passer (…) semblaient avoir passé sur lui (…) sans laisser de traces, ni plus ni moins que n’importe quelle tempête venue du fond des âges sur n’importe quel galet roulé lui aussi depuis le fond des âges : seulement peut-être un peu plus lisse d’avoir encore été traîné et brassé, un peu plus poli, débarrassé de ses dernières aspérités pour présenter à la fin cette surface sans repères, l’impénétrable visage de cette insoluble, oiseuse énigme du bien et du mal (…). 11

      Le mot stigmate renvoie évidemment soit à la crucifixion soit aux supplices infligés aux martyrs, soit encore à l’apparition miraculeuse chez les saints de plaies aux endroits du corps où le Christ a souffert. De plus, comme Jésus, Montès semble avoir eu une vie pleine de souffrances et, comme Jésus, ces souffrances ont eu pour conséquence de le déshumaniser, ou si l’on peut dire, de le surhumaniser, puisque son visage est devenu quelque chose de poli, de lisse, d’impénétrable, une surface sans repères. Et la fin du passage, avec l’allusion à l’énigme du bien et du mal, le situe d’une manière plus évidente encore dans le domaine théologique.

      Les autres protagonistes, d’ailleurs, lorsqu’ils ne prennent pas Montès pour un idiot (ce qui est encore une façon d’en faire un être d’exception, voire de l’assimiler à Jésus, car quiconque dans la vie courante se comporte comme Jésus et supporte tous les coups sans les rendre est jugé par le commun des mortels comme un idiot), le considèrent comme un saint.

      Ainsi, tentant d’analyser son comportement, sa bonté envers elle, son refus de la juger, Rose, comme Cécile, demande à Montès s’il se prend pour un saint 12 . Et d’ailleurs, toute l’attitude de Montès envers cette serveuse vivant en concubinage avec un voleur, sa volonté de lui venir en aide, de la sauver, font du roman comme une réécriture de l’histoire de Marie-Madeleine, donc véritablement la restitution d’un retable baroque.

      Quant aux portraits de Montès, ils rappellent immanquablement ceux de Jésus ou des martyrs figurant sur les retables baroques. Ainsi son « visage émacié et douloureux » 13 , son lit « presque mortuaire » 14 , son visage « désolé et paisible » 15 .

      Et son attitude, attitude si pleine de bonté non seulement envers Rose (ce qui pourrait s’expliquer par l’amour qu’il lui porte) mais aussi envers les orphelines, Cécile et même le régisseur, attitude si exceptionnelle que le plus grand nombre de ceux qui le connaissent la prennent pour de l’idiotie, en fait l’égal de celui qui s’était montré prêt à porter pour la sauver toutes les souffrances de l’humanité. Ainsi, Montès est incapable de conduire une voiture parce qu’il a un jour écrasé un chien, et le narrateur nous dit qu’ « il n’aurait pas refusé une caresse à un chien, même galeux » 16 .

      Mais sa ressemblance avec le Christ est plus évidente encore lorsque, pour Rose, il est prêt à se faire battre et presque laisser pour mort par le gitan et ses acolytes dans l’espoir de la sauver, et qu’en outre il interdit à l’enfant qui l’a accompagné de raconter cette scène à sa mère. La petite fille, d’ailleurs, met encore cette ressemblance en lumière lorsque spontanément, avant de le quitter, elle lui baise la main.

      Les allusions à sa profonde innocence ajoutent à son caractère christique. Ainsi, lors de sa première rencontre avec le narrateur, Montès s’absente un instant en lui demandant de l’attendre

      sans qu’une seconde l’idée lui fût venue, ne l’eût même effleuré, que j’aurais pu profiter de l’occasion pour m’échapper, le planter là (…). 17

      Il est tellement incapable de faire du mal, ou même de causer la moindre déception, qu’il ne peut imaginer qu’autrui se comporte différemment. De même, il évoque le plus naturellement du monde une relation sexuelle ou une « histoire salée » 18 parce que son innocence l’empêche de ressentir ce trouble malsain qu’on ne peut d’ordinaire s’empêcher d’éprouver. Cette attitude va donc de pair avec sa chasteté, tout aussi christique, et qui reste constante tout au long du récit puisque ses relations avec Rose resteront purement platoniques (ce n’est qu’après sa mort qu’il aura l’impression de faire l’amour avec elle) et qu’il refuse l’amour de Cécile.

      Quant aux deux comparaisons de Montès avec un rescapé de Buchenwald 19 , elles sont encore une façon d’actualiser et de transposer la figure du martyr chère au retable baroque.

      Même l’amour de Montès pour la photographie ramène une fois encore à l’absolue bonté de Jésus puisque ses sujets favoris, ce sont des visages d’enfants

      tous vierges, purs, sinon des barbares et primitifs instincts – cruauté, violence, possession – du moins de leur conscience, et par conséquent du mal (…). 20

      Ce caractère d’exception de Montès explique alors l’ambivalence des sentiments que tous éprouvent à son égard, le traitant carrément, comme le notaire, d’idiot ou de fou, le vénérant comme Thérésa , en tous cas ressentant pour lui

      cet incompréhensible attrait (…), cet ahurissement, cette exaspération, cette fascination par lesquelles on passait successivement, ou que l’on pouvait aussi bien éprouver simultanément dès l’instant où il vous était apparu (…). 21

      Mais la parenté de Montès avec le Christ réside peut-être plus profondément encore dans la parfaite authenticité qui est la sienne, opposée à la facticité et au néant du monde moderne et de la majeure partie de ses habitants. Ainsi, juste avant l’évocation de leur première rencontre, le narrateur mentionne les magasins en plexiglas dans lesquels on voit que la civilisation moderne n’a plus rien d’humain, de vrai, d’authentique. Tout de suite après, il décrit Montès dans la boutique du photographe, en le faisant de nouveau immédiatement contraster, comme le souligne le clin d’œil du photographe, avec « des pin-up en maillot de bain, des couchers de soleil rapportés de Venise et des bébés couchés sur les coussins », qu’il ne semble même pas voir 22 . Juste après, le passage de Montès décrit exactement comme un personnage de retable baroque

      voûté, son visage émacié et douloureux encadre par les longs cheveux noirs dépassant du béret mis à la diable, à travers la musique saxophonique, les lumières, les groupes de jeunes gens agglutinés autour des tables magiques où les avions, les ballons, ou encore les soutien-gorge et les slips couleur de berlingot des baigneuses elles-mêmes semblables à des berlingots s’illuminaient et s’éteignaient par rafales (…) tandis que, toujours insensible au monde qui l’entourait (…). 23

      semble éminemment symbolique de son être-dans-le-monde, ou plutôt de son être-hors-du-monde, hors de cette fausseté et de ce désert humain créés par la modernité.

      Et c’est aussi en raison de cette pureté, de cette authenticité qui sont les siennes que Montès vit dans une temporalité particulière, différente de celle des autres hommes :

      Non, ce n’était pas le fait de son récit, de l’apparente incohérence de sa mémoire : tout cela dut effectivement (…) se dérouler pour lui d’une façon presque irréelle, le temps se télescopant, s’immobilisant ou se dilatant tour à tour et cela non pas tellement à cause de sa fatigue (…) que de son inaptitude fondamentale à prendre conscience de la vie, des choses, des événements autrement que par l’intermédiaire des sens, du cœur (inaptitude que nous corrigeons d’ordinaire, à laquelle nous remédions par un effort de l’esprit(…). 24

      Ainsi, Montès perçoit le passage du temps de cette façon parce qu’il est gouverné non par son esprit mais par son cœur, autrement dit parce qu’il est un authentique personnage de retable baroque.

