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Les musées de la Shoah aux États-Unis: un exemple d'instrumentalisation de la mémoire

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      La société américaine accorde une importance indéniable à la mémoire et à la commémoration de la Shoah. En revanche, l’exception américaine consiste en un phénomène d’englobement de la mémoire juive dans la mémoire sociale américaine : tout comme l’histoire de l’esclavagisme ou du racisme, la Shoah sert d’exemple pour apprendre la démocratie, la tolérance, l’altruisme, l’amour du prochain. La Shoah y est un exemple d’autant plus convenable qu’elle renvoie tant à l’image de soldats américains libérateurs des camps qu’à celle de l’Amérique terre d’accueil des Juifs européens après la guerre.

      Les monuments à la Shoah érigés aux États-Unis répondent en grande partie à ce même besoin, notamment en tant que lieux d’éducation des jeunes générations. Ces lieux de mémoire devenue américaine y sont extrêmement nombreux et sont répartis dans tout le pays : du Texas à la Floride, en passant par la Virginie. Notamment, le US Holocaust Memorial Museum (USHMM) se trouve dans l’endroit le plus symbolique pour la politique américaine : sur le National Mall de Washington DC, à proximité de la Maison Blanche et des mémoriaux de Lincoln, de Washington, et de Jefferson. Le Museum of Jewish Heritage de New York est construit en plein cœur du downtown, pas loin de la fameuse Ellis Island et de la Statue de la Liberté. Certains d’entre eux ont été conçus uniquement par des communautés juives locales, d’autres pour attirer l’attention de l’électorat juif, comme le US Holocaust Memorial Museum – USHMM – à Washington DC.

      À l’heure actuelle, ces musées semblent attirer un nombre assez important de visiteurs. Au-delà des expositions permanentes et temporaires informatives et surtout transmettant le message de « paix et tolérance », les musées organisent des rencontres avec des survivants de la Shoah, des conférences qui attirent les touristes juifs et non-juifs, et surtout de nombreuses visites pour les groupes scolaires.

      Le USHMM est probablement le plus grand musée et centre de recherche sur la Shoah aux États-Unis. Ce musée national a été construit en 1993 et compte certainement parmi les symboles américains les plus importants de la reconnaissance du génocide 1 .

      L’empathie serait probablement le mot le plus juste pour désigner l’esprit du musée. Ainsi, le visiteur reçoit dès l’entrée la « pièce d’identité » d’une personne réellement exterminée par les Nazis, avec une biographie de celle-ci. Les créateurs du musée ont beaucoup joué avec la lumière, les couleurs et d’autres symboles visuels : les salles sont souvent très sombres, avec des images vives et impressionnantes. Par exemple, pour connaître la vie juive d’avant-guerre, le visiteur entre dans une salle avec des décors en bois dont les murs sont recouverts jusqu’au plafond de grandes photographies de Juifs des shtetls et villes d’Europe de l’Est. Le calcul est simple : ces images sont plus marquantes que de longues explications écrites, d’autant plus que les lycéens, qui constituent une grande partie du public, sont susceptibles de ne pas les lire. Par ailleurs, l’organisation des salles est très réfléchie : il est pratiquement impossible de se tromper dans le sens de la visite.

      Dans une des salles qui racontent l’extermination des Juifs en Europe, le visiteur se retrouve devant une impressionnante pile de chaussures de toutes tailles et couleurs confondues. Ces objets sont empruntés à la collection permanente du musée de Majdanek. S’agit-il d’une « mémoire emportée » ? Quoiqu’il en soit, il faut bien admettre que le nombre de personnes confrontées à cet artefact à Washington DC est sûrement beaucoup plus important qu’il ne le serait à Majdanek.

      Toujours dans la même perspective d’encouragement des qualités civiques et de combat contre le racisme, une « salle de réflexion » avec un feu éternel est précédée par un mur avec la célèbre citation du pasteur protestant Martin Niemoller :

      « Ils sont d’abord venus pour les communistes, je n’ai rien dit parce que je n’étais pas communiste… Après ils sont venus pour les Juifs, mais je n’ai rien dit parce que je n’étais pas Juif… Finalement ils sont venus pour moi, et il ne restait plus personne pour dire quoi que ce soit 2 . »

      Une grande importance est accordée au travail avec les enfants : les murs dans un des couloirs sont couverts de carreaux peints par des enfants : des dessins naïfs et touchants sur le thème de la Shoah. Par ailleurs, des visites spéciales peuvent être programmées pour les familles avec enfants.

      Encore une fois, tout correspond à l’objectif principal de ce musée national, tel qu’il figure sur son site Internet officiel :

      « encourager les visiteurs à avoir une réflexion sur les questions morales et spirituelles que soulève l’Holocauste ainsi que leurs responsabilités en tant que citoyens de la démocratie ».

