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L'intériorité : espace imaginaire ou duperie ?

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Texte

"La vie ne songe qu’à se reposer le plus possible en attendant la mort... un détour obstiné, par lui-même transitoire et caduc, et dépourvu de signification."

Jacques Lacan

La conséquence immédiate de la célèbre affirmation « l’existence précède l’essence » fait de Sartre l’homme de la négation de l’intériorité psychique. Cette position développée par Gérard Wormser dans son livre sur « Sartre » 1 a pour le moins le mérite de soulever la question de cette intériorité qui paraît aller de soi alors que rien n’est moins sûr.

Avec Sartre, nous devenons un champ de bataille où s’affrontent un certain nombre de forces qui, selon lui, restent extérieures à nous, même nos pulsions. Si elles se heurtent au monde, elles ne représentent en quelque sorte que le courant de la vie qui nous traverse mais qui nous resterait à jamais étranger. Quel rôle resterait-il à cette « conscience transcendante », à cette « praxis existentielle » qu’il appelle de ses vœux, si ce n’est, dès lors, d’échapper aux essences traditionnelles d’une nature humaine intangible ? Rien moins que la remise en cause de mythes qui tentent de résoudre à notre place nos contradictions, aliénation essentielle dont il est possible pour Sartre de se débarrasser, l’intériorité faisant partie intégrante de ces mythes dont il faut se défaire...

On se demande cependant si, après avoir « pincé le Saint Esprit dans les caves » (Pourquoi dans les caves ?), Sartre ne vide pas le bébé avec l’eau du bain, l’intériorité avec le christianisme dont il ne veut plus. Cela dit la marge de manœuvre reste étroite pour le champion du libre arbitre, même si la disparition de « l’essence » peut se rapprocher de la réfutation par Lacan du « Moi », ce mirage imaginaire. Sartre et Lacan, en partant de points de vue radicalement différents, puisque le premier reste sur le plan conscient, et le second procède à partir de l’inconscient (la dépendance à l’égard des signifiants), récusent en définitive l’un et l’autre l’existence d’une éventuelle intériorité, fut-elle virtuelle, toujours en attente, à l’état d’ébauche et qui pourrait constituer les balbutiements d’un Moi (ou des « Moi »). Car qui dit « Moi », conscient ou inconscient - et avec la 2e topique le Moi pour Freud plonge aussi dans l’inconscient - revendique, qu’on le veuille ou non, une très curieuse instance qui est à la fois juge et partie, expérimentation et intériorité. L’intériorité se présenterait dès lors à la fois comme une capitalisation d’informations et d’énergie, un juge des expérimentations et le moteur de l’action, un petit cerveau en miniature.

Si l’on y ajoute un mixte de conscient et d’inconscient, on est obligé de parler de « volonté inconsciente » - aussi paradoxal que cela puisse paraître - pour désigner quelque chose à mi-chemin qui nous permettrait de puiser au fond de nous un lien fondamental qui nous construirait. On remarque au passage que ni Sartre ni Lacan ne se préoccupent beaucoup, et pour cause, de cette continuité et de ce passage...

Cela dit, Lacan a raison de miser à fond sur l’inconscient. Le problème est que son inconscient est transindividuel et purement linguistique et que, comme le dit très bien Betty Cannon, avec Lacan « je suis un objet qui fait semblant d’être un sujet » 2 . Néanmoins, quelles que soient les objections que nous puissions émettre sur sa conception de l’inconscient, Lacan a raison d’insister sur le seul lieu possible des modifications de notre vie psychique, la prise de conscience n’étant qu’un après-coup ou au contraire une résistance... Si tout nous est extérieur, comme le pense Sartre, on n’est pas très étonné que l’univers pulsionnel se développe d’une manière exponentielle dans le passage à l’acte, les toxicomanies, la vitesse accélérée des échanges mais également la violence dans les films comme dans les guerres. Voire de véritables cancers de haine incrustés dans des conflits sans fin. Sans parler de décisions apparemment incohérentes, l’invasion de l’Irak répondant spécieusement au 11 septembre. Comme si les pulsions agressives dominaient le monde et qu’il fallait nécessairement payer leur tribut aux dieux...