      Et si l’on prend un peu de recul par rapport à l’œuvre, cet entremêlement de motifs religieux et d’une figure véritablement christique avec une histoire sordide, des personnages médiocres, minables ou scélérats ne rappelle-t-il pas l’esthétique du retable où profane et sacré sont intrinsèquement mêlés puisque bien souvent les saints du tableau ont le visage des commanditaires ?

      Du pictural au littéraire : une transposition scripturale de l’esthétique du retable baroque

      Mais pour comprendre vraiment la signification profonde de cette volonté affichée par Simon de faire de son roman la restitution d’un retable baroque, peut-être serait-il intéressant de nous pencher sur ce qui dans son roman, au-delà des motifs christiques, relève véritablement de l’esthétique du retable baroque.

      Nous venons de parler de la temporalité particulière du récit. Cet élément peut nous mettre sur la piste d’un aspect essentiel de celui-ci.

      Dans la recherche de ce rapport entre le roman et la définition qu’en donne le sous-titre, particulièrement remarquable semble l’accent mis par l’écrivain sur la brusquerie, le caractère abrupt, l’absence de successivité, de progressivité tout au long du récit, ce qui évoque immanquablement la façon dont sont couramment construits les retables, à savoir par panneaux décrivant chacun un moment de l’histoire, ce qui fait qu’on passe de scène en scène abruptement, sans transition.

      Nous allons essayer d’étudier par quels moyens stylistiques Simon réussit à créer cette équivalence entre son écriture et la construction d’un retable baroque, autrement dit à transposer dans le temps ce que la peinture avait créé dans l’espace, ce qui a toujours été chez lui une préoccupation majeure, comme en témoigne, par exemple, son article « La fiction mot à mot » 25 , dans lequel il écrit :

      Comme le peintre, et en dépit du fait qu’il n’a à sa disposition, au lieu d’une surface, qu’une durée, l’écrivain peut cependant parvenir à « abstraire de différentes séries » des éléments qu’il assemble en une sorte de système ou de mécanisme non pas, bien sûr, optique, mais scriptural. 26

      Dès l’incipit, la volonté de Simon de plonger abruptement son lecteur au cœur d’une histoire sans l’y avoir en rien préparé, sans aucune explication préalable, est manifeste, puisqu’il choisit de nous faire entrer in medias res, non pas même au début mais en plein milieu d’un dialogue, sans même qu’on sache qui sont les interlocuteurs et de qui ils parlent :

      Un idiot. Voilà tout. Et rien d’autre. (…). 27 .

      Brusquerie encore intensifiée par ces phrases elles-mêmes si abruptes, à la fois nominales et d’une brièveté déconcertante pour le lecteur projeté dans cette conversation parfaitement incompréhensible. Et d’emblée, Simon fait de cette brusquerie, de ce caractère abrupt, un élément fondamental de son œuvre, puisque, ne les cantonnant pas simplement à son écriture, il en fait l’essence même du héros, Montès :

      car il semblait appartenir à cette sorte d’êtres qui ont vieilli une fois pour toutes, non pas même au cours de leur adolescence, mais de leur enfance (…). 28

      Ainsi, à la différence des autres hommes, celui-ci n’a pas été façonné par le permanent écoulement du temps qui masque les changements grâce à la sa successivité. Comme les panneaux d’un retable, il s’est constitué par paliers brusques, sans transition. Ce caractère abrupt, cette similitude avec la brutale juxtaposition de panneaux dans un retable, se retrouvent tout au long du récit à l’aide d’un certain nombre de procédés.

      Il est tout d’abord intéressant de se pencher sur l’emploi fait par Simon des temps verbaux. En effet, celui-ci contribue à renforcer le rythme saccadé, haché de son récit des événements.

      Ainsi, lorsqu’il relate le voyage que Montès entreprend pour se rendre dans la ville de son père, il ne nous décrit pas successivement le trajet puis l’arrivée mais, alors que le lecteur croit être encore dans le récit du trajet, il s’aperçoit brusquement, par l’emploi du passé simple, que l’écrivain l’a sans crier gare projeté (et non pas conduit) dans celui non de l’arrivée mais du déjà arrivé :

      derrière la vitre du wagon (…) il avait (…) regardé filer horizontalement les étangs (…) un paysage aigre, brutal sous l’hivernale et impitoyable lumière qui faisait étinceler à l’horizon la barre métallique de la mer, le forçant à cligner des yeux, et dans laquelle il se tint un peu plus tard (…) contemplant avec une sorte d’hébétude le flanc verdâtre du wagon, le mur de briques de la gare (…). 29

      Le narrateur a donc « sauté » l’arrivée elle-même : au lieu de nous raconter cet épisode dans sa successivité, il nous le livre par panneaux détachés, indépendants l’un de l’autre.

      Toujours dans le domaine des temps verbaux, il est remarquable que lorsque Simon emploie le plus-que-parfait, qui est par excellence le temps de la successivité, l’établissement de l’antériorité annonçant et expliquant ce qui va suivre, c’est dans une phrase négative qui exprime donc le refus de faire entrer son récit dans ce type d’appréhension du temps et des événements qui s’y déroulent :

      Et lui, là, descendu de son vélo, essayant de reprendre son souffle (…) puis sursautant, se retournant, bégayant, vers le personnage qu’il n’avait pas entendu venir et qui se tenait maintenant devant lui (…). 30

      De même en ce qui concerne non l’arrivée mais la prise de conscience par Montès de l’arrivée déjà effectuée du gitan : à nouveau la possibilité d’une appréhension « successive » de la réalité où Montès aurait pu voir le gitan arriver et donc établir une continuité, une unité entre la scène qu’il vient de voir et celle qui va suivre, ou même ne pas les percevoir comme deux épisodes différents – deux panneaux indépendants – mais comme un seul et même moment, est violemment écartée par l’emploi du plus-que-parfait dans une phrase négative :

      et en se retournant il vit alors ce type qui se tenait debout (…) arrivé là, me dit-il, sans qu’on sût comment, car il n’avait pas entendu le moindre bruit, un peu comme dans ces films truqués et fantasmagoriques où dans un décor désert apparaît soudain un personnage matérialisé à partir de rien, tout à coup nonchalamment appuyé contre le mur (…). 31

      Simon procède exactement de la même façon en ce qui concerne l’imparfait, temps de la durée et de la permanence :

      puis il s’aperçut que ce n’était plus lui qu’elle regardait maintenant, quoique rien n’eût modifié l’expression de son visage (…). 32

      En revanche, il emploie abondamment le passé composé, ce qui est un moyen de nous introduire non dans le temps de l’action elle-même mais dans celui où elle a déjà été effectuée, et, par conséquent, une fois encore, de placer son récit sous le signe du refus de la successivité, du caractère abrupt des panneaux d’un retable :

      elle a allumé l’électricité, et il se trouve maintenant seul (…) tandis que le gitan qui les a suivies (…). 33

