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Le postmoderne ou l'hémorragie du discours

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Texte

Introduction

L’homme s’est perdu. Il semble n’avoir plus de références sûres dans le monde. Le changement brutal de la vie quotidienne dans la vitesse urbaine oblige l’homo oeconomicus à changer constamment ses habitudes. Il faut s’adapter à n’importe quel prix. L’instant (kairos) est devenu presque divin, de sorte que nous pouvons percevoir notre croissante fixation à un présent délié des autres dimensions temporelles. A ce titre, tout ce qui a déjà glissé dans le passé n’importe plus et le futur ne nous donne aucun sens, nous ne vivons que pour de nouveaux instants, autrement dit il n’y a pas d’Histoire. Après le fameux dévoilement de la finitude au 20ème siècle nous sommes en train de nous plonger une nouvelle fois dans l’infinitude, ou dans l’atemporel, sous la forme d’une fixation au présent. Comment est-il possible que la radicalisation de l’accent sur l’immédiat nous ait sournoisement dérobé le sens historique du monde ? L’apparence d’intensité dans « l’immédiatisme » dissimule l’inauthenticité qui vient fréquenter nos jours. 1 Cette contradiction se nourrit du système lui-même et cache la base de ses dissimulations les plus scandaleuses.

Il semble assez clair qu’un nouvel ordre mondial s’est établi dans le dernier quart de siècle. Par ailleurs, il serait difficile de tracer nettement une ligne de partage entre celui-ci et les périodes précédentes, justement parce que toutes ces manifestations sont encore très récentes. Le phénomène de la mondialisation n’est pas à vrai dire une nouveauté. En tout rigueur, elle est là depuis le surgissement des civilisations. Il serait plus cohérent de penser à un ensemble de conditions et d’événements contemporains qui attestent en même temps la complexité et l’homogénéisation du réseau global, plutôt un nouveau sens de la mondialisation.

Sur le plan politique, nous pouvons constater grosso modo un mouvement « décolonisateur » de l’Afrique (toujours problématique) et un autre de « redémocratisation » de l’Amérique (qui a commencé après la fin des dictatures militaires soutenues par les Etats Unis). La chute du mur de Berlin et la chute des tours à New York sont comme les symboles de notre génération. Le monde n’est plus divisé en deux blocs, le capitalisme demeure le système économique mondial. Bien qu’il y ait toujours des dissidences, le langage économique du globe est encore le capital : le Gatt 2 a donné naissance à l’OMC (qui a été installée à Genève, dans l’ancien bâtiment de l’OIT - un fait bien remarquable); il y a un essai de globalisation des échanges. Nous percevons un mouvement vers la privatisation d’entreprises chargées de services publics de première importance. Le concept de travail lui-même est remis en question.

Le sens de certains besoins a beaucoup changé. Il est bien possible d’affirmer qu’il y a des nécessités superflues : elles sont constamment créées spécialement pour augmenter la consommation des produits qui peuvent les satisfaire. Mais les besoins vitaux plus essentiels restent les mêmes. La rareté de la matière industrielle, de l’eau 3 et du pétrole, ainsi que le réchauffement du globe et les trous de la couche d’ozone deviennent les problèmes écologiques centraux de la survivance de l’homme. La possession de la matière rare signifie le pouvoir sur les moyens industriels de production. Les problèmes mentionnés sont une partie d’un ensemble plus vaste de conséquences de l’industrialisation.

Les moyens de communication sont en constante mutation. Notre entourage est rempli de machines et d’appareils électroniques. L’éducation se tourne vers la marchandisation : il faut étudier pour avoir une place dans le marché. Il y a même des cours du troisième cycle pour remplir cette finalité. La théologie, la discipline centrale de l’université médiévale n’a plus aujourd’hui la même éminence que jadis. D’autres cours ont été conçus, ceux qui conviennent aux intérêts du marché, tournés vers la « capitalisation » et vers la publicité « capitalisante ». Tout se passe comme si une conception eschatologique du monde était remplacée par la croyance dans le pouvoir démiurgique de l’argent : ce qui dans la fantaisie bourgeoise permet de transformer le rêve en marchandise, la propriété en identité. Dans ce sens, le divin n’a fait que changer de place.

Ce n’est pas par hasard que la publicité a une préférence pour les figurations diverties, sympathiques ou optimistes du monde. 4 La même chose vaut pour des films ayant un sujet bizarre ou étrange, cependant champions de billetterie, qui se sont multipliés. 5 Ce n’est non plus pas par hasard qu’ils nous conduisent à une célébration du non-sens. Les ordinateurs nous ont amenés sur la mer de l’imaginaire virtuel. A la limite, certains sont devenus des otages de la « navigation ». 6 Sur cette vague, l’art contemporain représente le chaos de la vie, la désarticulation du sens, le mélange effréné des horizons les plus distanciés et dans des cas précis (comme dans quelques oeuvres du proto-pop et du pop art) la célébration directe et explicite de la consommation.

Il n’est pas du tout aisé de résumer le contexte général d’un nouvel ordre mondial. Nous avons présenté très vite quelques questions vraiment explicites et aiguës, justement parce que le plus perturbant reste toujours caché, quand c’est sur celui-ci que nous devons nous interroger. Derrière tous ces faits, il y a un impératif qui nous oblige à accepter cette série de circonstances telles qu’elles se donnent. Mais il faut bien remarquer que les faits, l’impératif dissimulé et la défense explicite de cet état des choses sont les trois couches d’un même phénomène, le postmoderne.

Pourquoi définir le postmodernisme ?

La définition de « la postmodernité » s’impose comme une tâche théorique de première importance, tenant en vue l’émergence et l’accentuation d’un ensemble de contradictions du monde contemporain. Le « postmoderne » est une expression récente qui a néanmoins reçu plusieurs significations dès son surgissement, afin de qualifier les faits les plus divers. En fait, l’usage diffus et la variation de sens du concept ont contribué à l’emploi assez ambigu et vague du mot. Par conséquent, la définition du concept nous intéresse doublement : du même coup pour éclairer une problématique actuelle et pour prendre position par rapport à ce qui en ressortira.

Le mot « postmoderne » n’est qu’une simple construction résultant de l’addition du préfixe « post » à « moderne ». Pour savoir ce qu’il veut dire, il faut tout d’abord comprendre ce qu’est le moderne. Nous n’avançons point en disant « ce qui vient après le moderne », si nous ne connaissons pas le signification de moderne. Et c’est justement là que nous nous trouvons. Bien sûr, «le moderne » signifie d’abord «l’actuel » ou simplement la période historique entre le Moyen Age et la Révolution française. Mais il n’y a pas un signifié clair du phénomène moderne et chacun utilise ce concept selon son plaisir. Ensuite, il faudrait aussi montrer que tout un projet moderne a échoué et a été dépassé, soit dans le temps, soit comme théorie. Foucault affirme dans Les Mots et les Choses l’idée que l’homme - comme objet des sciences - n’est né qu’après les trois questions fondamentales posées par Kant, au 18ème siècle, et que même ce paradigme pourrait disparaître. 7 Mais savons-nous ce qui est l’homme ? Ne sommes-nous pas détournés de cette question ? Dans ce sens-là, même le moderne n’est pas tout à fait défini et le « post-»moderne ne serait qu’une fuite pour éviter de répondre au problème premier.

Toutefois, l’expression « postmoderne » est à la mode. Elle a été conçue dans les années soixante-dix. En France, Jean-François Lyotard a publié La Condition Postmoderne , un rapport sur le savoir proposé au Conseil des Universités auprès du gouvernement du Québec. Son sujet de travail dans ce livre est la légitimation du savoir dans les sociétés les plus développées. D’après lui : « En simplifiant à l’extrême, on tient pour ‘postmoderne’ l’incrédulité à l’égard des métarécits. Celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences ; mais ce progrès à son tour la suppose ». 8 Autrement dit, il veut affirmer que la crise de l’université, dépendante d’une métaphysique, vient de l’abandon de la légitimation métanarrative. Selon lui, le savoir n’a plus à se soutenir à l’âge post-métaphysique (en même temps postindustriel) et sa légitimation vient de l’échange.

