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Michel Rocard : "la pré-campagne médiatique est une forfaiture"

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Texte

Propos recueillis par Olivier Rouquan, le 31 octobre 2006

Présidentielle 2007 : la pré-campagne médiatique et les partis politiques 

Olivier Rouquan - Michel Rocard, que pensez-vous de la pré-campagne présidentielle ouverte dès 2005 ?

Michel Rocard - Avant d’évoquer la situation du malheureux Parti Socialiste qui essaye de rattraper les choses, je ferais cette remarque : la loi, dans sa sagesse, prévoit pour la campagne présidentielle deux mois, qui seront mars et avril prochains. Partout ailleurs, un mois suffit. Deux mois, c’est extraordinairement long ! Je ne suis pas sûr que nous puissions capter et retenir l’attention des citoyens sur des enjeux sérieux pendant une telle période...

Préalablement, les formalités administratives doivent être remplies, ceci nous mène à mi-février. Les grands partis s’organisent en fonction d’un tel calendrier, le vrai. Le travail effectué d’élaboration d’un programme, de confrontation des candidats au programme, de sélection du candidat en pondérant le critère de compétence avec celui de charisme, etc., sont prévues à l’Union pour un Mouvement Populaire, à l’Union pour la Démocratie Française, au Parti Socialiste, au Parti Communiste Français, entre novembre et janvier. Tout ce qui est antérieur est non pertinent. Avant, le comportement des sondés est ludique et non électoral. De plus, depuis l’origine, tous les gens qui sont partis trop tôt ont perdu. C’est vrai de Poher au cours d’une campagne courte mais annoncée longtemps avant, de Chaban-Delmas, de Barre, de Balladur... J’ai perdu également. J’avais été fait candidat car ma situation de conflit avec François Mitterrand m’imposait, selon les médias. J’ai perdu aussi. Nous sommes dans la non pertinence.

Mais cette fois, il n’y a pas beaucoup de précédents. La campagne a été anticipée de plus de deux ans par le système médiatique pour vendre du papier. La pré-campagne électorale est ludique et l’électorat ne cristallise pas sur les enjeux. Ce spectacle est tragique. Le système médiatique fait le calendrier et sélectionne candidats et enjeux. Pendant cette période, les seuls « vrais » candidats sont les candidats sans chance réelle. Ils en profitent, qu’il s’agisse de Le Pen, Villiers, Besancenot, Laguiller... voire Marie-George Buffet. Tout ceci majore l’impact de candidats qui ne sont pas dans le coup. Ceci est une forfaiture. Par ailleurs, un candidat n’a de chance que s’il appartient à un camp pas trop éclaté. Car, dans un tel cas, la probabilité de figurer au second tour disparaît.

Compte tenu de ce qui précède, il peut être conclu que la France joue son destin à coups de dés ! La droite comme la gauche sont menacées par la division. Les médias s’amusent, « tout le monde » s’amuse...

O. R. - Vous pensez que le parti socialiste s’amuse ?

M. R. - Non pas du tout ! Les médias s’amusent et nous amusent. Les grands partis sont victimes. Ils essayent de rattraper le train. Le PS essaie de réintroduire, via le débat, un élément de démocratie interne. Les militants passent du temps à réfléchir, s’informer, avoir un jugement plus mûr, et donnent une force au programme supérieure à celle de sympathisants ou d’électorats qui s’y intéressent une fois tous les cinq ans. Le privilège des membres des partis est qu’ils peuvent en retour, choisir le candidat.

O. R. - Les partis ne pouvaient-ils s’organiser en prévision de cette captation médiatique qui n’est pas nouvelle ?

M. R. - ... Ils voyaient le danger venir en effet. Mais pour un parti, entrer dans ce mécanisme n’aurait rien changé, parce que l’anticipation médiatique est une forfaiture anti-démocratique. Il s’agit d’une déconsidération de l’élection. Il faut revenir à une élection envisagée sur une période plus courte. Nous n’avons pas en France de « primaires », qui d’ailleurs n’intéressent qu’une petite partie de l’opinion aux Etats-Unis, où la campagne officielle est courte.