      Et dans la même scène, l’emploi répété du participe présent contribue à isoler chaque action décrite, à en faire chaque foi une scène isolée, un panneau à part entière :

      froissant un journal, tirant de derrière le fourneau une poignée de sarments qu’elle casse rapidement, enfournant le tout dans le foyer, ajoutant deux bûches, frottant une allumette, puis (…) se relevant, empoignant un seau (…). 34

      Il suffit d’ailleurs de lire la fin de cette phrase et la suivante pour se rendre compte que c’est pour une grande part le choix des temps verbaux qui contribue à créer cette impression d’une temporalité saccadée et discontinue :

      empoignant un seau et bientôt on entend, provenant de la souillarde, le bruit des pelletées de boulets tombant dans le seau. Et quand elle revint, l’aînée des deux fillettes se tenait maintenant debout (…). 35

      Chaque verbe, conjugué à un autre temps, vient briser la successivité que la phrase commençait à créer : le présent permettant pour une fois au lecteur de contempler l’action au moment où elle est effectuée est brutalement interrompu par l’irruption du passé simple. Mais le lecteur qui croyait cette fois « assister » au retour de la fillette et non pas l’apprendre une fois celle-ci déjà revenue, voit démentir cette idée par le passage à l’imparfait qui au contraire montre la fillette ayant déjà pris une certaine attitude, se trouvant déjà dans l’ « après » de son arrivée.

      De même, lorsque Simon relate l’histoire antérieure à la naissance de Montès, il emploie d’abord le plus-que-parfait, ce qui donne au lecteur l’impression d’une progressivité, pour le remplacer ensuite ( et la correction est encore mise en évidence par l’emploi de l’adverbe « plutôt ») par le passé simple, qui le projette alors dans la brutalité de ce qu’il appelle « coup de théâtre » pour insister sur le caractère inattendu, imprévu et ne pouvant en aucun cas être interprété comme la conséquence de ce qui avait précédé :

      Puis la ville, qui avait suivi ces événements, ou plutôt (tant cela fut bref, brutal, le rideau refermé aussitôt qu’ouvert) appris le coup de théâtre avec stupeur (…). 36

      Et la victime de ce refus de constance, de durée, de continuité n’est pas uniquement le lecteur mais le héros lui-même, Montès, désireux d’avoir une image stable et rassurante de Rose, auquel l’écrivain, employant l’imparfait, donne un instant cette illusion mais pour la faire cesser brutalement par le passage (dont la soudaineté est encore augmentée par l’emploi de l’adverbe tout à coup), au passé simple :

      Elle était toujours vêtue de la même robe à fleurs qu’elle portait le matin, avait simplement jeté sur ses épaules un tricot. Et tout à coup il entendit la voix brusquement changée, amère, presque mauvaise (…) 37

      Un autre procédé par lequel Simon crée cette temporalité si particulière, si paradoxale, est l’emploi des adverbes ou des locutions adverbiales de temps, soulignant la brusquerie, la soudaineté.

      L’adverbe le plus récurrent est l’adverbe maintenant. Il a pour effet de projeter le lecteur dans un présent auquel rien ne l’a préparé, de le mettre devant un fait accompli qu’il n’a justement pas vu s’accomplir :

      maintenant il était assis sur une chaise, et il devait y avoir un certain temps, me dit-il (…). 38 Il me raconta qu’il était maintenant assis à côté de la serveuse (…). 39

      De même, l’adverbe déjà a pour effet de donner l’impression au lecteur qu’il a manqué l’arrivée et la succession des événements, qu’il arrive trop tard et n’a plus de la réalité qu’une vision « en panneaux ». Ainsi, lorsqu’il décrit les manœuvres de Maurice pour se rapprocher de Montès, on a une suite de mouvement saccadés, comme détachés les uns des autres, ce qui fait que Montès ne comprend leur signification (parvenir à s’asseoir près de lui) qu’après coup, lorsque Maurice a fini de s’installer. Cette dissimulation des préparatifs est soulignée par l’emploi de l’adverbe déjà, et encore renforcée par celui de tout à coup ainsi que de vivement et prestement :

      Montès tournant sa cuillère dans son café, et l’autre déjà en train de lui parler depuis un moment (…) se rapprochent prestement (la soucoupe de sa tasse à café d’une main (…) faisant vivement passer ses fesses d’une chaise à l’autre), et tout à coup Montès le découvrant assis à côté de lui, sans même pouvoir dire ni quand ni comment cela s’est produit, dévisageant un peu éberlué le jeune homme déjà renversé sur sa chaise (…). 40

      Simon emploie également à plusieurs reprises l’expression sans transition, ce qui est véritablement une volonté de recréer par son écriture un fonctionnement en panneaux. Ainsi, dans l’épisode de la conversation entre Montès et Cécile lorsque cette dernière vient le voir à son hôtel, conversation qui est comme le résumé, la manifestation la plus claire de ce fonctionnement par brusques à-coups tel qu’on le trouve dans tout le roman (puisque la jeune fille, tant par ses gestes que par sa parole, est si rapide, si inattendue que Montès ne prend conscience de ce qu’elle a fait ou dit que lorsqu’elle est passée à autre chose depuis longtemps) :

      puis, de nouveau, sans transition, changeant brusquement de ton (…) 41

      Ou encore lors de l’évocation de Montès, « transplanté sans transition » 42 de son pays, et la façon de raconter de Montès lui-même, qui, par exemple, décrivant Thérésa au narrateur, se met « sans transition » 43 à parler de Rose.

      C’est d’ailleurs dans l’un de ces passages où il emploie l’expression sans transition  que Simon établit presque explicitement l’équivalence entre son récit et les panneaux d’un retable, comparant les différents épisodes à des tableaux :

      Et autour de lui, ces silhouettes floues, entr’aperçues, incomplètes (…) se dessinant vaguement dans une durée elle-même floue, incertaine, car il n’y avait aucun lien dans son récits entre les différents épisodes ou plutôt tableaux qu’il évoquait, comme dans ces rêves où l’on passe subitement d’un endroit à l’autre, d’une situation à l’autre sans transition (…) harcelé sans répit par cette furieuse et impuissante sensation d’urgence, du temps qui s’écoule, inexorable, menaçant, désastreux. 44

      Même l’incise sert à créer cet effet de brusquerie, de déconcertante soudaineté. Ainsi le narrateur passe sans transition du récit du retour de Montès après le match de boxe au dialogue de celui-ci avec Rose, mais en projetant immédiatement, au moyen de l’incise, le lecteur dans le dialogue, sans ménager de passage d’une scène à l’autre :

      Et il me semblait le voir passer (…) contemplant on ne savait trop quelle vision, peut-être toujours celle du sous-sol poussiéreux, de la sueur, de la chair dure, pitoyable, tragique.

      « Cette espèce de truqueur », dit-elle. 45

      Ce n’est qu’après avoir transcrit une partie des propos de la serveuse qu’il situe la scène mais de nouveau de manière abrupte et sans expliquer comment et quand Montès est passé d’un épisode à l’autre:

      Elle se tut, chercha à voir son visage dans l’ombre. Il me raconta qu’il était maintenant assis à côté de la serveuse (…). 46

      A noter qu’ici, on n’a pas le pronominal « s’était assis » mais le verbe d’état « était assis » : pas le récit mais le panneau.