Le phénomène culturel de la postmodernité est lié à ce qu’il appelle « l’âge postindustriel » de certaines sociétés (la même expression est utilisée par André Gorz quand il présente l’idée d’un néo-prolétariat post-industriel) 9 . De plus, l’idée de formation de l’esprit tombant en désuétude les rapports de savoir deviendront comme la production et la consommation de marchandises : « Le savoir est et sera produit pour être vendu, et il est et sera consommé pour être valorisé dans une nouvelle production : dans les deux cas, pour être échangé ». 10 Il accentue les changements de composition des catégories des travailleurs selon les statistiques nationales des États-Unis. Il est absolument exact que la catégorie des professionnels libéraux et des techniciens employés ait augmenté tandis que celle des ouvriers d’usine ou agricoles a sensiblement diminué. Ces données sont confirmées par d’autres recherches, tel que le montre David Harvey. 11 Mais cela ne nous autorise pas à utiliser le mot « postindustriel » puisque nous sommes de plus en plus dépendants de l’industrie. Ce qui explique le phénomène cité c’est l’automation chaque jour plus incorporée au processus de production : il n’y a qu’un changement constant de l’industrialisation. En ce qui concerne la comparaison du savoir au marché, rien n’est plus clair - selon son avis, le savoir est comme le marché, il l’imite et tourne vers lui. Dans le monde entier nous observons la privatisation et l’homogénéisation de l’enseignement universitaire. En Europe, il suffit de penser à la Déclaration de Bologne. Cette manière d’articuler l’éducation est presque imposée du dehors.

Les changements de l’industrialisation et la marchandise du savoir ne sont qu’une partie du phénomène post-moderne (parmi les plus importantes, bien sûr). Gilles Lipovetsky nous montre une tout autre série de constatations du monde contemporain. Il a beaucoup contribué aux études de la mode et du luxe, ainsi que de ce qu’il appelle « l’hyperconsommation ». Mais c’est dans « L’Ère du Vide » que nous trouvons ce qui est le plus significatif pour notre essai de définition du postmodernisme. On est contraint de lui donner raison en lisant le texte, puisqu’il ne fait que constater la formation d’un nouvel individualisme, celui de l’apathie, de l’indifférence et du narcissisme. Lipovetsky affirme aussi la différence entre le moderne et le postmoderne, mais d’une tout autre manière. Le modernisme était la révolte contre les normes et valeurs bourgeoises, la volonté de créer et de rompre la continuité historique. Le postmodernisme serait le marasme résultant d’une culture marquée par la négation de tout ordre stable, c’est-à-dire, la conséquence même du modernisme, l’épuisement de l’avant-garde. 12 Jean Baudrillard a eu une intuition pareille du fait que le moment explosif de la modernité - celui de la libération orgiaque dans tous les domaines - est déjà fini, autrement dit « que faire après l’orgie ? ». 13 Tous deux, dans ce raisonnement, constatent que le postmoderne se caractérise par la consommation de masse et l’hédonisme. C’est justement la liaison entre ces deux phénomènes (artistique et politico-économique) qui demeure controversée.

Même s’il est vrai que l’art créateur est déjà épuisé, nous n’avons aucune raison de penser que la tâche créatrice est morte. Outre que le vrai lien entre la consommation et « la fin des révolutions » a un sens notamment politique et économique, le vrai fondement qui vient neutraliser la possibilité artistique de l’avant-garde. Ensuite, la fonction prescriptive est complètement sous-estimée par Lipovetsky. Il nous fait croire que la tâche de la philosophie ne pourrait être en aucun sens normative. D’où résulte que l’individualisme contemporain est devenu un amorphisme. 14 Le fond de la question n’est pas changé : en voulant n’être que neutre ou contemplatif, nous contribuons de façon prescriptive à maintenir l’état de choses constaté.

La sociologie postmoderne développée par Michel Maffesoli apporte encore d’autres éléments plus précis sur l’individualisme contemporain. En effet, ces considérations ont plusieurs traits communs avec celles de Lipovetsky au niveau des constatations, bien qu’il accentue la transition du moderne au postmoderne du point de vue sociologique, des fonctions aux rôles, des groupements contractuels aux tribus affectuelles. Dans « Le Temps des Tribus », il soutient que le rapport constant entre la massification et « le tribalisme » révèle un processus de désindividualisation dans les sociétés postmodernes. 15 Plus optimiste, il argumente que, malgré la déshumanisation, le désenchantement du monde moderne et le sentiment de solitude, nous pouvons toutefois trouver une logique de la fusion à la base des réseaux de solidarité. Mais il sait très bien que ce type de lien tribaliste se donne dans la tragique superficialité de la socialité : « Et pourtant cette vie quotidienne, dans sa frivolité et sa superficialité, est bien la condition de possibilité de quelque forme d’agrégation que ce soit ». 16 Encore une fois, les constatations ne servent qu’à nous faire accepter une espèce d’immobilité par rapport au monde.

Aux Etats-Unis, David Harvey a publié The Condition of Postmodernity. Il soutient que le passage du modernisme au post-modernisme est d’abord un changement géographique, urbaniste et artistique. D’après lui, il y a eu une transition de la « fordist modernity » à la « flexible postmodernity », des tendances paradigmatiques opposées. En résumant, la postmodernité serait caractérisée par la diversité, le désir, l’individualisme, l’immatérialité, la reproduction, la décentralisation, l’image, le spectacle, la fiction, la revitalisation urbaine et par le « laisser-faire ». 17 Nous pouvons voir plusieurs éléments communs aux constatations des autres auteurs, une espèce de mélange entre quelques données réels et des idéaux nouveaux.

Il convient encore de montrer que l’art postmoderne se présente en tant qu’image ambiguë. Charles Jencks différencie l’architecture du dernier modernisme et l’architecture du postmodernisme. Il affirme que tout au début, même les architectes postmodernes eux-mêmes déclaraient ne pas vouloir être « post », comme Charles Moore ou Robert Venturi. A son avis, le Centre Pompidou, par exemple, fait partie d’un dernier modernisme, lié à l’Art Nouveau. 18 Mais les postmodernes seraient caractérisés par l’ambiguïté formelle et par le mélange de codes architecturaux. Il montre la photo du « AT & T Building » à New York, de Philip Johnson et John Burgee (1982), dont la récurrence de l’image de temple a été annoncée par le « Rolls Royce Grill on Wall Street » aussi à New York, de Hans Hollein (1966). Ce même architecte a projeté l’« Austrian Travel Bureau », à Vienne (1978), où nous pouvons noter le mélange entre les symboles conventionnels des horizons les plus éloignés : la ruine grecque, le dôme indien et les palmiers marocains. 19 Cet exemple nous semble clair : il n’y plus aucune préoccupation pour l’emploi des conventions artistiques de l’architecture. Bien au contraire, l’amalgame des symboles et la distorsion des signifiés se fait explicite. Il y a l’intention de montrer que dans un univers architectural particulier, toutes les représentations peuvent être mélangées.

En ce qui concerne la peinture, le phénomène est plus complexe. Rigoureusement, il est très difficile de trouver une « toile » postmoderne. Il est peut-être plus cohérent de trouver des motifs postmodernes. En fait, le pop art, le néo-dadaïsme, le nouveau réalisme français, le futurisme et le minimalisme fournissent tous les éléments artistiques que l’imagination postmoderniste attendait. David Harvey dit même que le pop artiste Rauschenberg a été un pionnier du postmodernisme avec « Persimmon » (1964) et d’autres collages. 20 La non distinction entre photo et peinture, ou entre peinture et sculpture, ainsi que l’usage de matériaux non conventionnels, sont aussi bien reçues par le postmoderne. Toutefois, ce qui devait être occasion d’originalité tourne drôlement quelquefois vers la figuration, d’autres fois vers le scandale. Le quotidien de la marchandise, la mode, la consommation, le vide et la technologie sont les motifs préférés dans les expositions postmodernes. Tout cela se tourne vers du non-sens accompagné d’une fausse possibilité de libre appréciation. Les mêmes motifs peuvent être trouvés dans les spectacles postmodernes (soit les théâtres, soit les films). Dans la musique, ce n’est pas différent. Après la complexité dodécaphonique ou le vide de John Cage, tout est possible, mais la majorité reste dans la musique-marchandise du monde, dans l’essai de mélange entre une percussion vivante et des sons électroniques répétitifs et monotones.

La littérature est aussi un terrain d’expérimentation vis-à-vis du monde postmoderne. Dans la fiction, il y a aussi une transition du moderne au postmoderne, comme dit Brian McHale, dans l’oeuvre de Samuel Beckett, Carlos Fuentes et Vladimir Nabokov. Une fois encore, le postmoderne n’est que l’extrémité du moderne. Tous les outils linguistiques sont permis, on peut créer des zones intertextuelles. Ce qui, au bout du compte, était déjà présent chez James Joyce, dans la première moitié du 20ème siècle. Curieusement, dans la majorité des cas, même dans le libertarisme littéraire, on tombe dans la fiction scientifique ou historique, dans la banalité ou dans la rêverie. Brian McHale remarque aussi que le postmodernisme célèbre l’irréel. 21 Un monde imaginaire séduit le postmoderne, celui-ci est bien plus le symptôme de l’irréel que sa représentation.

Certains auteurs, comme par exemple Lipovetsky et Maffesoli, font référence à certaines constatations postmodernes : les nouveaux échanges, le savoir-marchandise, l’apathie, l’épuisement du moderne, le déclin de l’individu, la massification, la consommation, la banalité et l’irréel. Mais il y a aussi des auteurs soi-disant postmodernes qui font la défense directe ou indirecte d’un état de choses actuel, comme Lyotard et Harvey. En dépit de la non-pertinence technique du mot « postmoderne » pour désigner le monde « actuel », nous en ferons l’usage dans la suite, tantôt pour indiquer l’état de choses présenté, tantôt à cause d’une intention postmoderne de garder cet état de choses et son impératif fondateur.

