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Ontologie et anti-humanisme

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        30 articles 2 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 35 articles 1 dossier,  
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      Texte

      Ontologie et anthropologie

      L’ontologie peut-elle prétendre rendre compte de la situation de l’homme ? La lecture sartrienne de Heidegger semble ajouter à l’être une détermination vécue par l’homme : celui-ci éprouve l’être comme un trop-plein. Nous entretiendrions une relation étouffante avec l’être qui sature notre situation. En ce sens, l’en-soi désignerait la plénitude de l’être dont serait porteuse toute chose, comme l’emblématise La Nausée : « La chose, qui attendait, s’est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j’en suis plein. » L’être témoigne ici d’une hostilité à l’égard de l’homme qui se retrouve empli d’être. La conséquence d’une telle saturation de l’homme par l’être est qu’il faut ménager la place de l’homme, tant au sens spatial de lui conférer un lieu protégé des attaques de l’être, qu’au sens figuré de le maintenir comme centre de l’attention philosophique. La Nausée évoque à cet égard l’indépendance de l’homme par rapport à l’être : « J’existe. C’est doux, si doux, si lent. Et léger : on dirait que ça tient en l’air tout seul. » Sartre fonde cette idée sur le fait que de l’être ne peut advenir autre chose que de l’être : « L’être ne saurait engendrer que l’être ». 1 Cette place de l’homme, Sartre la ménagerait par l’introduction d’un second principe, distinct de celui de l’être. Il s’agit de la liberté humaine comme négation : « l’homme est l’être par qui le néant vient au monde. » 2

      Mais comment concilier ce principe avec celui de l’être ? De cette question dépend la pertinence du discours ontologique à rendre compte de la situation de l’homme. Or, dans la mesure où la liberté est négation, la solution de Sartre fait entrer en opposition le principe de l’être et le principe qui définit l’homme. C’est ainsi que la conscience est néantisation de l’être : « il faut qu’il soit conscience de cette coupure d’être ». 3 Or, cette réponse nous semble problématique pour l’ontologie dans la mesure où la conscience nous fait passer du champ strictement ontologique - celui de l’être - à un champ anthropologique (au sens large) - celui de l’homme. Et ce glissement résulte de deux postulats que nous pourrions ainsi résumer : l’être sature le monde de l’homme ; l’homme doit être revalorisé comme principe de modification de l’être. En un certain sens, l’être est redouté autant que l’homme est honoré. Plus précisément, l’homme est comme redoré parce que l’être ne cesse de le ternir. C’est pourquoi nous constatons que la considération de la dignité humaine tend à restreindre les droits de l’ontologie. En l’occurrence, la facticité humaine est reconduite à une corrélation entre philosophie et sciences humaines (l’homme sartrien de L’Etre et le néant devenant objet tour à tour de psychanalyse, d’histoire et de la discipline anthropologique).

      Heidegger incarne à l’opposé la possibilité d’un discours qui ne serait qu’ontologique. A quelle condition l’ontologie n’a-t-elle plus à être supplémentée par l’anthropologie ? C’est que l’ontologie heideggérienne est marquée par une connivence entre le sujet et l’être. En témoigne le fait que ce sujet est le Dasein, c’est-à-dire l’homme pris dans son rapport à l’être. Reste à déplier ce rapport.

      L’enjeu de la différence ontologique

      Que ce rapport qui unit le Dasein à l’être puisse être saisi à partir de la différence ontologique - en tant que différence de l’être et de l’étant -, cela s’explique doublement. D’une part, c’est par cet « événement fondamental » que nous sommes constamment rapportés à l’être ; d’autre part - et par conséquent -, c’est par cet événement que le Dasein est ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il peut être l’étant qui peut viser l’être en tant que tel. Or, notre rapport à l’être est un rapport à la fois d’obligation et d’éloignement. En quoi cette caractérisation nous éloigne-t-elle de l’anthropologie sartrienne ?

