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La différence des sexes dans l'œuvre de Paul Virilio

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Texte

C’est le temps des vacances qui, pour la majorité d’entre nous, s’ouvre avec cette Université d’été, le temps inséparablement lié à l’événement du voyage. Pour entretenir l’esprit de ces premiers jours du mois du juillet qui nous invitent au départ et nous promettent les pays lointains, j’aimerais, dans mon exposé, m’interroger sur la relation de notre sujet, la différence des sexes, avec l’expérience que nous partageons tous ici à Lyon : le voyage. Mais comment lier deux termes apparemment si hétérogènes, voyage et différence sexuelle ? Une solution s’offre à nous avec l’œuvre de Paul Virilio - philosophe, urbaniste, architecte, historien de l’art militaire et critique des nouvelles technologies de la communication.

D’avance, je sollicite l’indulgence de votre communauté qui tente de mettre en valeur le rôle de la femme, car le discours v ir ilien est, littéralement parlant, très masculin. Son nom renvoie aussi bien au nom de la ville dont le blason comporte un lion, l’animal emblématique des Tchèques : ainsi Virilio fait écho non seulement à vir , l’homme comme mâle, mais aussi à leo , le lion.

Paul Virilio est un auteur souvent méconnu par les « Gender Studies ». Il me semble donc utile, pour commencer, de rappeler brièvement la thématique fondamentale de son œuvre qui peut se résumer par cette formule : tout est vitesse . Le phénomène de la vitesse fonde en effet toutes ses analyses, et c’est à partir d’elle que Virilio envisage les problèmes de la société contemporaine : la vitesse dévaste et fait disparaître la réalité. Plus nous voyageons vite, plus la réalité s’éloigne pour devenir virtualité. Les hautes vitesses de déplacement nous mènent d’une réalité à une autre, à l’hyper-réalité. Le voyage est un écartèlement, il nous prive du contact avec l’immédiat, avec l’expérience directe du monde. Entre le degré de cet écartèlement et le degré de la vitesse, il existe une proportion directe. La vitesse change notre rapport à l’espace et au temps, elle met l’homme hors-jeu.

Tout se passe comme si le voyageur, au moment du départ, sortait de ce monde vers un ailleurs dont nous pensons qu’il ressemble beaucoup à ce que M. Foucault désigne sous le terme d’« hétérotopie ». Ce sont les lieux hors de tous les lieux, les places réservées pour l’état de crise. Dans la conférence Des autres espaces , Foucault mentionne la tradition du voyage de noces qui était le non-lieu de la première expérience sexuelle des mariés. La femme perdait sa virginité dans le voyage, c’est-à-dire nulle part.

Pour Virilio, c’est comme si le voyageur allait mourir pour renaître à l’arrivée. L’analogie du voyage avec la mort renvoie en effet à l’ancien mythe grec que signale Platon dans le Phédon et selon lequel l’homme qui va mourir se dirige vers Hadès. Ce que nous intéresse ici, c’est l’une des étymologies possibles pour Hadès, le royaume des morts, à savoir α-ιδες, ce qui est in-visible. L’âme qui se prive de corps, se replie sur elle-même et devient invisible. L’homme qui va mourir se dissimule, disparaît en allant vers l’Hadès et, par analogie, le passager d’un transport devient invisible du point de vue de celui qui ne l’a pas emprunté ; en outre, le passager d’un transport ne tarde pas à éprouver la peur de celui qui va mourir, la peur de disparaître.

Les analyses viriliennes de la perte de la réalité, du monde immédiat, s’inscrivent dans l’histoire la plus reculée : il envisage la préhistoire des premiers agriculteurs néolithiques, des chasseurs paléolithiques, et même au-delà. Pour renforcer sa conception dromologique (δρüμος signifie la course ) des changements de perspectives instaurés par la vitesse en perpétuelle augmentation, Virilio esquisse une généalogie des moyens de transport. Déjà dans un de ses premiers textes intitulés Véhiculaire (1975) il trouve deux grands archétypes de transport qui ont engendré le premier changement dans l’ordre des vitesses, à savoir le cheval et le navire.