Au-dessous de ces constatations et du relativisme absolu gardé par les postmodernes, il y a quelque chose de caché. Nous savons très bien que le relativisme est autodestructif, au moins au niveau logique. Sinon, même la proposition « tout est relatif » serait relative et ne pourrait pas être affirmée. Donc, il faut que cette proposition soit elle-même relativisée. A la base du postmodernisme existe un problème théorique fondamental, celui de l’autosuggestion. Comme il y a du logiquement impossible (c’est-à-dire, du contradictoire dans le sens logique), le postmodernisme a besoin de l’impératif de maintien de l’état de choses actuel, l’assurance pratique d’un monde aliéné. Au lieu du Dieu métaphysique, le postmoderne dépend d’un plan politique qui lui donne le permis de penser n’importe quoi. Au lieu d’un Dieu en tant que l’idée nécessaire pour penser les lois morales, le postmoderne a besoin de maintenir l’état de choses actuel pour dire in vacuum que tout est relatif. Au fond, le manque de moralité n’est qu’apparent : il y a un contrôle voilé du monde. A qui sert tout cela ?

La Massivité, les mass media et l’individualité

La massification est tout d’abord le résultat direct de l’industrialisation tournée vers la production des marchandises dans un système capitaliste. L’augmentation de la quantité des marchandises, la multiplication de la production d’unités uniformes dans un même temps de travail nécessaire est le but principal du capitaliste. Marx avait déjà souligné dans Le Capital la différence entre plus-value absolue et relative. L’économie de travail par le développement de la force productive ne vise pas à raccourcir la journée de travail dans la production capitaliste, « elle ne vise qu’à raccourcir le temps de travail nécessaire à la production d’un quantum déterminé de marchandise ». 22 En d’autres termes, le mouvement qu’anime le capitaliste à produire plus de marchandises dans une même journée de travail donnée est ce qui explique le sens de l’industrialisation capitaliste et le développement de l’automation. Cela ne veut pas dire que l’industrialisation aurait nécessairement un autre sens dans un système économique différent ; mais seulement qu’elle a pour le capitaliste un rôle fondamental, qui va déterminer l’accroissement de la production. Il convient de revenir à Marx pour rappeler que la production de la marchandise est aussi production de plus-value. Le travailleur vend sa force de travail comme une marchandise et la plus-value n’est que son incrément, un quantum de travail non payé. Dans la circulation des marchandises on achète et on vend la force de travail, c’est par là que se donne l’aliénation et l’exploitation du travailleur. Donc Marx a eu le mérite de montrer que dans la production, à côté du processus d’industrialisation, nous trouvons un processus de chosification de l’homme. Même le changement significatif des moyens de production capitaliste n’a pas effacé cette réalité.

André Gorz signale que « la crise du socialisme c’est d’abord la crise du prolétariat ». 23 C’est vrai que les conditions industrielles et les conditions de travail dans les pays les plus développés aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’à l’époque du « Capital ». Mais encore une fois, cela ne nous a pas amenés à une société post-industrielle, si ce n’est à une société plus automatisée et uniforme, justement par le moyen de l’industrialisation. Jean Baudrillard est encore plus radical : il en vient à affirmer que « le prolétariat a tout simplement disparu » 24 . Nous pouvons admettre à la limite que le prolétariat n’est plus le même qu’au 19ème siècle, mais le travail continue à être marchandise et le travailleur est encore une chose disponible dans le marché de travail. Plus encore, outre la constatation d’une migration des travailleurs au secteur des services, et à cause d’elle-même, nous trouvons le surgissement des « besoins » pour augmenter la consommation des nouveaux produits. Mais le fait que le consommateur aliéné se plonge dans un univers de passivité ne change pas le caractère aliénant de la production : il n’est que son autre côté. Le concept de massification englobe donc la chosification de l’homme dans le processus de production et aussi dans le processus de consommation d’unités identiques sous le mode idéal de la marchandise.

La question la plus déconcertante de l’industrialisation c’est qu’elle a pu s’étendre aux domaines de notre quotidien les plus imprévus, comme l’information et l’éducation. Même la culture n’y a pas échappé. L’industrie culturelle a déjà été décrite par Theodor Adorno dans La Dialectique de la Raison , au milieu du 20ème siècle, comme le pouvoir industriel sur la culture, dans un système d’adaptation aux normes préétablies. 25 C’est par cet ordre de fonctionnement que le design et l’entertainment conduisent à une planification de la joie et à l’exclusion de toute nouveauté. A son avis, le capitalisme avancé tient l’amusement comme un prolongement du travail, une manière d’atrophier l’imagination et la spontanéité dans le monde de la consommation.

La massification est un phénomène de la production qui s’étend par conséquent à la consommation et devient plus intense en période d’automation. Le but capitaliste ne serait pas atteint si les produits n’étaient pas consommés. De là vient la première finalité de la publicité et du mass media : on est plongé dans un monde illusoire pour acheter le produit. C’est dans ce sens là que Guy Debord écrit que « le consommateur réel devient consommateur d’illusions ». 26 Nous pouvons déjà affirmer que la massification a été produite par l’industrialisation et le capitalisme a bien su en tirer profit. Il a exploré d’autres « besoins » humains et « le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis ». 27 La vie est devenue une accumulation de spectacles. En parlant de l’industrie culturelle, Adorno affirme que « le monde entier est contraint de passer dans le filtre de l’industrie culturelle », l’expérience du spectateur qui voit la rue comme le prolongement du spectacle est devenue un critère de production. 28

Mais il faut encore ajouter à la critique le mouvement de passivisation dans la massivité et dans le mass media. Sartre publie en 1960 le premier tome de la Critique de la Raison Dialectique , un texte d’une énorme complexité, en essayant de pourvoir à une compréhension ontologique et existentielle du marxisme. Selon lui, les marxistes ont sous-estimé le rôle de la rareté dans l’Histoire, donc dans les procès de sérialisation et de formation des groupes. Il part de la praxis individuelle et de son détournement en pratico-inerte face à la rareté, pour arriver aux collectifs et à la formation des groupes en fusion par la praxis commune. Dans son raisonnement, il se demande si une présence réelle au dehors est nécessaire pour la formation inerte d’une collectivité. C’est justement le cas lorsqu’on écoute la radio ainsi que dans les autres phénomènes de mass media. Ici il n’y pas seulement la production d’une unité inerte de spectateurs. Il y a, pour ainsi dire, une passivité relative à la pensée exposée, captée par la réceptivité comme impuissance. 29 Même la contre-propagande exige une adéquation à la structure sérielle que le mass media impose. Tout auditeur est objectivement défini par le fait que son extériorité massifiée peut être intériorisée comme savoir. L’auditeur peut s’indigner et refuser l’argument, mais aussitôt il découvrira son impuissance. Donc, le mass media, toujours bien manipulé par la publicité et par la politique, travaille avec l’hypothèse d’un public inerte que se constitue du dehors comme un collectif. Adorno a aussi parlé d’une « soumission autoritaire aux programmes de différentes stations ». 30 A la fin, le choix « démocratique » d’une station ne nous donne aucune liberté : les stations ont des programmes identiques auxquels nous restons subordonnés.

Comment se donne le rapport entre l’individu et la masse ? Le postmoderne Maffesoli a constaté une tension fondatrice qui caractérise la société reposant sur un paradoxe entre la massification et les tribus : « le va-et-vient constant qui s’établit entre la massification croissante et le développement des microgroupes que j’appellerai ‘tribus’ ». 31 La métaphore des tribus signifie pour lui un « processus de désindividualisation ». Mais le rapport nous semble inversé. Le sociologue met l’accent sur le déclin de l’individualisme comme résultat des rapports entre les tribus et la masse. Toutefois, l’individu est le responsable dans la formation de tribus. Même si nous acceptons sa métaphore, la tribu sera elle-même le résultat du rapport contradictoire entre l’individu et la masse, du paradoxe entre l’hétérogénéité et l’homogénéité, ou de « l’anti-praxis », pour utiliser l’expression sartrienne. L’individu se soumet à la masse et la tribu n’est que le résidu de cette opération, déjà programmé et prévu dans la massification.