      Par la différence ontologique, nous sommes dans un rapport d’obligation avec l’être : « Notre tenue-de-rapport est toujours de part en part sous le règne de l’obligatoire ». 4 En effet, notre considération de l’étant nous ramène toujours à l’obligation d’être auprès de l’être. Et s’il s’agit d’une obligation, c’est parce que cela ne relève pas d’une décision de la conscience : « Nous nous réglons sur l’étant et nous ne pouvons pourtant jamais dire ce qui, à même l’étant, est cela qui lie, ni sur quoi se fonde, de notre côté, cette possibilité d’être lié. » 5 La différence ontologique manifeste donc que nous sommes constamment convoqués auprès de l’être. Mais ne retrouvons-nous pas en cela le caractère aliénant de l’être en soi tel que le conçoit Sartre ? Pourtant, contrairement à celui-ci, Heidegger ne fait pas appel à un pour soi qui nous libérerait de l’être. En effet, chez Heidegger l’obligation trouve dans l’être en tant que tel son envers. En quelque sorte, l’être porte en lui-même sa propre mise à distance.

      L’envers de l’obligation est l’éloignement ; la différence ontologique nous projette constamment loin de l’être : « ce événement qu’est la projection emporte et éloigne de lui, d’une certaine manière, celui qui projette. » 6 Nous sommes ainsi constamment repoussés au loin. De ce fait, l’obligation ne nous accule pas contre l’être (lequel n’est alors plus vécu comme saturation) mais est constamment distendue par l’éloignement. En ce sens, au modèle de la dignité de l’homme sartrien s’oppose la distance respectueuse du Dasein heideggérien.

      Mais qu’advient-il de la liberté humaine ? La conséquence de cette relation tendue (entre obligation et éloignement), de cette relation à la fois nécessaire et distante, c’est ce que Heidegger nomme l’ouverture : « cet élargissement qui met en suspens et qui lie, qui a lieu principalement dans la projection, présente en soi la caractéristique du fait de s’ouvrir. » 7 En quoi cette ouverture est-elle un effet de l’obligation et de l’éloignement, c’est-à-dire de notre rapport à l’être ? Essayons de schématiser ce rapport : quand nous étirons (par l‘éloignement) sur une certaine distance les lignes (de l’obligation), nous obtenons approximativement un espace rectangulaire. Or, c’est cet espace qui constitue l’ouverture. De ce point de vue, la liberté devient une conséquence de l’obligation et de la distance. En tant que résultat, elle s’oppose à la primauté principielle de la liberté sartrienne, précisément parce que plus que ma liberté importe ma tenue de rapport à l’être. C’est d’ailleurs ce qui définit le Dasein.

      Cependant, le risque que présente la liberté déterminée comme ouverture est qu’elle soit aussi formelle que le rectangle qui la schématise. En effet, la projection nous suspend dans l’ouverture du possible comme telle : « cet emportement propre à la projection a comme caractéristique de mettre en suspens dans le possible ». 8 Or, le possible en question n’est ni rapporté au choix, ni à sa réalisation. Aussi parlerait-on de possibilisation pour en souligner la singularité : « la projection lie, non pas au possible ni non plus à l’effectif, mais bien à la possibilisation ». 9 A ce point de l’analyse, la liberté semble être une liberté condamnée d’être encadrée par l’être.

      Motricité et mobilité : les deux lignes d’extériorisation

      Si nous voulons comprendre en quoi l’ouverture, comme conséquence du principe de l’être même (et non d’un principe attribué à l’homme), rend possible la liberté du Dasein, la tâche qui s’impose est la suivante : spécifier cette ouverture en précisant ce qui nous relie à l’être. Nous voudrions montrer que le Dasein et l’être sont liés par l’extériorisation comme mouvement qui leur est commun.