O. R. - Pensez-vous possible de réguler le traitement médiatique de l’information politique ?

M. R. - Je ne vois aucune issue. Je pense qu’ils ont gagné. Nous vivons la décadence du bas empire romain. La démocratie est menacée. C’est irrémédiable. Ils ont le commandement réel du façonnage de l’opinion. Je ne sais pas ce que cela va donner sur le traitement de nos étrangetés par rapport au monde islamique... Nous n’y pouvons rien. La seule issue vient de réflexions internes. Le pharaon invente le scribe pour contrôler « le dit sur le pouvoir », cela a duré 5 700 ans. Lorsque la radio et la télévision se généralisent, les États essaient de perpétuer ce contrôle, puis le perdent. Aucun État n’est légitime à régenter. L’issue ne peut venir que des seuls médias, mais la liberté de la presse est trop récente. Le pouvoir est fragile. Jouer à le délégitimer est suicidaire pour nos civilisations... « Nous nous amusons à en mourir » 1 . Ainsi, même lorsque nous les critiquons en direct, les médias s’en amusent. Cela fait partie de leur jeu.

O. R. - Pensez-vous souhaitable de limiter le nombre de candidatures possibles à la présidentielle ?

M. R. - Je pense que ce serait éventuellement souhaitable, mais difficile. Se présenter à une élection est une liberté constitutionnelle... Il faut monter à mille parrains. Ceci est raisonnable. Pourquoi pas ? Mais il faut peut-être se débarrasser de l’élection présidentielle au Suffrage Universel. Regardez : des petits partis, seul le Parti radical de gauche a tiré la leçon de 2002.

O. R. - Dans le cas d’une suppression du suffrage universel, le régime devient identique à celui des États du reste de l’Europe...

M. R. - Oui. Ces régimes sont plus difficiles à caricaturer pour les médias. Le professionnalisme politique s’impose davantage. Emanant de législatives, la simplification médiatique de l’élection indirecte du Premier ministre est moindre.

O. R.  - Vous pensez réalisable une telle suppression ?

M. R. - Non, mais je vous donne mon sentiment. La France est mal partie.

O. R.  - Vous soutenez un des candidats à la candidature. En fonction de quels critères ?

M. R. - La proximité intellectuelle.

O. R.  - Que pensez-vous de l’inaboutissement de la démarche de Lionel Jospin ?

M. R. - ... qu’il était prévisible.

O. R.  - Le regrettez-vous ?

M. R. - Pour lui non. Cela ne pouvait pas bien finir. C’est un avis, rien qu’un avis.

O. R.  - Croyez-vous à l’influence intellectuelle en politique ?

M. R. - Il y a intellectuel et intellectuel. En France, il s’agit d’autorités dans une discipline qui se mettent à évoquer sur un mode prophétique tous les sujets. J’ai subi Jean-Paul Sartre comme tout le monde et je pense qu’il a été une catastrophe ambulante. Je ne crois pas aux « intellectuels » mais à la recherche scientifique.

O. R.  - En même temps, le parti socialiste a du mal à nouer des liens constants, confiants, directs, avec des chercheurs...

M. R. - C’est vrai. C’est bien mérité. Quand on ne se rend pas respectable par la pensée collective, on n’inspire pas le respect des autres. L’électroencéphalogramme n’est pas bien vaillant à l’intérieur du PS aujourd’hui. Je vous le dis comme je le pense.

O. R.  - Le PS vous motive-t-il ? Vous avez envie de vous battre dans le PS, pour le PS ?

M. R. - Il n’y a pas de démocratie sans parti. Il n’y a pas de formule alternative. Le parti socialiste appartient à une internationale dont la section européenne porte le nom de « Parti des Socialistes européens ». Il s’agit pour moi de la structure de référence, ses décisions sont applicables par tous les partis sociaux-démocrates. Cette structure est bien orientée, intelligente.