Nous voyons, donc, le premier paradoxe postmoderne : toute la promesse de différenciation est soutenue par l’homogénéité du même. Le totalitarisme semble revenir sous la forme de marché. Outre l’aliénation du travailleur provenant de son exploitation, nous nous découvrons immergés dans un univers spectaculaire et passivisant. Le capitalisme instaure une nouvelle forme d’exploitation, exercée sur la force de travail. En période postmoderne, la massivité est accentuée et par conséquent l’illusion et la passivisation. Même « au dehors » de la production, le consommateur est aliéné dans le monde illusoire de la consommation, c’est là qu’on trouve la source de l’idéalité consommatrice du bourgeois postmoderne. A la tête du système, nous pouvons constater une force qui tend à la centralisation du pouvoir économique en degrés d’oligarchie. La consommation elle-même est devenue un mécanisme de contrôle de la société. 32 Adorno souligne aussi l’existence d’une tendance conduisant vers la monopolisation de la culture. 33 L’ivresse consommatrice sert au marché, le lieu où elle est la bienvenue. Voilà, la massification nous a renvoyés à la consommation, et la société de consommation est devenue le terrain de sollicitude et de répression, de paix et de violence, l’aliment quotidien qui nous donne « la substance apocalyptique des mass media ». 34

Le Paradoxe de la Consommation : la Vitesse et l’Inertie

L’orientation libérale a toujours insisté sur les droits de libre échange et d’égalité sur le marché (et, évidemment, à toute une série d’autres droits afférents). Par exemple, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’emploie dans aucune ligne l’expression « fraternité », le troisième symbole des lumières. En fait, elle avait d’autres choses à assurer, comme la liberté de communication (art. 11) ou « le droit inviolable et sacré » de la propriété (art. 17). Nous trouvons dans ce texte révolutionnaire et même a posteriori, dans le code civil napoléonien, un projet explicitement libéral. La propriété, le contrat, la famille et la succession sont les composantes majeures du droit civil.

Avec peine, après une relative organisation et non sans bruit, les ouvriers et les paysans ont connu un droit du travail. La demande sociale était assez différente de ce qui conservait l’universel de la loi bourgeoise. Mais l’émergence des problèmes sociaux, les révoltes et la possibilité de l’éclosion de l’État, ont attiré l’attention même des libéraux. Keynes a défendu l’intervention de l’État dans l’économie surtout pour les questions d’investissement et de prévisions à long terme. Par contre, Hayek l’a fortement critiquée en opposant le rôle actif du chômage par rapport à l’inflation. Son influence dans l’économie internationale contemporaine est bien visible. Le problème signalé comme le plus grave aujourd’hui, même dans les pays les plus développés, est le chômage, dont le sens est mis en rapport avec la peur d’inflation. 35 Les questions sociales semblent être chaque jour plus éloignées de l’État. Les libéraux ou les néo-libéraux (peu importe) croient à la mort du marxisme. Mais l’exploitation au-dessous des droits « universels » du libéralisme est toujours là, en renouvelant les couleurs.

L’examen de la massification nous a renvoyés à la production et à la consommation. Pour comprendre le rôle actuel de cette dernière, il faut reprendre le concept de besoin et ensuite les transformations du phénomène de l’industrialisation. La consommation ne peut pas être détachée de la production, sinon par une sorte d’abstraction vidée de sens historique et social. Nous consommons ce qui est produit (dans un sens large, y compris la force de travail). Dans le système capitaliste nous produisons plutôt pour échanger, ce qui à la fin sera consommé. Il convient d’avancer qu’on peut aussi consommer ce qui n’est pas un produit capitalisé en circulation : Marx même a expliqué qu’avant de produire il faut consommer. 36 En plus, il a aussi remarqué la différence entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. C’est celle-ci qui introduit la valorisation du capital par la plus-value ajoutée au produit mis en circulation, en modifiant sa valeur ; autrement dit, quand la valeur du produit est métamorphosée à partir de sa circulation dans le marché. Donc, il est bien possible de penser à la consommation de quelque chose qui n’est pas un produit, ainsi qu’à une production sans une finalité consommatrice : toutefois, en faisant cela, on perd le sens même de la production et de la consommation, c’est-à-dire, d’un côté on tombe dans un état fictif préindustriel et pré-mercantiliste et, de l’autre, on produit pour rien.

Toutefois, le mouvement de consommation est plus complexe qu’il ne semble. Georges Bataille a soutenu la thèse que pour la matière vivante en général, l’énergie est toujours en excès et la question tourne vers le luxe et vers « la dilapidation des richesses ». 37 Pour lui, même la conscience de nécessité, en niant l’opération de la consommation inutile, ne change rien au mouvement global de l’énergie ; à la fin celle-ci nous échappe et se perd pour nous. 38 Ensuite, il a écrit que cet excès nous apparaît sous la forme de malédiction pour exiger de nous la consumation des richesses. 39 Par conséquent, nous pouvons dire que l’excès existe même derrière la production, et la consommation acquiert un nouveau sens selon lequel on est toujours en rapport avec l’excès.

Tout cela semble exact, mais il faut ajouter que nous sommes dans un système capitaliste où la surabondance n’a de sens que sur le fond de la rareté. Telle est l’affirmation de Sartre, qu’on oppose à Bataille, dans une perspective dialectique : « en période capitaliste, le mode de production produit lui-même la rareté». 40 L’excès tout seul ne permet pas d’expliquer la vraie liaison entre la consommation et le besoin. Le sens concret de la consommation et de la production est le besoin. Et le sens du besoin en tant que négation de la négation c’est le renvoi à la matérialité et à la rareté, puisque l’organisme vit son avenir comme possibilité de son impossibilité. Donc, la question prioritaire n’est pas « qu’est-ce que nous pouvons consommer ? », mais « qu’est-ce que nous avons besoin de consommer en fonction des possibilités de production ? ». Et la manière de produire ne conditionne pas seulement la satisfaction du besoin, mais le besoin lui-même. Pour augmenter la consommation et dilapider l’excès temporaire d’une certaine production, qui n’existe que sur le fond de la rareté, le capitaliste doit sournoisement jouer avec le concept de besoin pour l’adapter à l’excès de production. En d’autres termes, s’il est nécessaire, il convient même de « créer » des besoins pour négocier toute la production et recevoir le plus haut profit possible.

La première donnée c’est donc que la consommation renvoie toujours à une certaine négociation du besoin selon la production. Pour aller plus loin, il faut prendre la question du besoin selon la dynamique de la production et de la consommation, c’est-à-dire entre l’industrialisation et le marché. En d’autres mots, pour comprendre la société de consommation actuelle, nous devons penser au mouvement historique de l’industrialisation de la société. La première révolution industrielle était caractérisée par le couple fer-charbon. Il s’agissait d’une nouvelle production d’énergie et d’une nouvelle possibilité de transport. Ensuite, pendant le 19ème siècle, elle a accumulé des nouvelles techniques pour la fabrication des marchandises. La création des machines avait notamment pour but la diminution de temps de travail nécessaire pour produire les mêmes produits. L’approfondissement de ce processus a conduit l’industrie à la production en série et à l’automatisation. Aujourd’hui, nous assistons au développement de ce dernier mécanisme, la cybernétique et l’informatique arrivent ici pour mettre le dernier accent. Une fois que chaque mouvement d’industrialisation a surmonté le précédent, le sens de la production et du besoin a été modifié d’une manière drastique, d’une telle façon que la société même n’est pas restée intacte. En effet, la vitesse (par exemple, des moyens de transport et de l’information) a changé la vision du monde 41 et, dans une certaine mesure, nous sommes subordonnés à elle.

Le concept de vitesse est peut-être le plus important pour comprendre le mouvement de l’économie engendré par l’industrialisation, comme l’a remarqué Paul Virilio. Pour lui, la vitesse est la relativité et le pouvoir même. Elle fait partie de l’économie 42 et désigne le passage d’une géopolitique à une chronopolitique. Par ailleurs, le progrès de la vitesse ne sert pas à la démocratie. Virilio rappelle qu’au 19ème siècle, on pense que le chemin de fer va réaliser la démocratie mondiale et réunir les peuples d’Europe, en favorisant la convivialité et la solidarité. Par contre, on a vu naître de vraies « classes de vitesse », l’express pour les riches et l’omnibus pour les pauvres. Bien plus, au 20ème siècle on a vu les dégâts du progrès. C’est pour cela qu’il demeure pessimiste par rapport à la cybernétique, tout en affirmant qu’il y a un illusionnisme lié à la publicité. 43 La vitesse des transports s’est transformée en l’âge atomique et informatique. En tant que processus de contrôle totalitaire des populations par l’informatique et la robotique, la cybernétique devient une menace pour la démocratie sans la garantie politique qui s’impose. 44 Pour lui encore, la liberté est en risque face aux multimédias et aux technologies nouvelles, dans la tyrannie de la technoscience. Il faut aussi prendre conscience que l’internet est le fruit du Pentagone et que les technologies satellitaires sont d’abord militaires et au service d’une militarisation des connaissances. Pour tout cela il défend l’inauguration d’une critique d’art des technosciences pour faire diverger le rapport à la technique. « Le travail consiste, sinon à désinventer, du moins à dépasser. On ne combat une invention que par une autre invention. On ne combat une idée que par une autre idée, par un autre concept. Ici, la notion d’information est au centre de la science et de sa militarisation ». 45

Quand Jean Baudrillard a écrit le livre Amérique, il ne considérait que la société américaine, mais le plus intéressant est que ses constatations peuvent être aujourd’hui étendues à d’autres sociétés. Il a aussi écrit quelques mots sur la vitesse : « La vitesse est le triomphe de l’effet sur la cause, le triomphe de l’instantané sur le temps comme profondeur, le triomphe de la surface et de l’objectalité pure sur la profondeur du désir. La vitesse crée un espace initiatique qui peut impliquer la mort et dont la seule règle est d’effacer les traces. Triomphe de l’oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique. Superficialité et réversibilité d’un objet pur dans la géométrie pure du désert ». 46 Il met donc l’accent sur l’instantané et sur l’oubli, les deux facteurs qui vont nous conduire à l’engrenage de l’inertie.