Ce « quelque chose en dehors de nous », Sartre en a curieusement développé le destin inéluctable dans ses meilleures pièces, le prince du libre-arbitre devenant le thuriféraire le plus impitoyable de la répétition sans fin. Dans Les jeux sont faits, le héros échoue une première fois dans sa vie privée comme dans sa vie publique, meurt et revient sur terre pour échouer à nouveau sur les deux tableaux. Même thème dans L’engrenage, les chefs d’une démocratie populaire se succédant sans espoir de pouvoir changer quoi que ce soit. Avec La putain respectueuse, la mentalité « sudiste » américaine l’emporte sur les velléités de résistance d’une « respectueuse ». Les séquestrés d’Altona aurait pu constituer la tragédie grandiose de l’univers sartrien, si l’auteur n’avait voulu retomber sur ses pieds dans les deux derniers actes, la liberté n’étant plus représentée que par son avatar le plus dérisoire, « la lâcheté », pourtant déjà expérimentée sans succès dans Huis clos. Mais quelle débauche pulsionnelle dans les trois actes précédents ! « Quand on ne fait rien on croit qu’on est responsable de tout » ; « S’il fallait trouver des mots pour toutes les tribulations de cette charogne ». Le sexe bien sûr ! « C’est un marché. Entrez dans ma folie, j’entrerai dans la vôtre ». Avec cette conclusion étonnante : « Chacun fait le contraire de ce qu’il veut ». Et cette explication encore plus étonnante : « La grandeur, elle me possédait, mais je ne la possédais pas ».

Si Lacan veut ignorer le pulsionnel, ce n’est en tout cas pas la position du Sartre dramaturge qui nous jette à la figure des propos d’où émerge un inconscient autrement plus vivant et plus attrayant que les méandres de signifiants à l’ordre symbolique de la mort. N’est-il pas possible de dire que le cycle infernal de nos pulsions, qui nous conduisent à l’être de la mort, peuvent s’arrêter parfois et fonder, l’espace d’un instant, une intériorité, précaire sans doute, mais d’autant plus précieuse qu’elle se construit à travers mille écueils et les avatars incertains d’une vie ô combien hasardeuse ? Une manière de lui donner un sens et même un sens personnalisé, ce qui nous permet de rejoindre Sartre du moins dans sa perspective d’une conscience créatrice.

Un plongeon dans l’inconscient

« Nous avons connaissance à présent de milliers de mondes à l’intérieur de l’homme, que toute l’œuvre de l’homme avait été de cacher. »

Pierre Jean Jouve

Que le psychisme humain ait un contenu pulsionnel cela peut paraître évident, du moins pour ceux qui savent regarder en eux-mêmes. En revanche, le contenant reste beaucoup plus problématique. Celui qui vient aisément à l’esprit et paraît aller de soi, la mémoire, est un trompe-l’œil à double titre. Si l’on peut dire dans un premier temps que la mémoire, qui contient nos souvenirs et nos savoirs, ne gère en rien nos pulsions actuelles, on est obligé ensuite, grâce à la psychanalyse, de considérer que les traces mnésiques et, bien plus que cela, la manière de gérer nos pulsions dans le passé, constituent des éléments contenants qui ont imprimé leur marque d’une manière plus ou moins indélébile et constituent ce qu’on appelle le caractère.

Ce caractère est imprimé dans notre corps au point qu’il n’est pas question un seul instant de pouvoir en changer. La psychanalyse n’a pas cette prétention : son ambition est seulement de permettre de mieux se servir de ce caractère dont les fondements restent inamovibles. C’est dire à quel point un ou plusieurs contenants psychiques se sont formés à notre insu. Ce « à notre insu » introduit par la grande porte l’inconscient dont l’existence semble, ici, aller de soi, bien qu’un grand nombre de personnes, voire de nos (petits) penseurs, continuent de le réfuter (on pense au livre de David Servan Schreiber, Guérir, où l’auteur n’en est pas à une contre-vérité près). Il est bien certain que l’existence de l’inconscient peut paraître une injure à la maîtrise rationnelle du monde dont on verra qu’elle-même a de profondes racines inconscientes : une partie de l’inconscient peut en refuser une autre.

Car la problématique de l’inconscient n’est pas simple. D’abord parce qu’il y a plusieurs inconscients, même chez Freud, sans parler de Lacan. La distinction Préconscient - Inconscient n’est souvent pas très claire en raison de la subversion française du subconscient qui ne veut rien dire.