      On peut relever également l’emploi de l’hyperbate qui elle aussi insiste sur l’absence de transition entre les événements décrits par le narrateur :

      Je me rappelle que brusquement, sans transition, il se mit à faire chaud. Alors que les arbres n’avaient même pas achevé de verdir. Et en même temps que la chaleur, les mouches, tout à coup là, comme par l’effet d’une génération soudaine et spontanée ; 47

      D’autres comparaisons de Simon mettent plus encore en évidence la similitude entre son écriture et les panneaux baroques. Ainsi il compare l’histoire de l’oncle de Montès avec une pièce de Calderon ou Lope de Vega, caractérisée explicitement par l’absence de successivité, la discontinuité qui y règne, au point qu’il devient impossible d’intégrer dans le temps les événements qui s’y déroulent :

      une de ces comédies-drames à multiples journées réparties dans, ou plutôt exhumées,émergeant sporadiquement hors d’un temps vague, d’une incertaine durée trouée d’épisodes burlesques ou macaroniques (…). 48

      Et lorsqu’il parle de l’arrivée inattendue du gitan, il compare la scène à

      ces films truqués et fantasmagoriques où dans un décor désert apparaît soudain un personnage matérialisé à partir de rien, tout à coup nonchalamment appuyé contre le mur (…). 49

      Surtout, comparaison éloquente s’il en est, le narrateur compare le temps de Montès à

      un mur gris sans commencement ni fin, décrépi, avec ses vieilles affiches déchirées (…) leurs fragments de textes sans commencement ni fin non plus, sans suite, se juxtaposant, se contredisant (…). 50

      Enfin, lorsqu’il évoque la mort brutale de Rose, Montès l’oppose à la conception qu’il avait auparavant de la mort et qui lui faisait la considérer comme quelque chose de progressif, de préparé, comme l’aboutissement d’une longue évolution. Pour souligner, à l’opposé, la soudaineté, la brutalité de l’irruption de cette mort, il la compare à l’interruption déconcertante d’une pièce de théâtre :

      Mais cette fois, me dit-il, il y avait quelque chose qui ne collait pas. Pas de fleurs : un simple drap ; pas une fin, un aboutissement : une interruption. Comme si, dit-il, la lumière avait brusquement manqué avant la fin d’un acte, au milieu d’une réplique, et puis le régisseur paraissant sur le devant de la scène, mais tenant de ses deux mains le rideau refermé derrière, disant : « C’est fini. Allez-vous en » (…) C’était comme si aucune règle n’avait été respectée (…) et même pas le temps : comme si celui-ci avait été pris de vitesse par quelque chose de plus rapide que lui (…). 51

      Cette temporalité si particulière, si paradoxale, est d’autant plus insolite et remarquable que Simon ne cesse de l’opposer au flux continu, ininterrompu que l’on désigne ordinairement par ce mot. Ses descriptions récurrentes d’une temporalité progressive, d’une continuité dans le temps qui permet de suivre précisément l’évolution d’un phénomène naturel font du temps du récit, du temps de Montès quelque chose d’irréductiblement différent du temps « de la nature » qui continue d’exister et de s’écouler en parallèle. Au temps « naturel » s’oppose le temps de Montès, qui est aussi le temps de l’art, le temps des panneaux d’un retable baroque.

      Pour n’en citer qu’un seul exemple, évoquons la conversation entre Montès et Maurice, qui se déroule dans la chambre de ce dernier. Au caractère incohérent, discontinu, fragmenté de la perception par Montès des actions de Maurice s’oppose sa vision de l’évolution du soleil, c’est-à-dire de la durée naturelle, continue et progressive d’ordinaire désignée par le mot « temps », vision à nouveau brutalement interrompue par un retour dans la temporalité de Montès, incompréhensible et sans cesse différente d’elle-même :

      Le soleil bas, jaune foncé, glissait presque horizontal dans la chambre, projetait sur le mur la tache marbrée virant lentement du citron au chrome, puis du chrome à l’orangé, tandis qu’elle se déplaçait insensiblement, et du dehors (…) parvenaient les bruits du soir. Comme une exhalaison du jour fané, révolu. Puis un frémissement, un long cri de soie déchirée fendant l’air, et Montès pensant : « Déjà. Les hirondelles. Elles sont déjà… » Et maintenant la barre du soleil comme du bronze en fusion glissant semblait-il de plus en plus vite, au point qu’il pouvait presque suivre sa lente dérive, la lente terrifient, et irrémédiable dérive du temps. Et toujours cette chose qu’il savait qu’il devait faire, ou qu’il voulait faire, ou qu’il fallait faire (…) Puis il y fut – un autre repère dans ce temps flou, un autre décor (…). 52

      Tout au long de cet entretien qui est comme un condensé de la brusquerie propre à tout le récit, l’évocation de la tache de soleil et de son évolution est récurrente et établit donc l’existence de deux temporalités absolument distinctes. La progression du soleil, symbole d’une temporalité successive, se retrouve d’ailleurs comme un leitmotiv dans tout le roman.

      Cette impossibilité pour Montès de pénétrer, de s’intégrer dans le temps de la nature est d’ailleurs, vers la fin du récit, analysée ou plutôt ressentie en tant que telle par le héros :

      et il s’aperçut alors que le soleil avait tourné, frappait à ce moment le rebord de la fenêtre, atteignait le mur opposé : d’abord une simple raie plus claire, aux contours flous, puis une frange dorée, puis un mince triangle s’étirant, s’affirmant, progressant insensiblement dans la lente et vide après-midi (pouvant sentir, me dit-il, le temps, l’éternel recommencement, l’éternel cheminement de la matière inerte, insensible, tournant dans l’infini, se déplaçant avec cette foudroyante et implacable lenteur, promesse d’un lent supplice, d’une lente agonie, et quelque part dans la lumineuse durée quelque chose comme une tache, quelque chose d’obscur, de noir d’irrémédiable, contre quoi son esprit se heurtait (…). 53

      Ainsi, si Le Vent se donne à lire comme une tentative de restitution d’un retable baroque, c’est aussi parce qu’on retrouve dans l’écriture le fonctionnement par panneaux propre à ces tableaux, dans la construction d’une temporalité paradoxale, fragmentée, discontinue et abrupte.

      Et de la sorte, le roman de Simon peut véritablement être caractérisé comme une œuvre baroque puisque, de même que dans un ballet de Jean-Baptiste L’Hermite, dans un roman de D’Urfé ou dans des vers de Monléon, l’écriture donne à l’œuvre littéraires les mêmes caractéristiques que l’œuvre peinte, mettant en scène un univers instable, mobile, en perpétuelle métamorphose. Même la prépondérance du décor, l’un des quatre critères de Rousset, est présente, puisque Simon décrit régulièrement la vie de la ville, en particulier de la place où vient souvent Montès, et surtout que, vers la fin du roman, reprenant la comparaison de son récit avec une pièce de théâtre, il le compare à une pièce où il n’y aurait que le décor 54 .

      Mais il existe encore d’autres points communs entre l’esthétique du roman et celle d’un retable baroque. Il suffit de se pencher sur l’importance accordée par Simon au détail, à ce qui, de prime abord, semblerait accessoire, inutile à la compréhension ou à la progression du récit et qui pourtant occupe dans ce dernier une place énorme, de même que dans les retables on trouve une profusion de détails qui va parfois jusqu’à brouiller la perception de la scène.