Le sens du besoin a été détourné par la vitesse. La logique de l’instantané et l’esthétique du disparaître se présentent dans tous les médias, surtout à la télévision et à l’internet. Mais apparemment, nous avons plus d’accès à l’information et plus de possibilités de communication. D’où vient, donc, le contrôle ? Il y a ici un autre paradoxe, qui est bien sûr lié à celui de la massification. Autant qu’il y a l’homogénéité sous l’apparence illusionniste de l’hétérogénéité, autant le phénomène relationnel de vitesse n’échappe pas à l’inertie. N’importe quel scandale, n’importe quelle révolte, tend aujourd’hui à se disperser dans le réseau d’instantanéité et la logique du disparaître. En d’autres termes, les forces qui visent le changement du système tombent dans l’inefficacité. L’inertie vient du fait que l’avenir se transforme en fatalité, l’information reste conditionnée, le système demeure le fondement de la vitesse et tout ce qu’on fait renvoie au même. L’idée que nous devons vivre et travailler pour le marché, loin d’être l’antithèse du système, c’est justement son point d’appui : ainsi nous contribuons au centre de gravitation de l’économie mondiale.

Le plus paradoxal c’est que l’inertie n’est pas seulement à la base de la vitesse, elle vient aussi la hanter dans les phénomènes de marchandise. Puisque la mondialisation est une manifestation dans le marché économique et politique - de la mode et de la publicité à l’art et à l’éducation - l’inertie est toujours là, en principe cachée, mais tout au fond soupçonnée. Malgré les changements d’extension et la multiplication de voies, la mode a toujours un code sémiologique de termes et de variants, 47 dans lequel s’inscrivent « les nouvelles créations ». Il s’agit d’une invitation à faire la différence par le moyen de l’identification et le fonctionnement même de la mode renvoie à l’imitation. La publicité, de sa part, est devenue un mécanisme de conditionnement imaginaire où la notion de behavior gagne toute l’importance pour soutenir l’hypocrisie. Par le moyen de l’imagination, le producteur essaie de « convaincre » le consommateur d’acheter le produit. Roland Barthes a tout à fait raison quand il écrit que : « La publicité ne peut se juger en dehors du système capitaliste dont elle n’est qu’un élément. (…) La publicité est née du commerce et retourne au commerce ». 48

Cela vaut aussi pour l’art et pour l’éducation. L’esthétique et le savoir sont devenus des pièces d’échange dont le sens ne vient que du marché et pour le marché. Dans l’esthétique de marché, l’artiste doit suivre la promesse d’être une célébrité et récréer le vieux comme s’il était nouveau, lui donner l’aspect de nouveauté. Dans l’éducation de marché, le savoir vendu ne doit être pour le marché de travail qu’un outil et la recherche technologique se tourne vers le capital, surtout dans le domaine de la santé et de l’alimentation. Tout semble hypocritement relatif et démocratisé, moins cette idée elle-même fondée dans l’inertie.

La volonté de non-sens

Nous avons découvert deux phénomènes dans lesquels une part est immédiatement visible et l’autre part n’est dévoilée que si la demande pour le sens est posée. Le plus étonnant c’est que la (re)cherche de sens nous a menés à deux paradoxes : hétérogénéité-homogénéité et vitesse-inertie. C’est la version postmoderne du jeu de contraires les plus discutés en philosophie, ceux de multiplicité-unité et de mouvement-éternité. Nous savons très bien de quel côté la métaphysique a été placée. Après tout un mouvement philosophique de mise en évidence de l’existence et d’une lutte contre la tyrannie du savoir sur « l’arrière-monde » et contre ses conséquences néfastes, nous assistons passifs la société se pliant sous une nouvelle métaphysique. Il y a toutefois une grosse différence : au moins les systèmes philosophiques combattus montraient leurs visages, tandis qu’un côté des paradoxes postmodernes demeure immédiatement caché. Mensonge ou mauvaise foi - le certain c’est que l’unité et l’immobilité, supprimés en tant que fondements idéaux de l’existence, ont glissé sournoisement, derrière le discours postmoderne, pour habiter les fondements sociaux qui les conditionnent. « Le plébéisme de l’esprit moderne »  49 - ce que Nietzsche a désigné comme la forme moderne de l’idéal ascétique, c’est-à-dire le positivisme dans les sciences et le démocratisme en politique - dans un certain sens, n’est que travestie. En d’autres mots, le « marasme » après la négation de toute ordre stable est bien symptomatique, il vient de l’acceptation de tout cet ordre de choses bien rangées, c’est-à-dire, un nouveau plébéisme, derrière le relativisme. Voilà le troisième paradoxe, le paradoxe du sens lui-même.

Le postmoderne constate un monde postmoderniste et relatif. Mais il en veut plus, il a envie de soutenir un relativisme. Il ne s’agit pas de relativité, celle des perspectives, des perceptions, des jugements, des émotions, des affects, enfin de la conscience vivante. C’est la relativité absolue, une contradiction per se. Tout ce qui est « vrai », « bon » ou « esthétique » devient absolument relatif. Ce n’est pas pour moins que « le sujet » est perdu : le postmoderne a une volonté de non-sens.

Qu’est-ce que le non-sens ? L’absurdité, l’inintelligibilité et le vide ne sont que leurs résultats. En effet, la volonté de non-sens est le sens caché du relativisme. Le postmodernisme, cela veut dire : la ruine du sens. D’ailleurs, c’est une volonté, donc une faculté active. L’état de choses postmoderne n’est pas seulement constaté, en fait il est accepté volontairement ; il est, d’une certaine façon, voulu. Mais s’il y a une volonté, elle devait se donner à voir. D’ici vient le problème : la volonté se cache, se masque. Sous prétexte de l’exercice du pluriel et de la multiplicité d’interprétations, le postmoderne s’octroie le permis de tout dire, de tout interpréter et de tout juger, en refusent la rationalité.

La distorsion du discours philosophique est toujours un instrument prêt à être employé. Et cela n’est pas nouveau dans l’histoire de la philosophie. Quelquefois le système a réagi contre le philosophe lui-même. Socrate en avait été une victime fatale. D’autres fois, c’est le discours philosophique lui-même qui est détourné, brisé ou même contraint jusqu’à soutenir une idéologie ou un totalitarisme. Ainsi, par exemple, la mauvaise lecture de Marx a été transformée en instrument de bureaucratisation en URSS et Nietzsche était presque un objet de culte de la part du régime nazi, ce sont des contradictions factuelles.

Le postmoderne n’est généralement pas un philosophe ; peut-être un mauvais sophiste. Certains d’entre eux refusent même le titre de philosophes ; d’autres éliminent même la tâche philosophique. Toutefois, il est possible de trouver un autre type de postmoderne, qui veut encore se rattacher à la philosophie, c’est-à-dire en empruntant le discours philosophique. C’est le groupe le plus intéressant pour rendre évident à quel point le discours est distortionné. Une fois que la métaphysique postmoderne est sournoise et ne veut pas se montrer, il faut trouver dans les auteurs de la relativité le prétexte pour défendre un relativisme. La différence devient un « différencialisme ». Toute la question évoquant la dimension phénoménologique ou conceptuelle est laissée de côté. Ce qui importe le plus c’est qu’au bout de compte on la quantifie et on la formalise - juste le contraire de ce que voulaient les philosophes de la différence. Derrida en a subi la mauvaise interprétation et voilà pourquoi sa philosophie a été l’objet de certains malentendus, au point d’être appelée « irrationnelle ». Mais Derrida n’est point postmoderne. Le fait que « le signifié fonctionne toujours déjà comme un signifiant » 50 , autrement dit comme signifiant du signifiant, ne veut pas dire que le rapport entre les signifiants est n’importe quoi. Le philosophe nous a proposé une méthode dé-constructive (et non de démolition) du logocentrisme - le privilège du logos dans la distinction du signifié et du signifiant. Cette nouvelle conception du signifiant renverse la compréhension du langage, dans la mesure où l’écriture l’excède ; l’écriture n’est pas secondaire, « elle affecte tout signifié en général ». 51

En reconstituant et en regroupant les paradoxes dans leur ensemble, il devient possible d’arriver au sens dernier du manque de sens lui-même. Au moment même où elle est posée, comme mode et finalité du mouvement postmoderne, cette « position » réclame un sens. Celui-ci semble clair : ne plus voir le sens, ne plus le chercher et par conséquent ne rien changer, c’est-à-dire laisser le monde tel qu’il nous est donné et respecter l’impératif d’inertie postmoderniste. Celui-ci est toujours à la base des paradoxes examinés. Chez le postmoderne, l’inversion de la rationalité se transforme en nouvelle métaphysique.