L’autre grand basculement dans l’histoire des vitesses, inséparablement lié à un changement de la perception, vient de l’apparition de la vapeur, innovation qui entraîne le perfectionnement des anciens archétypes véhiculaires (cheval-vapeur et bateau-vapeur). Virilio se réfère aux impressions des gens qui ont vécu ce bouleversement. Ainsi, Hugo, pour lequel « la rapidité est inouïe, les fleurs du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges et blanches, plus de points, tout devient raie. » Avec la vapeur surgit la linéarité : les raies, voies ferroviaires et bientôt autoroutières. Le monde se change en « tapis de trajectoires ». La réalité fuit vers le fond de l’horizon. La vapeur, qui se présente aussi pour Virilio comme une machine de guerre, a « déconstruit le continuum social », car le fait de « décoller » du sol de l’expérience s’accompagne d’une rupture de proximité entre les gens.

La perte de cette proximité grandit encore avec l’apparition de l’industrie des télécommunications, qui est un autre point de la généalogie virilienne des véhicules. La vitesse de transmission, inouïe, accumule ici une violence inouïe. Par la voiture ou l’avion, nous avons consommé l’espace ; par les télécommunications, nous consommons les signes et les messages. Et quand Virilio s’intéresse aux messages, c’est plutôt sur la vitesse de transmission de ces messages, et non sur ces messages mêmes, qu’il met l’accent. Si Fr. Bacon et Lyotard ont proclamé que savoir est pouvoir , pour Virilio, c’est l’importance de la vitesse qui précède le savoir. C’est la dromocratie qui concentre le pouvoir, car elle peut conduire, c’est-à-dire gouverner le plus vite dans les endroits les plus éloignés.

Nous avons brièvement envisagé la généalogie des véhicules. Mais comment lier cette histoire de transport, de voyage, avec notre thème ; comment penser ensemble le voyage et la différence des sexes ? La réponse nous est donnée par le texte Métempsycose du passager , dans lequel Virilio élargit sa généalogie véhiculaire. Avant même les premiers grands archétypes que sont le cheval et le navire, il place un moyen de transport plus ancien : la femme, véhicule métabolique humain. La domestication de l’animal, de la monture, a été précédée par la domestication de la femme. « La belle précède la bête ». La Femme est le premier véhicule, et l’homme son passager.

C’est neuf mois jusqu’à la naissance que l’homme se laisse porter par sa mère et puis, lors de la naissance, elle le met au monde. Même dans l’accouplement, dans les relations sexuelles, c’est l’homme qui est passager de la femme : « la femme est le moyen qu’a trouvé le mâle pour se reproduire. » L’inceste est alors interprété comme voyage circulaire, cercle vicieux. Pour soutenir sa thèse de la femme-transporteur, Virilio rend compte du rôle des femmes pendant les migrations, et rappelle que c’était elle qui le plus souvent assurait le portage, transportant les bagages, bien avant l’utilisation de l’âne domestique. Le patriarcat qui s’impose avec la domestication de la femme, apparaît désormais, à la lumière de ce nouveau déplacement de l’archétype du véhicule, de la monture et du navire vers la femme, comme patriciat de la vitesse.

La domestication de la femme est décrite d’abord en tant que moteur du mouvement qui a permis de dépasser les sociétés primitives de chasseurs vers les sociétés pastorales, sociétés patriarcales organisées pour la guerre. « De la chasse à l’animal dans un souci de subsistance immédiate, on passe à la chasse à la femme en attendant la chasse à l’homme . » C’est à cette époque de « domestication de la femme » dont la description ressemble aux changements néolithiques, que Virilio situe l’apparition de la première forme de l’économie : les gaspillages énergétiques cessent, le carnage et l’abattage des femmes sont transformés en guerre, pour la capture d’un cheptel femelle.