      Lorsque nous évoquions plus haut les motifs religieux présents dans le roman, nous parlions du tableau aperçu par Montès lorsqu’il s’était rendu à l’orphelinat. Or si ce tableau contribue à créer une équivalence entre le roman et un retable baroque, ce n’est pas uniquement à cause de la scène qui y est dépeinte, mais aussi en raison de l’esthétique mise en œuvre pour la description du tableau elle-même. Nous insistions plus haut sur l’abondance de détails présente dans le tableau et relevée par Montès. Mais le statut de ce tableau lui-même, sa place dans l’espace et dans la perception de Montès en font comme un symbole du rôle principal joué par le détail. Tout d’abord parce que le fait même de son évocation à première vue gratuite dans le récit d’un événement capital dans la vie de Montès (la visite aux petites étant désormais le seul lien qui le rattache encore à Rose) étonne. Et aussi à cause de sa localisation qui, alors même qu’il se trouve au cœur du récit, l’en décentre, lui conserve ce statut de détail :

      un grand tableau sombre, à l’huile (il n’eut pas le loisir de le regarder, il me dit que tout le temps qu’il resta avec elles, il le voyait sur sa gauche, vaguement (…). 55

      Cette obsession du détail est d’ailleurs perceptible dès les premières pages du roman, et sera récurrente jusqu’aux dernières. En effet, dans le récit fait par le notaire de son premier entretien avec Montès – récit qui ouvre le roman – l’homme de loi confie au narrateur :

      et je me demande même s’il s’était donné la peine de m’écouter, parce que dès que je le quittais des yeux, je le retrouvais, en relevant la tête, occupé à regarder cette gravure, ou le haut de la bibliothèque, ou le tapis, ou cette lampe (…). 56

      Cette attitude semble au notaire si surprenante, si choquante, qu’il y insiste encore quelques pages plus loin, attirant ainsi toute l’attention du lecteur sur ce qui constitue en fait un aspect fondamental du personnage :

      quand vous venez de vous esquinter toute une après-midi à lui parler de ses affaires, vous vous apercevez tout à coup que depuis déjà un bon moment il ne vous écoute plus, ne fait plus que semblant par pure politesse alors que quelque chose le préoccupe beaucoup plus, infiniment plus même, jusqu’à ce qu’il n’y tienne plus et se mette (…) à vous faire passer une interview en règle sur l’origine, le sujet, la date, le comment et le pourquoi d’une gravure que votre arrière-grand-père peut-être a suspendue là il y a cent cinquante ans et que vous-même depuis quarante ans que vous passez devant n’avez seulement jamais eu l’idée de regarder (…). 57

      Ce qui intéresse profondément Montès, ce sont non pas les informations essentielles qu’est en train de lui donner le notaire au sujet de ce pour quoi il s’est rendu dans cette ville, à savoir l’héritage qu’il vient de faire, mais des objets parfaitement accessoires, dénués d’utilité et qui semblent le fasciner. Cette fascination pour le détail trouve son pendant à la fin du roman : il s’agit à nouveau d’un entretien avec le notaire, et dans lequel il est question de la ruine totale de Montès.. Or on retrouve exactement à la fois le même désintérêt de Montès pour l’ « essentiel », et sa fascination pour cette gravure, symbolique du non-utilitaire, du gratuit :

      « Parce que, me raconta-t-il, il était là (…), toujours avec ce même air de penser à autre chose (…) sans cesser de loucher sur ces vieilles gravures de la ville que j’ai laissées là parce que je les y ai toujours vues, si bien qu’à la fin je lui ai dit : "Si elles vous passionnent tellement, je vous en fais cadeau". » 58

      Cette construction très rigoureuse de Simon qui replace le même motif au début et à la fin de son roman prouve l’importance qu’il accorde, dans le « cahier des charges » du personnage de Montès, à son obsession du détail.

      C’est d’ailleurs ainsi que le narrateur caractérise explicitement Montès en évoquant le récit fait par ce dernier et qui, une fois encore, s’attache et se clôt sur les éléments les moins utilitaires, les moins liés à l’action :

      Car ce fut en définitive la dernière chose dont il me parla, avec cette méticulosité dans le détail, l’insignifiant – ou du moins ce qui, pour tout autre, paraissait insignifiant --- ce qui faisait hausser les épaules aux gens, s’attachant à me décrire le bruit cartonneux des feuilles froissées par le souffle de la nuit, les formes des feuilles semblables à des étoiles découpées et le va-et-vient sporadique des branches rigides, raides. « Comme toujours à cette époque de l’année, me dit-il, quand elles ne sont encore presque pas chargées de feuilles, quand le poids n’est pas encore suffisant pour leur donner ce port lourd, les mouvements lents, majestueux et paisibles de l’été. » 59

      Le miracle de l’écriture

      Mais peut-être, au-delà des ressemblances précises du roman avec un retable baroque, faut-il s’interroger sur cette volonté exprimée par le sous-titre d’établir une équivalence entre le récit et une œuvre d’art, précisément lorsque le récit en question ne comporte presque pas de références au domaine artistique.

      Peut-être la clé se trouve-t-elle justement dans cette absence de référence artistique : peut-être que ce que Simon veut accomplir c’est, de même que dans un retable les souffrances et les tortures les plus cruelles deviennent sublimes, la transfiguration, sinon du sordide, du quotidien et du médiocre, en œuvre d’art par le seul pouvoir de l’écriture.

      Cette primauté de l’écriture sur le « sujet », sur le contenu de l’histoire, Simon ne cesse de l’affirmer par son insistance sur le travail des voix qui montre que, bien plus que du récit d’un événement, il s’agit ici d’un récit de récit.

      Dès l’incipit en effet, la narration est relayée, dédoublée, et le narrateur nous rapporte non pas l’événement que fut la conversation de Montès avec le notaire mais le récit que le notaire lui en fit. De même, tout l’épisode de l’huissier se rendant chez le régisseur est raconté à partir du récit fait par l’huissier 60 , c’est à nouveau un récit de récit. Plus précisément, il s’agit d’une alternance entre le récit du narrateur rapportant ce qu’a raconté l’huissier et le récit de l’huissier lui-même, exactement comme avec le notaire :

      la route vide, déserte, au point qu’il aurait presque pensé avoir rêvé (…) « Mais, raconta plus tard l’huissier, je vous demande un peu quel besoin il avait de venir là, sur cette route, à cette heure ? (…) Parce que… » Et il décrivit la scène : lorsqu’il se fut enfin décidé (…). 61

      Et au chapitre d’après, on revient à la voix du notaire 62 , que le narrateur cesse tout de suite d’écouter pour revenir au récit de Montès (« plus tard Montès me raconta » 63 ). Ce jeu sur différentes voix et sur différents récits, qui ne cesse fonctionner tout au long du roman montre bien que ce qui importe à Simon, beaucoup plus que la « réalité » racontée, c’est le fait de la raconter. La comparaison de son roman avec un retable baroque, au-delà de la surprise causée tout d’abord par l’association de deux objets de prime abord si différents, met en relief cette primauté du travail de l’artiste sur l’histoire racontée, puisque dans le retable, il s’agit toujours des mêmes histoires, travaillées différemment par chaque artiste.