La perception des pensées latentes qui s’inscrivent dans la rêverie n’est pas véritablement un inconscient, bien qu’elle en soit souvent la porte d’entrée vu l’importance des rejetons de l’Inconscient qui peuvent s’y inscrire. Voilà pour le Préconscient. Par contre, l’opposition entre l’Inconscient de la première topique (Inconscient, Préconscient, Conscient) et celui de la 2e topique (Moi, Ça, Surmoi) est radicale au point qu’on se demande si la psychanalyse et Freud lui-même l’ont tout à fait digérée. Opposition fondamentale, l’Inconscient de la 1ère topique est une sorte de mémoire seconde contenant les éléments incestueux qui y sont refoulés. Réservoir pulsionnel, il pourrait être considéré comme une véritable intériorité psychique si toutefois « les inconscients » de la 2e topique ne venaient pas brouiller le jeu. « Les inconscients », car chacune des trois instances est pour partie inconsciente. Le Ça, le mouvement pulsionnel en personne, est en très grande partie inconscient. C’est la raison pour laquelle la perception de nos propres pulsions n’est pas tout à fait évidente. Mais le Moi, l’instance régulatrice, est lui-même pour une grande part inconscient, porteur par exemple du jeu des identifications et des mécanismes de défense qui restent majoritairement inconscients. Le Surmoi, lui-même, si variable selon les types de personnalité, se dédouble en un Surmoi archaïque, produit des projections infantiles profondément incrustées dans l’inconscient, et en un Surmoi œdipien plus perceptible au niveau préconscient et même conscient.

Lacan avec son inconscient « structuré comme un langage » a pu donner l’impression que la psychanalyse était une démarche intellectuelle de compréhension, alors qu’il s’agissait pour lui de réfuter « la prise de conscience » et donner une place primordiale à l’Inconscient. Son refus d’envisager la 2e topique (refus du pulsionnel, de l’affect et de toute position économique, et même du Préconscient (qui réemergera avec "l’Après-coup"), est un véritable travail de démantèlement de l’inconscient freudien. Sa trilogie, l’imaginaire, le symbolique et le réel, ne fait que brouiller les pistes en insistant sur une logique du langage qui reste très parcellaire dans les faits. Le langage n’est pas un contenant pulsionnel totalitaire même s’il peut, parfois, être un contenant provisoire. Le véritable problème est que l’inconscient freudien est à la fois contenant (1ère topique) et contenu (2e topique) et que par conséquent il a fallu trouver des structures intermédiaires, elles-mêmes inconscientes, pour gérer l’infernal bazar. L’ébauche du Moi, le Moi-pulsionnel, s’est bricolé pourrions-nous dire une multiplicité de contenants dont certains restent à l’état d’ébauches, alors que d’autres paraissent beaucoup plus élaborés. Sa préservation face aux échecs narcissiques du pulsionnel trouve évidemment une cachette et une contention majeure avec le refoulement. Mais il s’avère que c’est encore insuffisant puisque le Moi-pulsion s’est inventé d’autres contentions très diversifiées, qui ne font pas toutes appel à l’extérieur.

- La pulsion reste à l’état brut ou presque dans la position caractérielle mais le côté provocateur face au monde, est indiscutablement une manière d’appel auquel l’entourage répond ou ne répond pas.

- La dépendance est un appel beaucoup plus franc et bien nécessaire tant que les autres contenants ne se sont pas développés suffisamment. Mais il ne faudrait pas croire qu’elle s’épuise tant nous sommes tous, avec nos intimes, imbriqués les uns dans les autres.

- La position phobique n’est pas à proprement parler une contention mais seulement un partage du monde désignant l’être, la situation ou l’objet phobique, lieu de récupération de toutes les angoisses à éviter. Elle fait également appel à autrui comme contenant (objet contraphobique).

- L’humour est un contenant particulièrement prisé des personnalités phobiques dans la mesure où c’est une manière de se protéger en évitant les conflits. Contenant idéal, trop idéal, du pulsionnel dans son jeu avec l’impossible qui provoque au minimum le sourire, l’humour ne peut pas devenir un dogme sauf à vouloir en tuer la spontanéité ; il n’est qu’un contenant exceptionnel. De plus ce type d’évitement qui effleure les sujets et reste à la surface des choses est une contention éphémère qui en réalité récuse une véritable intériorité. Il ne s’agit que d’un flirt, fut-il distingué, d’une hystérie singulière qui se cantonne à jouer sur les mots.

L’art psalmodie en quelque sorte la difficulté du psychisme à se trouver une intériorité efficace.

Qu’est-ce que l’intériorité psychique ?