Dans le postmodernisme, l’imaginaire se tourne aussi vers le non-sens ; la sensation elle-même semble vide, dépourvue de toute émotion. Le corps sexué est livré à une sorte de « destin artificiel », non pas au sens anatomique, mais au sens plus général de travesti, au lieu de la différence, « le jeu d’indifférence sexuelle », comme dit Baudrillard. 52 A propos de la sexualité, il est bien évident qu’après la libération sexuelle, nous voyons un mouvement de croissante acceptation du sexe pour le sexe, du refus du sentiment et de réalisation de rapports strictement formels. La jouissance n’est plus en question. Il y a une valoration des représentations, du spectacle sexuel et du fétichisme. Le postmoderne se plonge dans le « parnassianisme » de la sexualité.

Le non-sens favorise le marché ou, mieux encore, l’inertie qui range la structure du marché. Dans le mouvement postmoderne, le non-sens essaie de remplacer le sens, mais le résultat concret est une indifférence vide prenant lieu de la joie. En autres termes, celle-ci reste toujours attachée à l’inertie de consommation dans l’homogénéisation de la masse et perd son caractère même de joie. Le but principal de la propagande, c’est d’offrir l’image d’une joie hypothéquée.

La volonté de non-sens vient du fait que le postmoderne est poussé à vouloir par lui-même le non-sens, c’est-à-dire à se perdre comme individu dans un discours hémorragique, sans projet et sans finalité, pour que l’inertie soit maintenue. Le néant constituant - ou l’impossibilité d’être ce qu’on est à la manière d’une identité à l’être - n’est pas pris comme le moteur de l’engagement, mais est distortionné comme une fatalité formelle sans affect, comme un néant constitué.

Conséquences Éthiques et Esthétiques

La massification, l’inertie et la volonté de non-sens : l’arrangement de l’extrémité paradoxale cachée du monde postmoderne nous présente son sens souterrain. Ces faits diagnostiqués ne peuvent pas se retourner contre eux-mêmes, il faut qu’un impératif de soutien puisse fonder « le désordre ». Là où le postmoderne voit « la révolution ou le bouleversement de la pensée», « la démocratisation » et «la mondialisation » devant l’inexistence d’une vérité, il y a tout au contraire une défense de l’ordre pré-donné. Le postmoderne est le penseur privilégié de la situation, il ne veut pas changer le « mouvement » actuel du monde, il est régi par un impératif qui l’oblige à se plier à ce système. Du point de vue concret, les trois paradoxes résument la perte de l’individu. Il va de soi que le postmoderne est dépourvu d’ambition créative et qu’il reste dans la superficialité plastique de la consommation. Mais en fait le sujet se perd lui-même. Le discours hémorragique du postmodernisme est devenu l’expression de la castration, de la passivité et du refus de la joie. A tel point que les sujets se fixent dans un présent stérile sans immersion dans l’expérience (ce qui suppose relation au projet et aux racines).

Une telle constatation n’est pas sans implications éthiques et esthétiques. Il est convenable de montrer le contraste entre le postmodernisme et ce qu’il propose de dépasser pour évaluer ensuite ses conséquences pratiques. Prétendre une neutralité de la pensée postmoderne ne serait que naïveté, et celle-ci est de mauvaise foi, comme dirait Sartre. Le postmoderne n’a pas à proprement parler une éthique, il n’a aucune intention de formuler ce que serait la possibilité éthique. Après la sacralisation du discours hémorragique, nous ne savons plus ce qui pourrait être valable sinon l’idée de l’hémorragie du signe elle-même. L’éthique postmoderne, à la rigueur, n’existe pas. Elle est devenue impossible. Mais quand même le postmodernisme se soutient. En d’autres mots, dans le système postmoderne, il semble y avoir un chaos qui a, néanmoins, des limites précises : il ne peut pas se nier lui-même. La « différence » postmoderne n’est qu’esclave de son impératif et elle n’est pas radicalement posée. Le postmodernisme est un système dans un nouveau sens, un système chaotique fondé sur un impératif et donc, d’une certaine façon, contraint d’être fermé.

D’ailleurs, la relativité absolue est la mort de la vérité et aussi de la valeur. Bien avant le postmodernisme, la métaphysique était déjà combattue. Nous n’avons pas besoin du phénomène postmoderne pour annoncer que les métadiscours ont échoué. Le postmoderne, comme suite du modernisme, n’est que son éclosion, il est le modernisme éclatant. Il apparaît dans des conditions historiques données, en partie comme symptôme des circonstances, en partie comme résultat du modernisme. Du point de vue éthique, le postmoderne a renoncé à chercher le sens des valeurs. Mais son attitude ne laisse pas d’être pratique à cause de cela. Et l’épuisement du modernisme, dans ce sens-là doit être remis en question. Curieusement, l’éthique est devenue le sujet du jour. En même temps la bioéthique est à la mode chez les scientistes et la mystique et l’ésotérisme sont devenus des champions de vente. La source de l’éthique n’importe pas.

Quand même, une certaine « éthique » est là, en soufflant les vagues de privatisation du droit. Celui-ci a aussi supporté « des injonctions paradoxales qu’adresse notre postmodernité aux individus ». 53 Au moins dans trois domaines la précarisation du temps et donc la déliaison des rapports sociaux se fait nette. François Ost, en posant la question sur le temps du droit, présente l’hypothèse d’une désinstitution du droit dans les domaines familial, social et pénal : « le théâtre d’une privatisation du lien, la précarisation de la condition salariale et le déclin des idéaux de réhabilitation ». 54 Nous sommes d’accord avec cette hypothèse. Toutefois, il faut ajouter que l’idée d’un « système » juridique et les idéaux libéraux ne sont pas touchés. La valeur de la propriété et du contrat demeure la même. En plus, la désinstitution ne symbolise qu’une diminution du rôle de l’État dans les actes contractuels, mais nous assistons à une croissance du pouvoir de police, de la moralisation et du contrôle de la vie privée dans les pays développés. Ce qui nous paraît un drôle de mélange a, au contraire, un sens bien clair. Il est raisonnable que le postmoderne contrebalance les inconvénients : ce qui lui importe, autant que les valeurs universelles du capitalisme et son propre capital, est la sécurité juridique. Mais dans le contexte postmoderne, celle-ci peut s’exprimer comme la garantie de soutenance juridique de l’ordre du monde postmoderne malgré la précarisation de l’action sociale des sujets.

En ce qui concerne l’esthétique, les conséquences sont identiques à celles de l’éthique. Nous avons déjà remarqué que l’art postmoderne se présente comme image ambiguë. L’architecture mélange des représentations. La littérature se tourne vers l’inter-textualisation et le monde fictif. La peinture, la photo et la sculpture fusionnent pour éprouver de nouvelles textures, sans aucun sens prédonné. Le cinéma et le théâtre arrivent au non-sens fictif, au libre passage entre la réalité et l’onirique. La musique cède tous les jours à la technologie. A la base d’une esthétique apparemment profonde, complexe et multiple, nous trouvons la superficialité plastique du scandale et du spectacle postmodernes.

Sans doute, le postmoderne fait usage de nouveaux matériaux et essaie de réaliser la rupture des limites conceptuelles d’un art à l’autre. Néanmoins, ni l’un ni l’autre ne sont suffisants pour que le postmoderne échappe au quotidien, à la consommation et à la banalité, les motifs plus fréquents. L’illusion de détachement de l’objet de son univers permet la réalisation de mélanges sans interroger leur sens. Le « manque » d’intention affective renvoie toujours à un néant constitué parce qu’elle même est vide. Ici, le non-sens est objet de culte et l’irréel devient le symptôme. En fait, l’esthétique postmoderne nous permet de voir encore une fois la volonté de non-sens. Ici, le paradoxe se montre d’une façon plus spectaculaire : la richesse des formes, d’allusions et d’ornements ne couvrent pas le vide de sens.