Le PS français est l’élément faible dans cette affaire. La plupart des partis sociaux-démocrates, y compris dans les zones de catholicité, dans les zones mutilées par les fascismes, ont une base électorale d’environ 30%. Le PS est le seul à être stabilisé entre 18 et 22%. Nous sommes pauvres en militants : les partis sociaux-démocrates européens représentent 8% au moins de leurs électeurs, le PS français 1,5%. Les militants ne sont pas assez nombreux. Nous n’avons pas de force suffisante pour contrer les campagnes de presse. Né en 1905, le PS ne s’est toujours pas débarrassé d’éléments d’économie administrée considérés à tort comme du marxisme. Ceci est réglé en Allemagne depuis 1959, en Suède depuis 1932, en Espagne depuis 1979. Vous vous rappelez Felipe Gonzalez quittant les commissions de préparation du programme pour contestation d’orientation dominante marxiste. Il dit : « Vous êtes marxiste, moi pas, je démissionne de mes fonctions de secrétaire général. Je me représente ». Il est réélu à 53% ; il gagne les élections et gouverne douze ans. Il a cette phrase : « Nous ne ferons pas comme les français. ».

Le PS français n’est jamais sorti de cela. Aujourd’hui, dans cet océan de médiocrité, lors du Congrès du Mans, le 74ème 2 , pour la première fois depuis un siècle la motion majoritaire et deux motions très minoritaires, qui s’accordent sur le refus de la rupture, obtiennent 57% des voix. La social-démocratie européenne est alors acceptée. Mais le massacre vient de François Hollande qui impose la synthèse et conduit sa propre majorité à rédiger un projet à l’unanimité. La cohérence intellectuelle du programme disparaît... Mais je ne vais pas quitter le parti au moment où la social-démocratie a gagné. Le combat continue, j’y suis présent. Suis-je clair ?

O. R.  - Très clair. Pensez-vous que François Bayrou puisse un jour voter avec la gauche ?

M. R. - Cette idée me plaît. Je ne crois guère à un gouvernement de gauche responsable sans alliance centriste en plus de celle avec le PCF... François Bayrou, dans les conversations privées, dit que le centrisme résulte d’alliances alternées entre la droite et la gauche en fonction des enjeux prioritaires. Il est prêt à le faire. Mais il n’a pas cette latitude dans son électorat.

O. R.  - La proportionnelle ne peut-elle aider ?

M. R. - La proportionnelle donnerait un peu d’autonomie. Mais le risque est celui de la pagaille nationale. Israël meurt de la proportionnelle, la Pologne en est malade, l’Italie aussi... La proportionnelle fait des dégâts partout où elle passe.

Les enjeux de la présidentielle de 2007

O. R.  - Quelles sont les priorités pour 2007 ?

M. R. - Pour revenir au PS, une fois le choix effectué du candidat, nous aurons beaucoup à faire pour faire découvrir à notre candidat, s’il ou elle ne la connaît pas, la situation internationale et les risques d’instabilité financière notamment. Mais tout ceci ne fait pas un sujet de campagne... Personne ne semble mentionner que des enjeux internationaux de dimension terrifiante vont assaillir l’élu. Le Moyen-Orient retrouve une cohérence autour du seul fait de guerre : les conflits se télescopent en un seul. Iran, Irak, le Liban, Israël et la Palestine, le terrorisme, autant de conflits séparés pendant soixante ans, qui sont en train de se mélanger. Par ailleurs, la communauté scientifique a trouvé un accord sur l’enjeu écologique mondial. Ce second problème doit être une préoccupation majeure du prochain président. Il faut renégocier un Kyoto plus contraignant.