      Michael Berenbaum, l’ancien conservateur en chef du musée, a appelé ce phénomène « Américanisation de l’Holocauste ». Selon Berenbaum :

      « Aux États-Unis, on remanie l’histoire de la Shoah afin d’enseigner les valeurs américaines fondamentales […] par exemple, la protection, par le gouvernement, de la liberté de la presse, de réunion, de culte 3 . »

      C’est avant tout au niveau de la qualité de l’organisation des informations que l’on peut observer une différence radicale entre les plus grands musées (USHMM, Museum of Jewish Heritage à New York) et les musées « de province ». À titre d’exemple, à l’entrée du Holocaust Memorial Center à Farmington Hills (Michigan), dans la « salle de réflexion » – symbole récurrent des musées de la Shoah aux États-Unis – les noms de lieux inscrits sur un mur intitulé « Pour qui mon âme pleure » prêtent à confusion. On y retrouve à la fois les noms des sites d’extermination, des camps d’extermination, des camps de concentration et de travail. Pourtant, il s’agit d’un des plus grands musées de la Shoah aux États-Unis (créé en 1984).

      L’histoire racontée dans la plupart de ces musées part d’un point de vue américain. Par conséquent, tous les musées mettent l’accent sur la libération des camps : de la grande exposition sur la libération des camps au USHMM, jusqu’aux vitrines avec les témoignages des soldats américains libérateurs au Spertus Museum de Chicago. Ainsi, au Tolerance Museum de Los Angeles, on nous parle des « milliers de soldats américains qui ont donné leur vie pour les peuples à travers les océans ». On cite également un témoignage d’une survivante portant sur la libération américaine des camps : « Je me croyais plus morte que vivante. Et ensuite j’ai vu un drapeau marron avec les étoiles. Les Américains, m’exclamai-je, les Américains ! »

      Au Tolerance Museum de Los Angeles, comme dans l’ensemble des musées de la Shoah aux États-Unis, on met également l’accent sur l’accueil des survivants de la Shoah à la fin de la guerre. Notamment, on nous propose le témoignage suivant : « Pour nombre d’entre eux, venir aux États-Unis était une possibilité de recréer une idée de la Palestine, d’un endroit à eux, sans violence. Mais pour cela, ils devaient attendre et se battre ».

      Dans le même temps, certains musées semblent omettre presque entièrement les aspects sombres de l’histoire américaine pendant la Seconde Guerre Mondiale. On parle rarement (à l’exception peut-être du USHMM) des causes de la réticence des Américains à accueillir les réfugiés juifs à la veille de la guerre et du non bombardement des camps de concentration par les troupes américaines. Par exemple, le seul élément proposé dans cette perspective aux visiteurs du Spertus Museum, est le passeport d’un Juif allemand ayant réussi à partir à Chicago en 1941, l’économie étant faite de toute explication complémentaire. Le Holocaust Memorial Center de Farmington Hills mentionne uniquement qu’« en 1937-1940, les États-Unis n’ont jamais rempli les quotas d’émigration autorisée de l’Allemagne et de l’Autriche ».

      Par ailleurs, si l’idée de la plupart des musées est de mettre l’accent sur les moyens non verbaux de la transmission de l’information, on n’y parvient pas toujours avec la même finesse. Pour en citer un exemple : dans une des salles du Holocaust Memorial Center, le mur « négatif » sur le côté droit, peint en rouge, présente des éléments sur la discrimination des Juifs en Allemagne ; le mur d’en face, « positif », est peint en vert, avec des éléments sur les relations interethniques et sur la réaction de certains artistes et intellectuels allemands.

      Le même paradoxe peut être observé à propos de l’aspect éducatif des musées de la Shoah. La Shoah est certainement davantage enseignée aux enfants américains qu’elle ne l’est aux écoliers en Europe. En revanche, la façon dont cet enseignement se déroule semble se distinguer radicalement de celle que l’on essaie de mettre en œuvre au sein de l’Union européenne.

      Le Museum of Tolerance de Los Angeles et le Holocaust Memorial Center de Farmington Hills, dont les jeunes Américains sont le public cible par excellence, en sont les exemples les plus flagrants. La Shoah y est utilisée comme un outil pour expliquer aux enfants comment vivre dans la société en général et dans la société américaine en particulier.

      Par exemple, à Holocaust Memorial Center, une des plus grandes pièces du musée est réservée au travail avec les élèves. Une vitrine y est consacrée à l’altruisme. On apprend à cette occasion que « l’altruisme est, au bout du compte, plus satisfaisant que le consumérisme potentiellement destructif… Il semble logique qu’on doit admirer l’altruisme… ». Ensuite, en parlant du courage, les créateurs du musée évoquent l’exemple le plus parlant pour la société américaine : celui du 11 septembre : « Les milliers de secouristes et de civils morts en essayant de sauver les vies des autres ». On explique également le courage des personnes qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre. Enfin, on demande aux enfants : « Connaissez-vous quelqu’un de courageux ? ». Des vitrines sont également consacrées, entre autres, à la compassion, à la justice, à l’amour de son pays, au dévouement. Par ailleurs, on propose aux enfants plusieurs jeux de rôles sur CD-Roms. Par exemple, un jeu interactif permet d’influencer la vie de personnages fictifs, en répondant à des questions à choix multiples. Ainsi, la petite Hannah n’arrive pas à trouver de refuge à Varsovie pendant la guerre : doit-on trouver quelqu’un qui pourrait l’aider, accueillir Hannah à la maison, ou bien ne rien faire ? L’histoire continue en fonction du choix du joueur. La plupart des histoires sont liées au contexte américain et portent notamment sur le racisme : faut-il défendre un ami de classe noir qui se fait insulter par les autres ? Que faire si un homme d’origine chinoise n’a pas obtenu un poste à cause de la discrimination ethnique ?