      En effet, nous pouvons tracer une ligne motrice d’extériorisations. Tout d’abord, l’être extériorise à travers la projection comme structure de la différence ontologique. Qu’extériorise l’être ? D’une part, il extériorise l’étant en ce qu’il fait advenir de l’étant, c’est-à-dire de l’être différencié : « ce qui demeure fermé à l’entendement courant est précisément la différence qui, finalement et fondamentalement, rend possible toute différenciation et tout être-différencié. » 10 D’autre part, l’être extériorise le Dasein. En effet, dès lors qu’il fait advenir l’étant, il fait aussi advenir (au sens d’instituer) cet étant privilégié qui peut demander ce qu’est l’être : « nous nous trouvons toujours déjà dans la distinction qui a lieu. Ce n’est pas nous qui l’effectuons : c’est elle qui a lieu avec nous, en tant qu’événement fondamental de notre Dasein. » 11

      Mais ensuite, le Dasein lui-même extériorise, en tant qu’être-au-monde. Qu’extériorise-t-il ? Le Dasein extériorise le monde, comme l’atteste Etre et temps et son mouvement analytique qui remonte du monde (dans sa mondanéité, au troisième chapitre de la première section) à l’être-au-monde - In-der-Welt-Sein - (chapitre 4) puis à l’être-à - In-Sein - qu’est le Dasein (chapitre 5). Comptant l’être-à parmi ses existentiaux, le Dasein apparaît comme la condition d’institution de tout monde. Or, le monde désignant par la suite la manifestation de l’étant en entier, il est à ce titre une extériorisation de la projection (laquelle extériorise l’étant) : « la projection est projection de monde. » 12 Il apparaît ainsi une homologie motrice, instigatrice de mouvement, en ce que tout extériorise. Nous pouvons donc tracer une ligne d’extériorisation : l’être extériorise (différencie) l’étant et le Dasein, lequel extériorise (institue) le monde.

      Mais à s’en tenir là, ce modèle s’apparente à une chaîne de production où un terme ne devient actif que lorsqu’il produit à son tour. Or, cette ligne d’extériorisation se trouve redoublée par une seconde : il ne s’agit plus de ce qui extériorise mais de ce qui s’extériorise soi-même.

      D’une part, l’être s’extériorise : sa détermination comme Temporalität lui octroie un pouvoir de schématisme qui repose sur les extases de la temporalité. Or, les extases de la temporalité de l’être s’extériorisent, comme c’est le cas de la présentification : « Le présent se projette extatiquement dans soi-même en direction du praesens. » 13 C’est en ce sens que l’être s’extériorise lui-même comme temps : « Le temps originaire est l’être hors-de-soi lui-même ». 14 Mais cela ne signifie pas que l’être s’extériorisant devient autre chose que de l’être : l’être extériorise de l’être. Nous retrouvons l’affirmation sartrienne selon laquelle l’être ne peut donner lieu qu’à de l’être, à ceci près que Heidegger intercale un mouvement extatique sans lequel l’être pourrait être dit saturant pour le Dasein. Que l’être extériorise de l’être se retrouve par la différence ontologique : l’être extériorise de l’étant et du Dasein ; or, l’étant et le Dasein sont, au sens où ils sont de l’être ; de ce fait, l’être extériorise de l’être à travers la projection.

      D’autre part, le Dasein s’extériorise du fait qu’il existe. En effet, l’existence consiste en une sortie constante hors de soi : « être-un-sujet, cela signifie : exister en transcendance et comme transcendance. » 15 Ainsi, à la détermination de l’être comme Temporalität correspond la détermination de l’être du Dasein comme Zeitlichkeit : l’être et le Dasein présentent ce même caractère extatique du temps.