Nos problèmes internes ont une importance relative qui n’est pas dominante... Mais le travail programmatique n’est pas fait. Les partis ne sont pas prêts. Les rédacteurs en chef des journaux parlés ou écrits rendent un bien mauvais service à la démocratie en engageant le débat trop tôt.

O. R.  - Suite au référendum de 2005, l’Europe ne doit-elle pas être un enjeu débattu lors de cette campagne ?

M. R. - ... L’Europe politique est morte. Les partisans du « non » ont tiré sur une ambulance, sans s’en rendre compte. Les gouvernements libéraux, qui représentent la moitié des États environ, trouvent que l’Europe est trop intégrée. Il vaudrait mieux selon eux arrêter les frais. Les États d’Europe de l’Est ont rejoint l’Union pour des raisons stratégiques, pas pour l’intégration. Ils mettront au moins dix ans à comprendre les éventuels avantages de l’intégration. Pour l’heure, la paix stratégique est sous garantie américaine. L’Europe est seconde. Ils ont rejoint l’Union au nom d’une telle hiérarchie...

Il n’y a donc pas grand-chose à dire de l’Europe politique. L’Europe économique est la grande affaire des temps qui viennent. Mais quand on parle de l’Europe économique, tout le monde zappe.

O. R. - Et au Moyen-Orient ?...

M. R. - Il y a un changement majeur là bas : la perte d’influence forte - je ne sais pas si elle est tragique - des Etats-Unis. Leur armée est piégée en Afghanistan et en Irak. Les disponibilités de puissance militaire américaine sont limitées par ailleurs. Les Etats-Unis se sont disqualifiés pour excès de partialité. Leur pouvoir de peser sur les décisions du monde arabe s’affaiblit. Par conséquent on découvre, de façon surprenante, une vision commune et des intérêts communs européens vis-à-vis du Moyen-Orient. Il n’y en a pas ailleurs, le cas est unique. De sorte que l’Europe diplomatique et économique a ici une influence forte et homogène.

Mais il ne s’agit pas de puissance militaire. La force ne peut plus rien. On est à saturation militaire, Israël l’apprend à ses dépends.

O. R.  - L’Europe « soft power » est la voie, l’Europe puissance étant à abandonner ?

M. R. - L’Europe puissance ou politique est en effet condamnée. Le jeu du « soft power » est la seule carte à jouer en dehors de l’économie et de la finance. Il s’agit d’un outil.

O. R.  - Vous pensez donc que de tels enjeux ne peuvent être débattus lors de la campagne ?

M. R. - Si, ils le peuvent. Mais la campagne n’a pas commencé.

O. R. - Quelle est votre priorité en matière de réforme institutionnelle ?

M. R. - Il y a un malaise français. Nous n’appelons « réforme » que ce qui procède de la loi, que ce qui est brutal, après conflit, adopté par une majorité souvent courte et de façon politisée. Or, une réforme est souvent issue de « décrets ». La France change en permanence, et pas toujours en mal ! Il faut prêter attention aux « contrats ». La toute puissance de l’État et celle de « la loi » sont dangereuses. En fait, je ne sais pas ce qu’est la réforme institutionnelle. C’est un thème pour les discussions de salon. Je connais un peu. J’ai été Premier ministre trois ans, ministre quatre ans, mais aussi maire dix-huit ans dans une ville importante et fonctionnaire d’autorité dans l’administration économique et financière, observatoire extraordinaire. La réforme de l’État n’existe pas. Il y a une multitude de petites réformes qui doivent réussir, beaucoup par le contrat, quelques unes par décret, de plus rares par la loi. Dans ce cas, on perd un an. On s’oblige à passer par le symbolique. Or, on peut transiger sur des intérêts, mais pas sur des symboles. Cette dramatisation est dangereuse pour la gestion de la vie publique.