Des plis aux replis et à la tanière psychique

« Presque jamais l’homme n’agit par acte naturel de son caractère mais par une passion secrète du moment, réfugiée, cachée dans les derniers replis du cœur. »

Napoléon

La dépression, pli et repli de douleurs, pourrait nous faire croire qu’il s’agirait là enfin d’une intériorité convenable, curieusement construite dans une blessure qui se ronge, creusée à vif dans l’inconscient. « Dans l’inconscient », car il y a une part de la dépression qui, sans qu’on le veuille, nous tire par les pieds vers la mort et nous pétrifie. Une autre, en levant le refoulement, laisse émerger des forces obscures à la source d’un élan d’une énergie insoupçonnée, opérateur de la nostalgie voire d’une créativité renouvelée. Ces deux forces se combattent, alimentées par une troisième, plus consciente, même si elle se récuse par le déni. Une sorte de rancœur contre soi qui préfère tout détruire plutôt que de continuer de lutter, sorte de vengeance contre on ne sait quelle divinité qu’il faudrait convaincre qu’elle n’est qu’un piètre auteur (Kierkegaard). Les deux issues, se mettre en boule ou faire appel à l’autre de toutes parts tant par des résurgences caractérielles que par des plaintes plus ou moins assaisonnées de paranoïa et, au-delà, par une quête forcenée d’identification, montrent à quel point cette intériorité précaire est peu confortable.

Étape irremplaçable dans la capacité d’une remise en cause élémentaire de soi, Proust a cependant tort de considérer que le malheur suffit pour produire une œuvre.

Des deux contenants inconscients restants, seule la toute-puissance de la pensée est évidente, si bien qu’elle n’est le plus souvent pas considérée comme une production de l’inconscient. Pulsion dont le désir s’est châtré au profit de sa qualité essentielle, l’omnipotence narcissique, elle fait son nid au creux de la maîtrise du langage et de la pensée. Son origine explique à quel point la raison peut être encore plus folle que l’irrationnel (Edgar Morin). Cette folie peut se percevoir à ses deux extrêmes :

- son excès dans le fanatisme affiché, plus fréquemment encore caché, voire ignoré, plus ou moins coloré de sadisme (harcèlement moral).

- ses échecs illustrés par ce qu’on appelle la folie du doute avec ses deux tentatives désespérées à la recherche d’un nouveau contenant : la maîtrise par le rite obsessionnel ou, a minima, l’ordre obsessionnel, d’une part ; l’isolation, cette prise de distance vis-à-vis de tout risque émotionnel qui se pétrifie dans l’intellectualisation, d’autre part.

C’est dire combien la toute-puissance de la pensée est un contenant qui, loin d’être guetté par la précarité, est au contraire menacé en permanence par une rigidité stérile, soit fanatique, soit obsessionnelle, et éventuellement les deux. Intériorité morte si elle n’est pas vivifiée en permanence par une autre intériorité beaucoup moins évidente, à savoir le théâtre de nos identifications qui constitue ce que nous nommons l’hystérie et qui reste majoritairement inconscient. Le rêve est évidemment le moyen d’exploration le plus simple, à la portée de tout le monde. Mais l’expression corporelle de tout un chacun par ses mimiques et par sa voix est aussi un moyen de percevoir comment fonctionne le théâtre d’autrui, si ce n’est le sien, beaucoup plus difficile à percevoir.

Sans doute ce théâtre interne ne fonctionne pas toujours d’une manière très souple ni très créative. Ses ratés sont beaucoup plus célèbres que ses réussites d’où la mauvaise réputation de l’hystérie. Réduite à une peau de chagrin par une submersion d’affects on assiste à une véritable « inhibition ». Mais c’est la « conversion hystérique », cette théâtralisation jusqu’au-boutiste enferrée dans un personnage excessif, qui a donné à l’hystérie sa célébrité de mauvais aloi.

L’hystérie fonctionnelle, cette spontanéité non spontanée dirait Sartre, est moins expansive mais plus authentique ; elle est le fer de lance de ce jeu du corps et de l’âme avec l’impossible qui ponctue l’ordinaire de la vie comme les meilleures répliques de théâtre. Fruit d’une longue élaboration dans le théâtre de l’inconscient, c’est une intériorité fragile ouverte à tous vents et qui peut à tout instant plonger dans la dépression comme dans la créativité la plus inattendue.

Le plaisir esthétique ne naît-il pas essentiellement de l’acmé contradictoire entre le désordre pulsionnel qui semble tout détruire, et la maîtrise esthétique qui dévoile un ordre insoupçonné et nouveau ? Fragilité de contenants qui demandent chaque fois une réinvention originale, l’art psalmodie en quelque sorte la difficulté du psychisme humain à se trouver une intériorité efficace.