Une certaine parallèle s’opère ici avec la pensée de Georges Bataille, pour qui le moment où les relations entre l’homme et femme sont entrées dans l’ordre de l’économie, représente la chute fondamentale, car les partenaires doivent se donner absolument, sans aucun délai. Les changements décrits par Virilio où la femme épousée et capturée est immédiatement mutée en moyen de transport, indiquent justement ce moment de l’apparition de l’économie dans les relations sexuelles. La femme se donne à l’homme, mais ce « don » n’est pas libéré de l’économie, du profit : il donne à l’homme le temps libéré pour la guerre, pour pénétrer, capturer, économiser, et la femme elle-même profite de ces proies. La femme représente pour Virilio le premier soutien logistique qui rende possible la guerre, le duel homosexuel, car elle débarrasse le chasseur de sa dépendance. La femme-de-charge a fait de l’homme-chasseur, l’homme-chasseur-des-hommes.

Mais dans son archéologie de la perte de l’origine et de la présence immédiate du monde réel, Virilio ne se contente pas des descriptions susmentionnées des changements suscités par la domestication de la femme et des troupeaux. Dans l’É sthétique de la disparition , il pousse ses recherches encore beaucoup plus loin dans l’Histoire, jusqu’aux origines de la différence des sexes, jusqu’au moment de la prise de conscience d’une identité masculine ou féminine. Il trace un parallèle entre d’une part, la fonction des sciences et des nouveaux médias – qui sont présentés par les romans de science-fiction comme les moyens de transport vers d’autres mondes, les moyens d’immersion en d’autres univers – et, d’autre part, le rôle de la première femme dans la Bible. L’expulsion du Paradis Terrestre, commencé avec la séduction de la femme par le serpent, est décrite comme un voyage, comme un passage d’un univers à l’autre, comme le grand départ commun pour l’humanité, le début d’une navigation des corps de l’immuable vers un espace-temps essentiellement différent puisque instable, mobile et transformable. Le corps de la femme devient un passage, une communication qui mène vers un nouveau monde. La femme séduite assure le passage initial qui correspond à la création d’un second univers. La femme apparaît ainsi comme « axis mundi », force attirante, pesanteur universelle. Elle est maîtresse du passage et c’est elle, et non l’homme, qui organise tous les changements.

Virilio cherche à retrouver dans le récit de la Genèse les impressions qu’on éprouve pendant le voyage. Il s’aperçoit que le péché originel provoque une métamorphose de la vue et une dissimulation immédiate : les yeux du couple s’ouvrent, ils voient qu’ils sont nus et ils s’efforcent de se cacher, l’un devant l’autre et les deux devant Dieu. C’est à partir de ce moment que la réalité cède le passage à l’apparence, la fiction, le simulacre, le virtuel. C’est justement ici – dans le premier voyage du premier homme – que la dromologie situe l’origine de la misère du monde, la misère qui avec le développement de la technique, c’est-à-dire de la vitesse – ne va cesser d’augmenter.

Ainsi c’est jusqu’à l’apparition de la conscience de la différence des sexes que Paul Virilio fait remonter sa généalogie des véhicules. L’histoire de la vitesse trouve son ultime avatar dans la différenciation primaire de la femme et de l’homme. Cette différenciation apparaît comme le spiritus agens de l’histoire humaine ; la différence des sexes est l’archétype du moteur. Toute l’évolution du véhicule technique dérive selon Virilio, de l’attelage sexuel. L’hétérosexualité est remplacée par la zoophilie, par le mariage des deux métabolismes et celui-ci par technophilie. À partir du début du 20e siècle ce ne sont plus les lèvres de la femme qui nous séduisent, mais plutôt l’élégance de l’objet technique ; la femme selon Virilio, abandonne à son tour progressivement le droit de la beauté. La victoire de la technique est suivie du processus de la disparition de la femme : « la femme-objet de tous les désirs, de tous les fantasmes, cède le passage à l’objet-femme » et la machine remplace la bien-aimée. La disparition de la femme est proportionnelle à la vitesse du passage. À l’ère des télécommunications, ce sont plutôt les informations qui circulent et non les gens, l’accouplement humain, les relations corporelles cédant le place au cybersex. « Ce qui jusqu’au présent était encore « vital », la copulation, devient soudain facultatif et se transforme en une pratique masturbatoire télécommandée. » Cet amour à distance représente un danger et pour les familles qui dévient de plus en plus vers la monoparentalité et pour la reproduction sexuée elle-même.