Mais la France change vite sur le plan économique. Il y a quarante ans, aucune entreprise française n’était classée dans le palmarès de Fortune. Aujourd’hui il y en a quinze. Il s’agit d’une avancée formidable. Toute l’Europe est en déclin démographique. Dans l’ensemble des institutions, la pyramide des âges va vieillir, donc l’adaptabilité aussi. La France n’est pas dans ce cas. Les imbéciles qui évoquent le déclin oublient ces fondamentaux. Nos chances d’avenir sont fortes, mais nous conservons des blocages à traiter tantôt par la loi, tantôt par le décret, tantôt par le contrat.

O. R.  - La loi sur la laïcité rentre-t-elle selon vous dans la catégorie des lois trop symboliques, qui bloquent les situations ?

M. R. - Pour être clair sur le vocabulaire, il ne s’agit pas d’une « réforme ». Il s’agit d’une précision offensive d’une loi ancienne. La loi maintient esprit et rigueur de la tradition. Je suis plutôt prêt à penser que c’était souhaitable. Le mixage culturel est essentiel. On ne peut pas transiger sur la non publicité des signes religieux : il s’agit d’un facteur d’intégration nationale. Cela ne fait pas plaisir aux intégristes islamistes, mais les trois-quarts des musulmans vivant en France y sont favorables. La loi a été courageuse. Nos amis européens ne l’ont pas toujours compris. Ils sont en train de se mordre les doigts d’avoir trop accepté le communautarisme. Cet enjeu relevait de la loi dans sa majesté, efficace pour une fois.

O. R. - Pensez-vous que la démocratie immédiate et la multiplication des instruments de démocratie participative soient une solution à la fabrication de textes et de décisions mieux acceptés par les citoyens ?

M. R. - Il faut clarifier le vocabulaire. Des adjuvants de « démocratie directe » n’ont rien à voir avec la démocratie dite « participative ». Pierre Rosanvallon, dans une œuvre inoubliable, nous a rappelé que les révolutionnaires voulaient privilégier la démocratie directe, mais que le nombre de citoyens exigeait d’adopter « la démocratie représentative ». Pour les peuples sages comme l’Allemagne, la démocratie représentative ne peut être complétée par des outils relevant de la démocratie directe comme le référendum... La démocratie participative adjoint de la consultation d’intéressés sous diverses formes. Élu maire en 1977, j’ai créé dix-sept commissions extra-municipales afin d’avoir une écoute des habitants sur la circulation, les écoles, l’accueil des étrangers... Il s’agit donc d’un complément utile de l’anonymat de la démocratie représentative, un peu frustrante. Il ne faut pas franchir la frontière entre les deux démocraties.

O. R. - Mais dans le discours ambiant, et même en prenant en compte la réforme de la décentralisation, force est de constater que les instruments relevant des deux types sont sollicités. La démocratie de proximité en 2002 systématise les conseils de quartier ; la loi constitutionnelle de 2003 introduit le référendum décisionnaire...

M. R. - Oui. Mais je n’aime pas beaucoup la révision de 2003. Elle laisse de côté l’essentiel, à savoir l’autonomie financière. La démocratie, pour l’essentiel, c’est l’affectation et le contrôle de ressources. Le reste, c’est un peu du cinéma. Par ailleurs cette réforme n’ose pas trancher entre la commune, l’intercommunalité, le département, la région, l’État, l’Europe. L’intercommunalité est un niveau pertinent, mais il faut organiser la dégénérescence de certains niveaux. J’en veux à Raffarin d’avoir beaucoup parlé de « décentralisation » pour accoucher d’une souris. Ceci dit, au sujet d’un référendum local, comme il s’agit de décisions ponctuelles, c’est moins grave. En général, les sujets des référendums locaux sont importants (grands équipements, tracés de travaux publics...), mais il s’agit d’intérêts, pas de symboles. Nous ne tombons pas vraiment dans la démocratie directe.