Toutes ces créations de l’inconscient dans une suite de contenants plus ou moins précaires oscillent entre deux travers, se fossiliser (tels le fanatisme ou la conversion hystérique) ou se dissoudre dans la dépression sans fin plus ou moins caractérielle. Cette réponse incomplète mais réaliste face à la nécessité d’une intériorité pourrait à la rigueur répondre à notre attente; mais la symptomatologie voire les troubles du caractère, qui nous agitent tous à des degrés divers, ne peuvent se satisfaire d’une alchimie inconsciente ; cela reviendrait à dire qu’on peut vivre sa vie sans avoir découvert le creuset de sa propre existence.

Il faut une émergence quasi consciente pour construire véritablement sa tanière psychique. La prise de conscience prônée par Pascal, bien avant Freud, ne résout pas la problématique que Sartre a eu le mérite de mettre en évidence : la compréhension ne suffit pas, seule l’existence authentifie des forces qui ne sont pas en elles-mêmes un en soi et peuvent nous faire passer à côté d’une perception authentique et créative de nous même.

C’est le besoin sexuel qui permet d’échapper à la peau de la mère et d’essayer de constituer sa propre enveloppe.

La créativité d’une tanière psychique

« Rien de ce qui nous entoure ne nous est objet, tout est sujet. » André Breton « Le plus profond c’est la peau. » Paul Valéry « On n’est pas seul dans sa peau. »

Henri Michaux

Passer à côté de sa vie est un drame beaucoup plus fréquent qu’on ne le croit et cela non pas en fonction de critères sociaux ni même affectifs mais plutôt en raison de l’incapacité de se réaliser dans quelque chose qui soit véritablement à soi. Tant nos mouvements intérieurs peuvent nous agir indéfiniment sans que nous nous rendions compte de ce qui se passe. Tant l’intériorité psychique si elle reste inconsciente est inutilisable.

Mais comme l’a très bien vu Lacan, la prise de conscience n’est qu’un aiguillon et pas vraiment le moteur de la psychanalyse. Il en est de même dans cette recherche de l’intériorité qui ne saurait se suffire de comprendre. Se laisser aller à dire ce qui vient spontanément dans sa tête et se faire plaisir en associant librement, voilà qui ouvre un espace d’élaboration psychique dont le moteur implicite consiste en définitive à se nourrir de soi.

« L’autoérotisme » au sens large du terme devient ainsi la dernière intériorité possible. Nourri par l’inconscient pulsionnel et sexuel, il devient cet ultime repli psychique, un peu comparable d’ailleurs au repli dépressif mais cette fois-ci dans l’ordre du plaisir : se faire plaisir avec soi-même dans son corps et avec tout ce qui l’entoure, dans sa tête avec tout ce qui peut s’y jouer comme fantasmes et associations d’images et de mots.

L’amour n’est en définitive que la rencontre de deux autoérotismes tant au niveau du corps que des perceptions et de l’environnement intimes. En construisant sa tanière psychique dans un espace privilégié du monde, l’autoérotisme est à la croisée d’une multitude de chemins : de l’inconscient au conscient, du corps à la psyché, de l’intimité au monde extérieur.

Il forme une sorte de double peau invisible qui développe peu à peu son royaume et envoie ses pseudopodes chaque fois qu’il trouve un terrain propice comme avec les amis par exemple. Les œuvres d’art et les objets immédiats ainsi que les vêtements rendent visibles cette seconde peau imaginaire.

Bram Van Velde passait des journées entières à se nourrir de la peinture qu’il venait de finir et à digérer. Il lui fallait aller jusqu’au bout de cette réingurgitation pour pouvoir l’abandonner et se mettre à peindre un nouveau tableau. Cette autodigestion de la créativité qui nous échappe est une image assez prégnante de la volonté de récupérer en soi un mirage du monde qui peut aussi bien, évidemment, être une œuvre étrangère. Les musiques que nous avons aimées continuent de nous habiter et semblent nous appartenir. Le plaisir psychique en face d’une œuvre ou dans la rencontre avec une personne amie est toujours de l’ordre d’une appropriation qui conforte les frontières de cette invisible intériorité. L’autoérotisme ne dit pas, il sent et parle comme une peau. Le sexuel y joue un rôle primordial dans la mesure où il est à la fois le communicant essentiel de la peau et sa rupture. A la fois il réunit les peaux et les disjoint.