      Mais c’est surtout l’insistance sur le rôle fondamental de l’imagination qui établit cette hiérarchisation entre l’événement lui-même et son écriture et explique la comparaison mise en place par le sous-titre.

      Le narrateur ne cesse de mettre en scène la recréation que son imagination lui permet de faire de l’histoire, du caractère ou des sentiments des personnages, de sorte qu’on a en fait beaucoup moins à faire à tel ou tel événement qu’à la façon dont le narrateur se figure qu’il a dû arriver, qu’à la réinvention de l’événement par la voix ou plutôt par la plume du narrateur. Pour ne citer que quelques-unes de ces phrases essentielles :

      je ne pouvais m’empêcher d’imaginer l’autre (…). 64

      il me semblait les voir là tous deux (…) et entendre le dialogue (…). 65

      Mais je n’avais pas besoin qu’il me le racontât. Je pouvais, il me semblait voir ça : lui assis là (…). 66

      Cette dernière phrase surtout est particulièrement révélatrice. A la limite, la connaissance de la réalité est inutile. Bien plus que les événements, le véritable sujet du roman, c’est l’imagination du narrateur. A la limite, peu importe ce que raconte le narrateur ; ce qui compte, c’est qu’il raconte. Autrement dit, c’est le travail de l’artiste qui importe véritablement. Telle est sans doute la signification du perpétuel brouillage de frontières mis en place par le narrateur. Ainsi, lorsqu’il relate le dialogue entre Montès et le notaire, il commence par retranscrire celui qu’il imagine 67 pour passer soudain à la version que lui en a donné le notaire : « Et tout à coup, j’entendis de nouveau la voix du notaire, présente, réelle 68  ». Donc une partie du récit est « réelle » et l’autre imaginaire, ce qui abolit en fait cette distinction et nous dit que l’essentiel se trouve non dans la réalité de l’événement raconté mais dans le fait de le raconter, dans le roman non comme compte-rendu mais comme œuvre d’art.

      Dès lors, on peut considérer que le sous-titre tentative de restitution d’un retable baroque se rapporte à la transfiguration par l’écriture d’une histoire à la fois insignifiante, sordide et incohérente. Il semble bien que Simon ait choisi d’intituler ainsi justement celui de ses romans dont le sujet est le moins « noble » possible pour mettre en scène ce « miracle » (nous nous permettons l’emploi de ce terme en raison de la façon dont il entre en écho avec le sous-titre du roman) de la transformation de la boue en or par le pouvoir de l’écriture.

      Ainsi, lorsque le narrateur nous décrit l’enterrement du père de Montès, une parenthèse interrompt soudain le récit et, par une ekphrasis inattendue, transforme ces lamentables obsèques d’un raté coureur et ivrogne, auxquelles assiste l’insignifiante et grotesque jeune fille qu’il a débauchée, en tableau plein de dépouillement et de mélancolie :

      (char funèbre cahotant lentement sur les pavés inégaux dans le vent coupant de février, le soleil froid, les quatre plumets échevelés oscillant au-dessus du cortège noir, des voiles de crêpe, et sous l’un d’eux le masque trop et maladroitement, presque naïvement,peint (…). 69

      De même, la description de la cour près de laquelle vivait Rose, et qui dans la réalité devait être sordide, prend la magnificence d’un tableau sous la plume du narrateur :

      Et je peux voir cette cour près de l’ancienne caserne, là où Rose habitait : le soleil immobile, figé, piquetant à travers le feuillage transparent les arcades de briques, et la brique violacée. effrités, et les linges multicolores en train de sécher sur les cordes tendues d’un pilier à l’autre des galeries, et peut-être dans un des coins une femme en train de laver , et les rigoles d’eau noire, croupie, et quelque part dans une cage un canari lançant de loin en loin ses trilles à travers le temps mort, opaque, stagnant, et les deux fillettes (…). 70

      A noter l’’intransivité du verbe « laver » accentuant encore l’impression qu’a le lecteur de contempler un tableau, ainsi que l’anaphore en « et », permettant l’accumulation d’une multitude de détails pittoresques et colorés .

      Plus loin, un autre procédé met encore en valeur cette transfiguration de l’insignifiant, du banal par l’écriture. Le narrateur commence par décrire de façon très poétique la floraison de la nature à l’approche du printemps (abondance d’adjectifs, personnification, rythme ternaire) :

      Et chaque jour, à mesure que le printemps approchait, Montès pouvait voir les jeunes pousses duveteuses se former un peu plus, s’extraire de leur gangue de bois, fragiles, impétueuses, triomphantes. 71

      Tout de suite après, il évoque la vie de la place sur laquelle donne l’hôtel de Montès,s’arrêtant sur les différentes et « immuables » phases de la journée, décrivant les activités quotidiennes des gitans loqueteux ou des ménagères dépeignées pour les comparer, à nouveau très poétiquement (de nouveau rythme ternaire, chiasme, adjectifs eux aussi empruntés au domaine poétique : « féerique », « mystérieux ») à la pousse des plantes, elle aussi constituée de phases immuables :

      Et, de sa fenêtre, Montès pouvait assister chaque jour à cette sorte de paisible, d’irrésistible recommencement, de pulsation mystérieuse, majestueuse, féerique, avec l’immuable succession de ses phases immuables, quelque chose de semblable à ce qui forçait les jeunes pousses à sortir, tendait, balancés sans trêve dans le vent, les fragiles, turgescents et impérieux bourgeons. 72

      Cette comparaison, cette équivalence entre le quotidien du peuple de la place et les merveilleuses métamorphoses de la nature magnifie l’insignifiant et le transforme en œuvre d’art.

      Cette idée selon laquelle la valeur d’une œuvre d’art réside non dans son « sujet » mais dans le travail de métamorphose, de transfiguration qui est le sien, on peut peut-être la lire dans le contraste mis en place par Simon relatant, après le match de boxe, le retour du gitan et de deux autres personnages, entre la description du ciel et celle des statues du tribunal :

      tandis que le ciel au-dessus d’eux passait peu à peu du vert au roux, puis au mauve, puis au bleu profond du crépuscule sur lequel se découpa bientôt en noir la statue de bronze du rond-point et les lourdes palmes immobiles (…) et dans l’éclairage jaune citron des deux réverbères symétriques le fronton du tribunal avec ses fausses et maigres colonnes corinthiennes et ses deux statues allégoriques ou mythologiques, aux yeux bovins, sans prunelles, comme des abstractions, des entités aveugles, stupides et sereines dans la sereine conscience de leur inexistence, de leur absurdité marmoréenne, monumentale et grecque. 73

      La vraie beauté réside dans ce ciel sans prétention si l’artiste décide de s’y attacher et, par son travail, le transforme en sublime tableau. En revanche, lorsque ce travail de transfiguration n’est pas effectué, lorsque n’est présente que la volonté de « faire de l’art » en s’inspirant de modèles convenus dénués de toute émotion, lorsque la beauté est recherchée non dans le travail mais dans le modèle, ne peut naître qu’une œuvre inexistante et absurde, le contraire d’une œuvre d’art.