O. R. - Que pensez-vous des « jurys » populaires évoqués dans l’actualité politique à partir notamment du dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon, qui mentionne lui des « tribunaux » dans un cadre théorique et complexe ? 3

M. R. - Je pense que les jurys populaires sur les élus confinent à la stupidité. Il est dangereux de court-circuiter les élus. On a déjà assez de mal à faire valoir les élections, les comptes-rendus de mandats, et autres dispositifs. Rajouter une autre surveillance diminuera la mobilisation des électeurs. C’est faire peser sur les élus des pulsions instantanées via la démocratie directe, alors que la démocratie représentative sert à amortir les chocs. Cette fonction là doit être préservée. Il faut prendre de la distance, la représentation sert à cela. J’y suis donc hostile.

O. R.  - Quelles sont vos priorités politiques ?

M. R. - La stabilisation du système économique et financier. Le capitalisme est redevenu sauvage et instable. Depuis vingt ans, le plein emploi est terminé. Si l’on cumule la pauvreté (- ½ du revenu), les chômeurs et précaires, 25% de la population active est mal traitée.

Cette explosion équivaut à une dérégulation du système. Il échappe à tout commandement, sinon celui du marché financier. Ni le politique, ni la Banque mondiale, ni les managers ne commandent. Les crises financières se multiplient depuis 1985 : trois faillites en Amérique latine, la crise asiatique, la crise russe, la crise de 1992 en Europe, la crise de la e-économie en 2000-01, qui dilapide en huit jours autant de valeurs que la crise de 1929... Le capitalisme a changé. Il faut le réguler.

O. R.  - Comment faire ?

M. R. - Il n’y a pas de puissance publique au niveau mondial. Le « comment faire ? » passe par un consensus scientifique sur l’analyse de cette réalité. Cet accord n’existe pas. Il y a toujours des économistes monétaristes influents qui condamnent toute intervention régulatrice sur l’économie. Il faut converger sur le diagnostic. Le jury du prix Nobel d’économie semble ouvert à la reconnaissance d’économistes plus critiques de cette réalité. Joseph Stiglitz remarque que l’égalité informationnelle postulée n’existe pas. Il y a inégalité structurelle au regard de l’information entre opérateurs. Les théories néo-conservatrices sont donc davantage légitimement contestées. C’est un début.

L’Europe aurait un poids nécessaire pour peser sur la réalité. D’abord, notamment, en limitant le salaire des dirigeants économiques, la rémunération des jetons de direction. Le capitalisme a besoin de légitimité morale expliquait déjà Henry Ford dans les années 30 : à ce titre, la rémunération des grands patrons, selon lui, ne devait pas être supérieure de 40% à celle des employés. Ce chiffre correspond à la rémunération des grands patrons dans les années de stabilité du capitalisme, les années 60-70. Ce système à forte croissance linéaire a donc évolué : les grands dirigeants se paient 400 fois le salaire des employés ; le prélèvement sur la masse salariale est passé de 4% à 12%. Le salaire moyen américain n’a pas augmenté. Il faut changer ces règles du jeu.


  1. Formule empruntée à Niel Postman, auteur américain, chercheur en communication.

  2. M. Rocard a entrepris de renuméroter les congrès, opération arrêtée par François Mitterrand.

  3. Rosanvallon Pierre, La contre-démocratie, Paris, Seuil, 2006.

Rouquan Olivier
Rocard Michel
Premat Christophe masculin
Wormser Gérard masculin
Michel Rocard : "la pré-campagne médiatique est une forfaiture"
Rouquan Olivier
Rocard Michel
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2006-11-06
Les évolutions contemporaines du régime représentatif

Michel Rocard, ancien Premier ministre, aujourd'hui député européen, livre ses réflexions sur la préparation de la présidentielle 2007 et sur les enjeux prioritaires pour l'avenir. Vif, en belle forme, tel m'est apparu Michel Rocard lors de cet entretien. Parfois pessimiste, lucide, le député européen ne pratique pas la langue de bois, reste engagé et... plus libre que beaucoup, pour "dire les choses".

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