Nous voyons que l’œuvre de Virilio s’accompagne d’une certaine nostalgie de l’Age d’or, d’un in illo tempore où la réalité du monde était immédiatement présente. Ce leurre représenté par la médiation du monde – et qui n’est pour nous que l’autre nom de la culture – le rapproche de Rousseau, de Baudelaire et des Romantiques allemands (de Schiller notamment). Virilio se réfère à la tradition de démystification du mythe du salut par le progrès technologique Son œuvre apparaît comme l’un des nombreux témoignages de la déception moderne, de l’espoir déçu en un monde meilleur promis par la technique – dont on peut trouver des exemples aussi bien en France (Baudrillard) ou en Allemagne (les philosophes d’école de Francfort, Heidegger et déjà le jeune Marx). La modernité avec la vitesse cosmique et transfert immédiat des télécommunications n’a pas réussi. Dans La vitesse de la libération , Virilio déclare : « la grande mutation des technologies de l’action à distance n’aura contribué qu’à nous arracher aux dimensions du monde propre ».

C’est justement à partir de ce contexte qu’il faut envisager la position virilienne envers la femme.

Elle est bien ambiguë :

D’une part, la femme nous a mis sur la route, elle a entamé le procès de la perte de la réalité achevé aujourd’hui par les techniques des télécommunications. La femme joue chez Virilio le même rôle que la technique qui après nous avoir avoir tellement promis, nous a aussi tellement déçus.

D’autre part, c’est en la femme que réside tout le potentiel des changements – cf. la δuναμις aristotélicienne – et donc celui des améliorations éventuelles. Ainsi la conception dromologique peut – du moins pour ceux qui ne rêvent pas d’un in illo tempore , d’un « il y avait une fois » statique – représenter la reconsidération du rôle de la femme. C’est la femme qui est l’élément vital, créateur du nouveau monde. C’est la femme qui est plus mobile que l’homme, c’est elle qui est le moteur de la société, c’est du côté féminin qu’il faut attendre les transformations. Si la dromologie souligne l’activité de la femme, c’est aussi le problème de l’émancipation qui entre en jeu : la femme n’est pas simplement inscrite dans un monde masculin, elle doit s’émanciper par elle-même.

La théorie virilienne de la différence de sexes prête certainement le flanc à la critique – les généralisations d’ordre archéologique sont en particulier discutables – mais nous estimons que s’exposent ici la force et le potentiel de la dromologie. Elle permet d’envisager ensemble tout un éventail de phénomènes humains, parmi lesquels le voyage (qui s’annonce par cette première semaine des vacances) et notre thème, « la différence des sexes considérée du point de vue de ses enjeux philosophiques et politiques ».

Tuma Petr
masculin
Wormser Gérard masculin
La différence des sexes dans l'œuvre de Paul Virilio
Tuma Petr
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2003-10-06
La différence des sexes : enjeux et débats contemporains

C'est le temps des vacances qui, pour la majorité d'entre nous, s'ouvre avec cette Université d'été, le temps inséparablement lié à l'événement du voyage. Pour entretenir l'esprit de ces premiers jours du mois du juillet qui nous invitent au départ et nous promettent les pays lointains, j'aimerais, dans mon exposé, m'interroger sur la relation de notre sujet, la différence des sexes, avec l'expérience que nous partageons tous ici à Lyon : le voyage. Mais comment lier deux termes apparemment si hétérogènes, voyage et différence sexuelle ? Une solution s'offre à nous avec l'œuvre de Paul Virilio - philosophe, urbaniste, architecte, historien de l'art militaire et critique des nouvelles technologies de la communication.

For most of us, this is holidays time, beginning with this summer seminar; a time with strong links with travelling. To keep in line with this mind-set of the first days of July, with their promise of far away countries, I'd like here to ponder over the relationship between our topic, difference between sexes, and the experience that we all share here, in Lyon: travelling. The works of Paul Virilio – philosopher, architect, urbanist, warfare art historian and analyst of new communication technologies – offers us an interesting solution.

Virilio, Paul (1932-....)