Il n’est pas surprenant que le peintre postmoderne retourne à l’art figuratif et puisse même rejeter l’expressionnisme. Par exemple, l’influence du pop-art sur le postmodernisme est si présente qu’il est devenu difficile de discerner les deux. La société de consommation, les sujets identifiables, le côté impersonnel et la procédure industrielle sont les caractéristiques les plus fortes du pop-art. 55 Dans une certaine mesure, elles sont aussi explorées par le postmoderne. La présence d’éléments du pop-art est fort, à partir des objets industrialisés et plastiques, propres et nets : la négation du vécu, la négation de l’usagé, et même du temps qui passe. Il ne reste aucun espace pour le geste. Le « comme si » des bandes dessinées de Lichtenstein a ouvert un certain mouvement de mettre toute la science, l’habilité et la capacité au service de l’impersonnel. Warhol contribue à la célébrité de Marilyn Monroe pour devenir lui-même célèbre. Mais celui-ci va plus loin : il incarne le désir d’être une machine, c’est-à-dire, l’inertie suprême. Tout cela ne semble pas être un hasard.

A l’origine du pop-art, de l’esthétique néo-dadaïste - bien que celle-ci ait un côté plus mouvementé - il y avait déjà quelques éléments symboliques de l’inertie et d’une culture déterminée. Il suffit de penser à Jasper Johns, au « Drapeau américain » (1959), constitué de feuilles de papier de journaux collés, et à « Flag » (1968), où le jeu visuel d’inversion des couleurs fait ressortir le drapeau américain avec ses couleurs réelles quand on regarde après quelques secondes un point fixe sur le gris, comme si c’était sa vérité. La célébration des symboles du monde de consommation actuel est à la base du postmodernisme. Derrière la « liberté artistique », on trouve le néant constitué : la massivité, l’inertie et le non-sens. Il s’agit de l’art au service d’une « neutralité » que ne veut guère toucher le monde. Derrière le cataclysme des outils et des concepts artistiques, on voit le calme quiétiste d’un art amorphe et sans contenu.

Conclusion - Reprise du discours

Nous sommes partis de l’expérience, de ce qui se donne à voir. En nous interrogeant sur le sens du postmodernisme, nous avons pénétré dans une couche significative qui nous a permis de voir et comprendre trois paradoxes : hétérogénéité - homogénéité ; vitesse - inertie ; relativisme du sens - sens du relativisme (volonté de non-sens). Nous avons vu que le chaos postmoderne ne se soutient pas lui-même. Il faut qu’un impératif soit à la base de ce désordre rangé, qui va déterminer la raison des paradoxes et les conséquences éthiques et esthétiques du postmodernisme. C’est un impératif qui dissimule sa propre vérité et la vérité elle-même. Le postmoderne tombe dans une métaphysique renversée, une nouvelle manière de fixation au présent. En dissimulant la vérité, le postmoderne se tourne vers l’atemporel en essayant de couper l’avenir. Reprenons l’analyse du temps vulgaire tel que l’a fait Heidegger : « La temporalité horizontale-ekstatique se temporalise d’abord par l’avenir. La compréhension vulgaire du temps, par contre, voit le phénomène fondamental du temps dans le maintenant et le pur maintenant mutilé dans sa structure pleine que s’appelle ‘le présent’». 56

L’hémorragie du discours se présente comme l’essai de distorsion du signe, c’est-à-dire du rapport entre signifiant et signifié, là où il se fonde lui-même. Non, il n’est pas vrai que tout est relatif. La condition de possibilité du discours n’est pas relative. Le discours se fonde sur le dévoilement de l’être (la conscience pré-réflexive, comme dirait Sartre, ou le cogito tacite, comme dirait Merleau-Ponty) ou sur un impératif artificiel. Quoique ceci ne puisse pas effacer la vérité, il peut essayer de la maquiller en introduisant dans la réalité l’indistinction de la réalité à travers le discours hémorragique, en fixant la temporalité dans un présent coupé de ses possibilités plus originelles. Le postmodernisme se fait grâce à la temporalité vulgaire, outre qu’il donne l’ordre pour y demeurer.

Le postmodernisme n’est pas simplement une manifestation artistique ou une somme de faits. Nous avons vu toute la profondeur de ses paradoxes. Il faut reprendre le discours sans néanmoins renverser encore une fois la métaphysique, en posant la vérité dans « l’arrière plan ». C’est seulement dans le discours que nous pourrons revenir au débat sur la liberté créatrice des valeurs éthiques et esthétiques, ainsi que reprendre le rapport entre signifiant et signifié dans son aspect pratique et engagé. Une fois conscients de tout ce que veut dire « postmodernisme », nous pouvons essayer de le changer. Nous sommes dans le postmodernisme. Mais il n’est qu’une mode, une vague, une maladie. Peut-être l’appellera-t-on d’une autre façon dans un avenir prochain. Notre première tâche aura été de bien serrer le concept pour que nous puissions savoir de quoi il s’agit. Ce qui s’impose, maintenant, c’est de trouver le chemin qui nous conduira à une nouvelle idée, le dépassement du postmoderne avec la reprise du discours, la conscience du monde à venir.

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SARTRE, Jean-Paul. Critique de la Raison Dialectique, Tome I - Théorie des Ensembles Pratiques. Paris: Gallimard, 1960.

VIRILIO, Paul. Cybermonde, la politique du pire - entretien avec Philippe Petit. Paris : Editions Textuels, 1996.


  1.  Le concept d’authenticité auquel nous faisons allusion a une source existentielle. Bien qu’entre Heidegger et Sartre, par exemple, l’authenticité soit comprise de manières différentes (d’un côté selon le caractère irréversible de la liberté, de l’autre, selon l’être-à-la-mort), la temporalité est cependant toujours donatrice du sens ultime des vécus. C’est dans cette perspective que l’immédiatisme facilement diagnostiqué dans la société postmoderne est le symptôme le plus fondamental du manque de sens. Maintenant, le postmoderne n’est plus prisonnier d’un arrière-monde atemporel, il est prisonnier d’un monde imaginaire où seul importe le présent immédiat.

  2. General Agreement on Tariffs and Trade, crée en 1947.

  3. Plus d’un milliard d’individus n’ont pas accès à l’eau potable et 2,6 milliards ne peuvent bénéficier d’un assainissement, indique le « Human Development Report 2006 ».

  4. Pour une campagne publicitaire, une boisson très vendue dans le monde a proposé dans les slogans de ses étiquettes quelques suggestions pour « être heureux ». La plus étonnante était la suivante : « Va te coucher sur une place avec un panneau : ‘Ne pas déranger. Je suis en train de battre le record d’immobilité’ ».

  5. L’exemple le plus concret est celui d’un groupe de jeunes qui se sont défiés entre eux pour réaliser des épreuves douloureuses. Ils ont produit une série et deux films avec une espèce de goût pour la souffrance, un masochisme sans fondement apparent.

  6. Il est possible de trouver facilement des sites où les personnes créent leur identité virtuelle, fixée, bien délimitée et publiée en tant que telle pour tous ceux qui ont accepté de participer au programme.

  7. Kant, Immanuel. Kritik der reinen Vernunft. Hamburg: Felix Meiner Verlag, 1998. Philosophische Bibliothek, p. 839. ”Alles Interesse meiner Vernunft (das spekulatif sowohl, als das praktische) vereinigt sich in folgenden drei Fragen: 1. Was kann ich wissen? 2. Was soll ich tun? 3. Was darf ich hoffen? ”.

  8. Lyotard, Jean-François. La Condition Postmoderne. Paris: Les Editions de Minuit, 1979, p. 07.

  9. Gorz, André. Adieux au Prolétariat. Paris: Editions Galilée, 1980, p. 123.

  10. Id. ibidem, p. 14.

  11. Harvey, David. The Condition of Postmodernity. Oxford: Blackwell, 1990, p. 157.

  12. Lipovetsky, Gilles. L’Ere du Vide - Essais sur l’Individualisme Contemporain. Paris: Gallimard, 1983, p. 89-151.

  13. Baudrillard, Jean. La Transparence du Mal - Essai sur les phénomènes extrêmes. Paris : Galilée, 1990, p. 11.

  14. L’amorphisme est aussi un symptôme postmoderne dans un sens précis. Ce concept est caractérisé par la négation de la morphé, comme effet d’une dégradation de la liberté en tant que néant constitué. Mais l’amorphisme cache bien sa vérité : en fait, l’amorphisme (en tant que négation de l’intentionnalité particulière) est le morphisme de l’extériorité massifiante dont les signifiants sont déjà déterminés.

  15. Maffesoli, Michel. Le Temps du Tribus - Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Paris: Meridiens Klincksieck, 1988, p. 7-18.

  16. Id. ibidem, p. 138.

  17. Harvey, David. The Condition of Postmodernity. Oxford: Blackwell, 1990, p. 340.

  18. Jencks, Charles. Late-modern Archictecture. New York: Rizzoli, 1980, p. 06-10.

  19. Id. ibidem, p. 20.

  20. Harvey, David. The Condition of Postmodernity. Oxford: Blackwell, 1990, p. 57.

  21. McHale, Brian, Postmodernist Fiction. London: Methuen, 1986, p. 219-222.

  22. Marx, Karl. Le Capital : Critique de l’Economie Politique. Paris : Presses Universitaires de France, 1993. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, p. 360-361.