      De même, quand assis sur un banc il contemple la devanture d’une boutique, son regard (ou plutôt la transcription de son regard dans l’œuvre d’art) transforme le plus banal des spectacles (des légumes, une femme avec un enfant dans les bras) en image féerique :

      Cela. Comme, dit-il, une boite, une sorte de petit théâtre lumineux au sein de la nuit, avec ses personnages muets, dessinés et coloriés avec cette absurde et minutieuse précision des détails qui contribuait à les rendre irréels, privés d’atmosphère, ciselés. 74

      Le narrateur insiste d’ailleurs de manière explicite sur le peu d’importance qu’a pour lui la compréhension de la réalité qu’il a pourtant entrepris de nous raconter, attribuant à l’inverse une importance fondamentale à la présence du personnage. Ce qui compte, ce n’est pas de comprendre comment les choses se sont passées (sinon on aurait à faire à un simple compte-rendu) mais de les transposer dans l’œuvre d’art :

      et alors peut-être en fin de compte tout cela n’a-t-il été que la vulgaire et idiote aventure d’un vulgaire idiot, comme ils le dirent tous (…) Peut-être. Pourquoi pas ? Et quelle importance après tout ? Car ce n’était pas pour prouver quelque chose qu’il était là. Il était là. 75

      Et c’est par le pouvoir de l’écriture que cette aventure, ou plutôt cette non-aventure sordide prend une dimension universelle et magnifique. Malgré toute l’ironie de la comparaison, l’identification du personnage grotesque et mesquin du notaire avec un chœur antique 76 met en lumière la portée immense que prend n’importe quel épisode ou n’importe que personnage du moment que l’écriture s’est emparée de lui.

      A cet égard, très révélatrice est la comparaison de l’aventure racontée avec une pièce de théâtres imaginaire, au conditionnel, qui contient à la fois des éléments espagnols (église baroque, présence de don Eusébio) et ressemble donc à une pièce de Caldèron, et modernes (les cafés éclairés au néon de la ville) 77 qui montre qu’au fond l’histoire de Montès, un retable baroque ou une pièce espagnole ont le même statut, que l’écriture est capable de donner aux mésaventures d’un innocent avec un gitan, dans un monde d’une accablante modernité, la même beauté que l’œuvre d’un immense artiste.

      Et de façon récurrente, les comparaisons choisies par le narrateur transposent les événements racontés du sordide, du ridicule, du grotesque, dans l’universel et le solennel. Même l’épisode honteux de la découverte par la femme enceinte à demi nue du gitan dans la chambre de sa bonne prend une indicible majesté par la comparaison des deux protagonistes avec

      deux de ces statuettes nègres à la précise et sauvage obscénité, violents, barbares, elle comme une de ces déesse archaïques de la fécondité (…). 78

      Si l’écriture de Simon est capable de métamorphoser, de transfigurer de la sorte tout ce qu’il choisit comme sujet de son œuvre, c’est parce que son écriture, foncièrement différente de l’écriture journalistique (compte-rendu et mise en ordre) est respect, mise en valeur et recréation de la diversité, de l’indépendance et du désordre propres à la vie. Le passage suivant est si fondamental que nous nous permettons de le citer in extenso :

      Car, me dit-il, ce fut ainsi que cela se passa, en tout cas ce fut cela qu’il vécut, lui : cette incohérence, cette juxtaposition brutale, apparemment absurdes, de sensations, de visages, de paroles, d’actes. Comme un récit, des phrases dont l’agencement ordonné – substantif, verbe, complément – seraient absents. Comme ce que devient n’importe quel article de journal (le terne, monotone et grisâtre alignement de menus caractères à quoi se réduit, aboutit toute l’agitation du monde) lorsque le regard tombe par hasard sur la feuille déchirée qui a servi à envelopper la botte de poireaux et qu’alors, par la magie de quelques lignes tronquées, incomplètes, la vie reprend sa superbe et altière indépendance, redevient ce foisonnement désordonné, sans commencement ni fin, ni ordre, les mots éclatant d’être de nouveau séparés, libérés de la syntaxe, de cette fade ordonnance, ce ciment bouche-trou indifféremment apte à tous les usages et que le rédacteur de service verse comme une sauce, une gluante béchamelle pour relier, coller tant bien que mal ensemble, de façon à les rendre comestibles, les fragments éphémères et disparates de quelque chose d’aussi indigeste qu’une cartouche de dynamite ou une poignée de verre pilé : grâce à quoi (au grammairien, au rédacteur de service et à la philosophie rationaliste) chacun de nous peut avaler tous les matins, en même temps que les tartines de son petit-déjeuner, sa lénifiante ration de meurtres, de violence et de folie ordonnés de cause à effet, quitte, si cela ne le satisfait pas (et apparemment, et contrairement à ce qu’il pense, cela ne le satisfait pas), à recourir en supplément aux bons offices des esprits, du marc de café, des cierges bénis, des hommes providentiels ou de la camisole de force. 79

      C’est aussi pour cela que le roman peut se lire comme une tentative de restitution d’un retable baroque : en opposition à la philosophie rationaliste et au grammairien, le baroque s’intéresse au désordre et à la violence qu’il y a dans le monde et l’harmonie de ses œuvres vient de cette acceptation et même de cet amour du désordre contrairement au rationalisme ou au journalisme qui doivent le nier pour exister. Le titre du Vent prend alors tout son sens. Le Vent, c’est ce respect du désordre propre à l’écriture de Simon, qui parvient à restituer le monde de façon authentique justement parce qu’il ne tente pas de lui imposer un ordre artificiel. Littré, pour définir le mot restitution, évoque l’action de rétablir, de remettre une chose en son premier état, et c’est parce que l’écriture simonienne se veut tentative de restitution, se veut représentation du monde en son premier état qu’elle se compare elle-même au vent.

      Tout au long du roman, en effet, l’évocation récurrente du vent soufflant sur la ville se donne à lire comme une description du travail d’écriture propre à Simon. Comme le vent, le narrateur bouleverse et désordonne les idées fausses et les préjugés. Ainsi, alors que toute la ville dont le notaire se fait le porte-parole, considère l’aventure de Montès et de Rose comme une simple arnaque :

      Comprenez si vous le pouvez : qu’une putain de serveuse comme cette Rose ait essayé de l’embobiner et de lui mettre le grappin dessus, ça devait arriver, mais qu’une jeune fille aille se compromettre comme (…). 80

      le narrateur, lui, présente les faits d’une façon totalement différente: entre Rose et Montès, c’est beaucoup plus compliqué, cela se rapproche beaucoup plus d’une histoire d’amour.

      Et si l’on déchiffre ce que Simon nous dit du vent, on comprend que c’est de ce bouleversement de l’ordre établi, de ce respect du désordre que peut finir par naître cet ordre authentique créé par l’œuvre d’art. A cet égard, la description du vent soufflant sur la propriété dont Montès a hérité est très éloquente :

      d’abord une longue allée de pins, non pas courbés sous le vent mais, pour ainsi dire, façonnés par lui, comme pétrifiés, aplatis, écrasés une fois pour toute, presque à l’horizontale, figés dans une effrénée, statique et définitive convulsion, comme on ne savait quoi de définitif, de mort, semblait émaner des bâtiments de la propriété (…) rongés peu à peu par un corrodant dans la composition duquel la durée, le soleil et le vent seraient entrés à part égales pour en faire (…) quelque chose de par-delà le temps, au-delà aussi de la destruction, sans âge, éternel (…). 81

      Ce passage est crucial parce qu’il définit clairement l’action du vent qui crée un tel désordre que cela finit par devenir un ordre, quelque chose de durable, de structuré. Simon met ici en évidence le paradoxe du vent, c’est-à-dire de son écriture : le désordre donne naissance à l’ordre, le corrodant à l’intemporel, à l’éternel. De plus, on a ici la mise en place, essentielle et qui reviendra comme un leitmotiv tout au long du roman, de l’équivalence entre le vent (principe désordonnateur-ordonnateur de la réalité), de la lumière (médium essentiel pour l’appréhension de la réalité et origine même de la photographie, autre équivalent de l’écriture simonienne) et le temps (substance même de l’écriture simonienne, phénomène que cette écriture est capable de rendre visible grâce à sa ressemblance fondamentale avec lui).