      Qu’en est-il du monde ? S’extériorise-t-il tout autant ? Il constitue bien plutôt l’espace d’extériorisation, passant ainsi de la fonction d’élément extériorisé à celle d’élément d’extériorisation : « Le monde règne dans et pour un « laisser régner » qui a le caractère du « projeter ». » 16 Et cela parce que le Dasein s’extériorise - existe - toujours dans et pour un monde : « Ce vers quoi le Dasein comme tel transcende, nous l’appelons le monde ». 17 Cependant, il faut distinguer deux sens de cette extériorisation dans le monde. Cela signifie d’une part que le Dasein s’extériorise dans l’espace du monde, lequel est toujours déjà là pour le Dasein. Mais cela renvoie d’autre part au fait que le Dasein s’extériorise en monde, en tant qu’il se fait être-au-monde pour ouvrir un monde (ou « configurer un monde », comme il est dit dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique). C’est donc en ces deux sens que le monde peut être dit un effet de l’extériorisation du Dasein. Il est alors possible de conclure que l’homologie motrice (tout extériorise quelque chose) se double d’une homologie mobile entre l’être et le Dasein : tout s’extériorise à partir de soi.

      Mais il nous faut alors reprendre notre analyse de l’ouverture à partir de ces deux lignes d’extériorisation, à partir du double mouvement de motricité et de mobilité. De prime abord, l’ouverture du Dasein au possible pur semble restreinte. En effet, elle est cernée par l’être et le monde, comme coincée entre l’extériorisation de l’être par lui-même et l’extériorisation du monde par le Dasein. Mais cette limitation de l’ouverture est relativisée : l’ouverture peut être dite fonctionner comme une variable. En effet, l’ouverture est prise dans un mouvement généralisé, de l’être, du Dasein, du monde. Notre rapport à l’être n’a donc pas lieu d’être rigide ou définitif. Néanmoins, l’obligation et l’éloignement acquièrent le statut d’invariants, en ce qu’ils sont au fondement de notre rapport à la projection. Dans ces conditions, la liberté ne consiste pas dans une conscience qui devrait se confronter à l’être figé et saturé, mais réside dans une mouvance du rapport entre l’être et le Dasein. Le privilège du rapport sur l’homme, le fait que l’homme ne soit considéré que rapporté à l’être constitue un décentrage par rapport à l’anthropocentrisme. L’homme n’est plus qu’une étape de l’extériorisation : « l’homme est, dans le jet, une transition ». 18

      Toute ontologie est anti-humaniste

      Pourquoi l’analyse ne reconduit-elle pas l’ontologie à l’anthropologie ? Parce que l’être n’est pas tenu pour une masse inerte, mais pour un processus. Or, c’est précisément ce processus qui unit le Dasein et l’être. Aussi la compréhension de la liberté relève-t-elle de l’interprétation de l’être, et donc de la seule ontologie. Mais si Heidegger a de la sorte conquis les conditions d’un maintien à distance de l’anthropologie et a ainsi consolidé l’ontologie, comment expliquer que, de fait, il a renoncé à produire une ontologie de la projection ? Pourquoi les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie et les Concepts fondamentaux de la métaphysique s’interrompent-ils après avoir caractérisé le caractère projectif de la différence ontologique ?

      Cela tient vraisemblablement aux limites inhérentes à la pensée de la finitude. En effet, si au niveau de l’extériorisation se manifeste une forme d’adéquation entre l’être et le Dasein, la finitude ne ruine-t-elle pas au contraire cette adéquation ? Nous pouvons avancer l’hypothèse suivante : d’un côté, la finitude empêche la visée thématique de l’être comme Temporalität : « Nous ne pouvons pas justifier ici ce point de manière plus originaire, car il faudrait nous engager dans le problème de la finitude du temps. » 19 Mais d’un autre côté, cela n’empêcherait pas la saisie structurale (et non plus thématique) de l’être comme projection. De ce point de vue, l’homme n’a pas à être ménagé dans ce montage, ce qui ne conduit à aucune anthropologie. Mais dès lors que Heidegger ne dissocie pas analytiquement contenu et structure, visée thématique et visée structurale, il est amené à relayer l’ontologie par le poème. En effet, le poème recèle une solidarité entre sa forme et son contenu et devrait permettre à l’être de se manifester dans la pureté du langage poétique : « Ce caractère de la pensée, qu’elle est œuvre de poète, est encore voilé. » 20

      C’est pourquoi il convient de distinguer d’un côté l’évolution de la pensée de Heidegger après la mise au jour de la différence ontologique et qui ne sortirait pas de la finitude, et de l’autre l’élaboration d’une pensée de l’être qui serait affranchie du Dasein, d’une ontologie pure sur la base de la structure de la différence ontologique qu’est la projection.