  23. Gorz, André. Adieux au Prolétariat. Paris: Editions Galilée, 1980, p. 101.

  24. Baudrillard, Jean. La Transparence du Mal - Essai sur les phénomènes extrêmes. Paris : Galilée, 1990, p. 18.

  25. Adorno, Theodor. Dialektik der Aufklärung. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellsachaft, 1998, p.141-151.

  26. Debord, Guy. La Société du Spectacle. Paris: Gallimard, 1992, p. 44.

  27. Id. ibidem, p. 22.

  28. Adorno, Theodor. Dialektik der Aufklärung. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellsachaft, 1998, p. 147. ”Die ganze Welt wird durch das Filter der Kulturindustrie geleitet". (« Le monde entier est contraint de passer par le filtre de l’industrie culturelle »).

  29. Sartre, Jean-Paul. Critique de la Raison Dialectique, Tome I - Théorie des Ensembles Pratiques. Paris: Gallimard, 1960, p. 320.

  30. Adorno, Theodor. Dialektik der Aufklärung. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellsachaft, 1998, p.143. ”Demokratisch macht dieses alle gleichermaBen zu Hörern, um sie autoritär den unter sich gleichen Programmen der Stationen auszuliefern". (« Démocratique, la radio transforme tous les participants en auditeurs et les soumet autoritairement aux programmes des différents stations, qui se ressemblent tous ».)

  31. Maffesoli, Michel. Le Temps des Tribus - Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Paris: Meridiens Klincksieck, 1988, p. 15.

  32. Aujourd’hui, par exemple, il ne faut plus qu’un Etat libéral intervienne pour contrôler la révolution en Amérique en appuyant les dictatures militaires : le contrôle est réalisé comme un lavage cérébral par le mass media. A la limite, si une pensée politique divergente et menaçante apparaît, une force militaire ressurgira pour la bloquer sans aucune nécessité de justification. Dans l’idée de démocratie libérale, toutes les voix sont supposément écoutées, pourvu qu’elle ne s’oppose jamais au système lui-même. Dans cet esprit de démocratie, la fusion entre les partis de gauche et de droite ne présente aucun risque, une fois le pouvoir de changement du système masqué ou détourné.

  33. Adorno, Theodor. Dialektik der Aufklärung. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellsachaft, 1998, p. 143.

  34. Baudrillard, Jean. La Société de Consommation - ses mythes et ses structures. Paris : Editions Denoël, 1970, p. 278.

  35. Il va de soi que « l’exaltation du marché conduit Hayek à stigmatiser toutes les interventions de l’État dans le domaine économique et social ». (Baudouin, Jean. Les Idées Politiques Contemporaines. Presses Universitaires de Rennes : Rennes, 2002, p. 102). La logique de l’économie néo-libérale est claire : il faut combattre l’inflation à tout prix, même celui du chômage.

  36. Marx, Karl. Le Capital : Critique de l’Economie Politique. Paris : Presses Universitaires de France, 1993. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, p. 189-190.

  37. Bataille, Georges. La Part Maudite. Paris : Les Editions de Minuit, 1967, p. 62.

  38. Id. ibidem, p. 62-63.

  39. Id. ibidem, p. 79-80. « Le sentiment d’une malédiction est lié à cette double altération du mouvement qu’exige de nous la consumation des richesses. Refus de guerre sous la forme monstrueuse qu’elle revêt, refus de la dilapidation luxueuse, dont la forme traditionnelle signifie désormais l’injustice. Au moment du surcroît des richesses est le plus grand qui fut jamais, il achève de prendre à nos yeux le sens qu’il eut toujours en quelque façon de part maudite ».

  40. Sartre, Jean-Paul. Critique de la Raison Dialectique, Tome I - Théorie des Ensembles Pratiques. Paris: Gallimard, 1960, p. 221. Chez Sartre, l’économie politique étudie les institutions analytiquement selon le sens de rareté qui se présente dans les relations de production.

  41. Virilio, Paul. Cybermonde, la politique du pire - entretien avec Philippe Petit. Paris : Editions Textuels, 1996, p.22.

  42. Id. ibidem, p. 14-16. « La question de la vitesse est une question centrale qui fait partie de la question de l’économie. La vitesse est à la fois une menace, dans la mesure où elle est capitalisée, tyrannique et, en même temps, elle est la vie même. On ne peut pas séparer la vitesse de la richesse ».

  43. Id. ibidem, p. 21.

  44. Id. ibidem, p. 33. Paul Virilio affirme que Norbert Wiener, l’un des inventeurs de la cybernétique (avec Alan Turing et Claude Shannon), craignait qu’elle ne devienne une menace pour la démocratie. En plus, il rappelle que la cybernétique vient du grec kubernân : « diriger », c’est-à-dire, traite des processus de commande et de communication entre les hommes et les machines.

  45. Id. ibidem, p. 35.

  46. Baudrillard, Jean. Amérique. Paris : Editions Grasset et Fasquelle, 1986, p. 12.

  47. Barthes, Roland. Système de la Mode. Paris: Editions du Seuil, 1967, p. 13-28.

  48. Idem. Société, Imagination, Publicité in Oeuvres Complètes - livres, textes et entretiens. Vol. 2 (1968-1971). Paris : Edition Seuil, 2002, p. 60-61.

  49. Nietzsche, Friedrich. La Généalogie de la Morale. Paris: Les Intégrales de Philo/Nathan, 1981. Traduction de Henri Albert, p. 88-94.

  50. Derrida, Jacques. De la Grammatologie. Paris: Editions de Minuit, 1967, p. 16.

  51. Id. ibidem, p. 16.

  52. Baudrillard, Jean. La Transparence du Mal - Essai sur les phénomènes extrêmes. Paris : Galilée, 1990, p. 28. Il donne au moins trois exemples courants et remarquables de ce phénomène : Cicciolina, Madonna et Michaël Jackson.

  53. Ost, François. Le Temps du Droit. Paris : Editions Odile Jacob, 1999, p. 294.

  54. Id. ibidem, p. 293.

  55. Comme Phillipe Delaite a suggéré dans le Cours de Histoire de l’Art Contemporain à Académie Royale des Beaux Arts de Liège, dans le 07 décembre, 2006.

  56. Heidegger, Martin. Sein und Zeit. 12ème éd. Tübingen: Max Niemayer Verlag, 1972, p. 426-427. ”Die ekstatisch-horizontale Zeitlichkeit zeitigt sich primär aus der Zukunft. Das vulgäre Zeitverständnis hingegen sieht das Grundphänomen der Zeit im Jetzt und zwar dem in seiner vollen Struktur schnittenen, puren Jetzt, das man‚ Gegenwart’ nennt".

Caprio Leite de Castro Fabio
Wormser Gérard masculin
Le postmoderne ou l'hémorragie du discours
Caprio Leite de Castro Fabio
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2007-10-25

En nous interrogeant sur le sens du postmodernisme, nous avons pénétré dans un champ de significations qui nous a permis de cerner trois paradoxes : hétérogénéité – homogénéité ; vitesse – inertie ; relativisme du sens – sens du relativisme (volonté de non-sens). Le chaos postmoderne ne se soutient pas lui-même. Il faut qu’un impératif soit à la base de ce désordre rangé, ce qui va déterminer la raison des paradoxes et les conséquences éthiques et esthétiques du postmodernisme. C’est un impératif qui dissimule sa propre vérité et la vérité elle-même. Le postmoderne tombe dans une métaphysique renversée, une nouvelle manière de fixation au présent. L’hémorragie du discours se présente comme l’essai de distorsion du signe, c’est-à-dire du rapport entre signifiant et signifié, là où il se fonde lui-même. Ce qui s’impose maintenant c’est de trouver le chemin qui nous conduira à une nouvelle idée, à un dépassement du postmoderne avec la reprise du discours et la conscience du monde à venir.

By questioning us on the direction of the postmodernism, we penetrated in a significant layer which allowed us to see and understand three paradoxes: heterogeneity - homogeneity; speed - inertia; relativism of the direction - direction of the relativism (will of nonsense). We saw that postmodern chaos does not support itself. It is necessary that a requirement is at the base of this arranged disorder, which will determine the reason of the paradoxes and the ethical and aesthetic consequences of the postmodernism. It is a command which dissimulates its own truth and the truth itself. The postmodern fall into a reversed metaphysics, a new manner of fixing at the present. The haemorrhage of the speech is presented in the form of a test of distortion of the sign, relationship between meaning and meant, where it is based itself. What is essential now is to find the way which will lead us to a new idea, the going beyond of postmodern with the resumption of the speech, the conscience of the world to come.

Philosophie
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Foucault, Michel (1926-1984)
Beckett, Samuel (1906-1989)
Barthes, Roland (1915-1980)
Heidegger, Martin (1889-1976)
Virilio, Paul (1932-....)
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