      De même que le vent semble être « le bruit même du temps épuisé, harassé » 82 , l’écriture de Simon reproduit par son rythme, par ses procédés cet écoulement du temps qui dans un sens est le sujet du récit :

      Et seulement, au-dehors, de nouveau, le vent oublié, tenace, les sporadiques et soyeux bruissements frôlant les murs comme la course d’un voleur chaussé d’espadrilles, s’enfuyant le long des murs comme le temps même fuyant, filant irrémédiablement, le sang s’écoulant d’une blessure par où le corps se vide, la vie, dans un lent désespoir (…). 83

      Et, grâce à cela, grâce à cette soumission au passage du temps, au flux de la vie tel qu’il se donne à voir, grâce à ce refus de maîtrise, de pouvoir sur le monde, l’écriture simonienne, comme le vent qui, ne se souciant pas des différences extérieures et superficielles, s’attaque à toutes les catégories de populations 84 , dégage l’essence des choses et des êtres sans se laisser arrêter par leur écorce.

      Mais surtout, le vent est gratuit, son action est dépourvue de sens et c’est ce qui lui donne sa beauté :

      et naturellement ce bon Dieu de vent, les sarabandes affolées de papiers, de feuilles et de détritus tourbillonnant, houspillés par les bourrasques de mars, l’infatigable, permanente tempête se ruant sans trêve sous le ciel diaphane, s’exaspérant, s’enivrant de sa propre colère, de son inutile puissance 85

      Comme le vent, l’écriture de Simon existe d’abord pour elle-même, elle est son propre but et ne vise rien d’autre qu’elle-même. C’est sans doute cela qui lui donne, comme au vent, sa puissance et sa nécessité.

      Les dernières pages du roman, mettant en scène l’ordre immuable et éternel du monde posent le vent, générateur de désordre, comme lui aussi faisant partie de cet ordre et contribuant à le créer, et définissent ainsi l’écriture propre à l’œuvre d’art.

      Ainsi, le titre du Vent, au-delà de son apparence paradoxale et arbitraire, est à la fois une indication générique et un titre rhématique. Il se réfère bien davantage à l’écriture et à l’esthétique simoniennes qu’auxs éléments matériels de l’intrigue et permet au lecteur de dégager la conception qu’a Simon de son roman et du rôle de l’écriture littéraire en général. Un véritable mode d’emploi, donc, nous permettant d’appréhender tout d’abord un roman profondément imprégné de motifs religieux et christiques qui en font une réécriture, une imitation de ces retables baroques si pleins à la fois de douleur et de majesté ; une construction, ensuite, très spécifique, où l’histoire et le temps se donnent à lire de façon abrupte, brutale, à la limite de l’incohérence, recréant ainsi dans le temps par des procédés stylistiques ce que des techniques picturales avaient accompli dans l’espace ; et surtout de découvrir la valeur immense accordée à l’écriture, à son pouvoir, à sa capacité de transfigurer la réalité et de restituer le monde dans sa vérité et son authenticité.

      Ce roman est l’un des premiers de Claude Simon mais s’y donnent déjà à lire certains enjeux majeurs de son œuvre à savoir l’expression de son esthétique par la référence à d’autres œuvres d’art, l’absolue primauté de l’écriture, et le travail, la participation active demandés au lecteur, qui est, autant que l’écrivain, l’acteur de cette tentative et non le consommateur passif d’une œuvre déjà achevée.


      1. Gérard Genette, Seuils, éd. du Seuil, Paris, 1987.

      2. Ibid., p. 8.

      3. Ibid., p. 79.

      4. Ibid., p. 56.

      5. Ibid., p. 82.

      6. Ibid., p. 83.

      7. Tamar Yacobi, « Pictorial Models and Narrative Ekphrasis », in Poetics today,16:4 (hiver 1995). Dans cet article, T. Yacobi montre notamment à quel point la critique a limité la portée du terme d’ekphrasis en postulant que les écrivains décrivent toujours une œuvre d’art bien précise, alors que, selon elle, l’ekphrasis peut tout aussi bien désigner la référence à un genre ou à un ensemble d’œuvres d’art.

      8. Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, éd. José Corti, Paris, 1954, pp. 181-182.

      9. Claude Simon, Le Vent, éd. de minuit, Paris, 1975, pp. 42-43.

      10. p. 231.

      11. pp. 10-11.

      12. p. 101.

      13. p. 105.

      14. p. 172.

      15. Ibid.

      16. p. 138

      17. p. 106.

      18. p. 133.

      19. pp. 13 et 187.

      20. p. 147.

      21. p. 106.

      22. pp. 104-105.

      23. pp. 105-106.

      24. pp. 146-147.

      25.  In Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, Union générale d’éditions, Paris, 1972.

      26.  Ibid., p. 86.

      27. p. 9.

      28. p. 11.

      29. p. 16.

      30.  p. 27.

      31.  pp. 47-48.

      32.  p. 47.

      33.  p. 50.

      34.  p. 50.

      35.  p. 50

      36.  p. 18.

      37.  p. 91.

      38.  p. 184.

      39.  p. 90

      40.  p. 69.

      41.  p. 67.

      42.  p. 73

      43.  p. 75

      44.  pp. 82-83.

      45.  p. 90.

      46.  Ibid.

      47.  p. 118.

      48.  p. 112.

      49.  pp. 47-48.

      50.  p. 149.

      51.  p. 179.

      52.  p. 85.

      53.  p. 198.

      54.  pp. 216-217.

      55.  p. 231.

      56.  p. 14.

      57.  p. 22.

      58.  p. 237.

      59.  p. 102.

      60.  pp. 34-35.

      61.  p. 37.

      62.  p. 40.

      63.  p. 41.

      64.  p. 10.

      65.  p. 22.

      66.  p. 231.

      67.  p. 22

      68.  p. 24.

      69.  p. 19.

      70.  p. 118.

      71.  p. 53.

      72.  p. 54.

      73.  p. 88.

      74.  p. 99.

      75.  p. 107.

      76.  p. 108.

      77.  pp. 112-113.

      78.  p. 116.

      79.  pp. 174-175.

      80.  p. 14.

      81.  pp. 26-27.

      82.  p. 35.

      83.  p. 172.

      84.  pp. 41-42.

      85.  p. 41.

      Hanhart-Marmor Yona
      Vitali-Rosati Marcello masculin
      "Le Vent" : Tentative de restitution d’un retable baroque ou un principe de transfigure
      Hanhart-Marmor Yona
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2012-03-19
      Arts et lettres
      Simon, Claude (1913-2005)