      Ce décentrement de l’homme culmine dans la « Lettre sur l’humanisme » où il s’agit de se déprendre de l’humanisme (du marxisme et de l’existentialisme) : « ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’être comme dimension de l’extatique de l’existence. » 21 Mais si au début de la lettre, Heidegger parle d’abandonner le terme « humanisme », il se demande néanmoins par la suite en quoi consisterait son humanisme à lui, « si toutefois nous décidons de maintenir le mot ». 22 Or, ce flottement prudent témoigne que l’humanisme recherché est moins commandé par sa propre entreprise qu’il n’est sollicité par l’interlocuteur (Jean Beaufret) cherchant à situer l’entreprise de Heidegger sur la scène intellectuelle française. C’est pourquoi il est possible de voir dans cette lettre l’expression d’un anti-humanisme, du fait que Heidegger restitue les droits de l’être contre l’homme sartrien. Cependant, cette restitution passe précisément par une reprise et une radicalisation du projet humaniste : « Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » 23 Or, radicaliser signifie chez Heidegger : rabattre sur la question de l’être. De ce point de vue, la lettre résorbe l’humanisme dans l’ontologie pour le dénoncer comme montage métaphysique : « Tout humanisme se fonde sur une métaphysique ou s’en fait lui-même le fondement. » 24 En faisant de l’homme « le berger de l’être » 25 , Heidegger assoit bien plutôt l’idée d’un sujet comme effet de structure.

      Nous pouvons alors reprendre la question initiale : pourquoi Sartre a-t-il fait valoir l’importance de l’homme ? Parce que son ontologie tenant l’être pour saturé, l’homme devait s’y faire une place. A l’opposé, si Heidegger a pu annexer l’homme - c’est-à-dire le rejeter en annexe -, c’est justement parce que l’être accordait déjà une place à l’homme. En effet, l’être est conçu comme extériorisation ; or, l’extériorisation, comme tout processus, nécessite un vide qui rendrait possible la distribution de l’être ; donc, l’être n’est pas saturé de comprendre déjà le vide : « l’être et le rien sont identiques, c’est-à-dire s’entre-appartiennent. » 26 Cette fonction opératoire est dite dans la lettre impossible à thématiser : « Parce que le néantiser déploie son essence dans l’Etre lui-même, on ne peut jamais l’apercevoir comme quelque chose d’étant qui affecte l’étant. » 27 Mais, identifiant encore une fois visée thématique et visée structurale, l’ontologie heideggérienne ne tente jamais de localiser l’origine de ce vide opérant sur le plan de l’être : « La question plus radicale peut se formuler ainsi : qu’est-ce qui rend possible en général une telle co-appartenance absolument originaire ? Nous ne sommes pas encore prêts à nous engager dans ces difficultés. » 28 Et c’est ce qui expliquerait que la structure heideggérienne ne soit pas structuraliste : elle le serait devenue si l’ontologie s’était engagée dans une circonscription du vide. Au lieu de cela, elle semble maintenir l’origine du vide dans le rapport entre l’être et le Dasein, ce qui explique que l’enjeu de la projection soit en dernière instance limité au champ de la manifestation phénoménale : « quelque chose ne se donne à nous que si nous nous mouvons déjà dans la projection ». 29 Pourtant, que la projection précède la manifestation nous conduit au bord d’une décision ontologique, celle de l’infinité de l’être, et d’un passage de l’humanisme existentialiste à l’anti-humanisme structuraliste dont la projection heideggérienne nous montre la voie.