Il faut rappeler toutefois que c’est le besoin sexuel qui permet d’échapper à la peau de la mère et d’essayer de constituer sa propre enveloppe. L’écorché vif est celui dont la peau autoérotique a du mal à se constituer entre ses besoins sexuels et ses désirs identificatoires. Car l’autoérotisme a besoin de se nourrir en permanence d’autrui pour pouvoir ensuite ruminer ses acquisitions et les transformer en parties intégrantes de soi-même. Se nourrir de soi demande une capitalisation préalable. C’est là où se joue le rôle de l’hystérie et de son théâtre qui alimente l’autoérotisme. Mais l’inverse est vrai aussi : l’hystérie sans autoérotisme est une vierge folle. De même la toute-puissance de la pensée sans hystérie sous-jacente est un monstre exsangue.

On voit qu’il y a là comme un jeu de poupée russe en sachant cependant qu’il n’y a que deux entrées véritablement vivifiantes : l’hystérie au niveau inconscient, l’autoérotisme au niveau préconscient. On pourrait croire que ces deux portes d’entrée se développent en parallèle pour fonder ce qu’on appelle communément « un monde à moi ». Or il n’en est rien, l’autoérotisme peut se développer sur un fond obsessionnel qui fossilise sa destinée. L’hystérie peut pousser comme une herbe folle qui ne trouve pas d’attache autoérotique ni même parfois d’ancrage suffisant dans le narcissisme de la toute-puissance de la pensée. C’est d’ailleurs un des rares cas de figure où la prise de conscience est efficace, en servant d’étayage à l’hystérie. Elle lui permet de se reconnaître comme une pulsion vivante et non plus comme un symptôme.

On est donc obligé de conclure que l’intériorité est protéiforme avec des contenants plus ou moins efficaces et plus ou moins imbriqués les uns dans les autres. Leur diversité et surtout leur plasticité assure sa vitalité.

La recherche à tout prix d’un contenant unique (religieux, politique, artistique, voire philosophique ou même psychanalytique) est une vue de l’esprit extrêmement fréquente tant la recherche d’une intériorité à tout prix est dans la logique de la toute-puissance de la pensée (Névrose de Caractère).

Le monde toxicomane dans lequel nous vivons, où tout doit aller vite, entretient des réussites exceptionnelles en particulier dans le domaine de l’intelligence qui, elle, arrive à suivre.

Il n’en est pas de même pour la vie affective et psychique qui ne peut développer l’intériorité d’un monde à soi que dans une temporalité qui, d’une manière ou d’une autre, doit se ressourcer dans un temps traditionnel (comme dans certaines rencontres par exemple). Le questionnement de la vie émotionnelle qui cherche à construire sa tanière psychique sait que l’intériorité vivante est toujours à refaire et ne permet pas de s’arrêter en route sauf à mourir avant l’heure.


  1.  Gérard Wormser, Sartre, Paris, Armand Collin, coll. Synthèse, 1999, 94 p.

  2.  Betty Cannon, Sartre et la psychanalyse, P.U.F., Perspectives critiques pp. 293-294.

Chartier Jean-Paul
Wormser Gérard masculin
L'intériorité : espace imaginaire ou duperie ?
Chartier Jean-Paul
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2004-09-20

 La conséquence immédiate de la célèbre affirmation {l'existence précède l'essence} fait de Sartre l'homme de la négation de l'intériorité psychique. Cette position développée par Gérard Wormser dans son livre {Sartre} (coll. Synthèse, Armand Colin, 1999) a pour le moins le mérite de soulever la question de cette intériorité qui paraît aller de soi alors que rien n'est moins sûr. Avec Sartre, nous devenons un champ de bataille où s'affrontent un certain nombre de forces qui, selon lui, restent extérieures à nous, même nos pulsions. Si elles se heurtent au monde, elles ne représentent en quelque sorte que le courant de la vie qui nous traverse mais qui nous resterait à jamais étranger. Quel rôle resterait-il à cette « conscience transcendante », à cette « praxis existentielle » qu'il appelle de ses vœux, si ce n'est, dès lors, d'échapper aux essences traditionnelles d'une nature humaine intangible ? Rien moins que la remise en cause de mythes qui tentent de résoudre à notre place nos contradictions, aliénation essentielle dont il est possible pour Sartre de se débarrasser, l'intériorité faisant partie intégrante de ces mythes dont il faut se défaire...

Philosophie
Sartre, Jean-Paul (1905-1980)
Lacan, Jacques (1901-1981)
Psychanalyse
Imaginaire