      Conclusion

      L’existentialisme est un humanisme et à ce titre son ontologie sont une anthropologie ; Heidegger, demeurant dans le champ de l’ontologie, ne pouvait pas être humaniste. Comment résumer l’anti-humanisme heideggérien ? Il n’y a pas lieu de ménager une place à l’homme car l’être la lui assure toujours, de même qu’il lui donne toujours la structure pour le penser (la projection). Or, cette opposition entre la démarche sartrienne et l’ontologie heideggérienne nous semble emblématique de cette idée : l’ontologie est par nature une discours affranchi de Dieu mais aussi bien de l’homme. En effet, dès lors que l’être est naturellement en extériorisation, il ne manque ni d’une loi établie par Dieu, ni d’un mouvement que lui communiquerait l’homme. Dans cette optique, nous comprenons d’autant mieux pourquoi les Concepts fondamentaux de la métaphysique, et leur exploration de l’extériorisation de l’être, s’achèvent abruptement sur la parole de Zarathoustra. Par-delà son rôle d’illustration de la connexion entre monde et finitude, Nietzsche marquerait le point de transmission de l’anti-humanisme philosophique : à l’homme déchu de sa place centrale fait écho sa critique comme étant « trop humain ». On notera que la saturation est attribuée non plus à l’être, mais à l’homme.


      1. Sartre, L’Etre et le néant, 1943 Gallimard « Tel », page 59.

      2. Sartre, ibid.

      3. Ibid., page 63.

      4. Heidegger, Concepts fondamentaux de la métaphysique, 1992 Gallimard, page 518.

      5. Id.

      6. Ibid., Page 521.

      7. Ibid., Page 522.

      8. Ibid., Page 521.

      9. Id.

      10. Ibid., Page 511.

      11. Ibid., Page 513.

      12. Ibid., Page 520.

      13. Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, 1985 Gallimard, page 368.

      14. Ibid., Page 321.

      15. « L’être-essentiel d’un fondement ou "raison" », in Questions I, 1968 Gallimard « Tel », page 105.

      16. Concepts fondamentaux de la métaphysique, page 520.

      17. « L’être-essentiel d’un fondement ou "raison" », page 107.

      18. Concepts fondamentaux de la métaphysique, page 524.

      19. Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, page 370.

      20. « L’Expérience de la pensée », in Questions III, 1976 Gallimard « Tel », page 37.

      21. « Lettre sur l’humanisme », in Questions III, 1976 Gallimard « Tel », page 91.

      22. Ibid., Page 105.

      23. Ibid., Page 87.

      24. Ibid., Page 77.

      25. Ibid., Page 88.

      26. Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, page 374.

      27. « Lettre sur l’humanisme », page 121.

      28. Id.

      29. Concepts fondamentaux de la métaphysique, page 524.

      Martin-Freville Charles
      masculin
      Wormser Gérard masculin
      Ontologie et anti-humanisme
      Martin-Freville Charles
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2006-12-05
      Sartre: philosophie, littérature, politique...

      Nous nous proposons d'établir que la notion d'homme est incompatible avec l'ontologie, en partant d'une opposition entre Sartre et Heidegger. En effet, d'un côté nous trouvons une démarche qui se dit ouvertement humaniste, de l'autre une défiance à l'égard de cette tendance. Mais d'où vient cette méfiance pour la notion d'homme et l'humanisme qui s'en fait le défenseur ? Faut-il se contenter d'invoquer une question d'affinités électives ? Ou au contraire, restreindre cette opposition à un différend lexical, l'un parlant d'homme et l'autre de Dasein ? Nous pensons bien plutôt que le montage heideggérien exclut fondamentalement les valeurs humanistes. Voire : tout discours sur l'être, fondé sur des principes touchant exclusivement à l'être, serait incompossible avec un discours l'anthropologique, au sens large d'un discours qui tiendrait l'homme comme point d'absolu d'un dispositif théorique.

      Philosophie
      Sartre, Jean-Paul (1905-1980)
      Heidegger, Martin (1889-1976)
      Droits humains
      Humanisme