      Le Museum of Tolerance présente également des outils éducatifs censés interpeller le jeune public. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’exposition interactive Café du point de vue. Pour accéder à cette exposition, il faut passer par une des entrées : l’une « pour ceux qui ont des préjugés », l’autre pour ceux « sans préjugés ». Ce « café » a tout pour attirer les adolescents : la pénombre, un bar, un juke–box près de chaque table, un poste de télévision, des fauteuils confortables, de la vaisselle moderne, etc. On s’assoie, la télévision s’allume et on explique aux spectateurs que :

      « les gens pensent souvent que leur opinion ne compte pas. Ceci n’est pas vrai. Une seule voix peut sauver une vie ou changer le monde. Vous allez voir un film. Utilisez le clavier de juke-box pour donner votre avis ».

      La vidéo qui suit porte sur un homme parlant mal de féministes en public. À la fin du film, les personnages du film donnent leurs avis sur la nécessité de limiter la liberté d’expression aux États-Unis. Les spectateurs peuvent voter pour exprimer leur accord ou leur désaccord avec les personnages. Ils peuvent ensuite savoir comment a voté l’ensemble des spectateurs.

      Une autre exposition « technologique », le Millenium Machine, montre les injustices qui ont eu lieu dans l’histoire humaine et qui ont lieu aujourd’hui. À la fin, on explique :

      « La machine ne peut pas vous montrer l’avenir, l’avenir est à vous. Vous devez dire au gouvernement ce que vous ressentez, vous engager dans les ONG… ».

      Enfin, il est intéressant de lire les commentaires écrits par les enfants ayant visité ces deux musées. Ceux-ci sont emplis d’émotion et de simplicité, tout comme la dichotomie rouge/vert dans la partie « historique » du Holocaust Memorial Center. « Je devais m’arrêter pour demander pardon à Dieu pour nos actes… J’espère que toutes ces âmes innocentes sont allées au Paradis », « J’aime les Juifs, je déteste Hitler », « C’est étonnant comment la haine peut se transformer en actes meurtriers et comment l’amour peut effacer tout cela », « En Dieu nous croyons », écrivent les élèves avant de quitter le musée.

      En guise de conclusion, nous insistons sur le fait que les musées et les mémoriaux aident à adapter la mémoire de la Shoah à la société américaine de manière à éduquer cette société et en particulier les jeunes générations. Ce phénomène a amené Philip Gurevitch notamment à appeler le USHMM « vaccin idéologique pour la politique américaine ». Selon l’auteur, « une bonne quantité d’Holocauste pourra créer des anticorps contre le totalitarisme, le racisme […] 4   »

      L’approche américaine de la mémoire de la Shoah permet la mise en valeur de la libération et de l’accueil des réfugiés juifs par les États-Unis. Ceci contribue à une glorification et à une auto-idéalisation de l’Amérique. Comme l’écrivait le chercheur américain James E.Young à propos du USHMM, « Le musée préserve non seulement la mémoire de l’Holocauste, mais aussi les idéaux américains s’opposant à l’Holocauste. En se souvenant des crimes d’un autre peuple sur une autre terre, les Américains se rappelleront la raison idéalisée de l’existence de leur propre nation. 5  »

      Dans la même perspective, Peter Novick, dans son ouvrage Holocaust in American Life suggère que le discours sur la Shoah a surtout permis de détourner l’attention du public américain d’enjeux mémoriels plus directs et plus proches 6 .

      Il est sûrement plus facile d’éduquer les jeunes à la démocratie, à la tolérance et à la justice à partir des crimes d’un autre peuple sur une autre terre. Mais la tolérance et l’absence de préjugés, ne seraient-ils pas, comme l’écrivait Robert Wistrich, « des leçons admirables mais trop banales pour être tirées d’un événement cataclysmique comme la Shoah 7  ? »


      1.  Pour plus d’informations, voir notamment Jeshajahu Weinberg, Rina Elieli, The Holocaust Museum in Washington, Rizzoli International Publications, 1995.

      2.  Pasteur Martin Niemoller, Dachau, 1942.

      3.  Interview donnée à Harper’s Magazine, juillet 1993. Ici et plus loin dans le texte – notre traduction.

      4.  « Behold New Behemoth : the Holocaust Memorial Museum : One More American Theme Park », in Harper’s Magazine, juillet 1993.

      5.  p. 169, James E. Young, « Holocaust Memorials in America : The Politics of Identity », in Survey of Jewish Affairs, 1991.

      6.  Peter Novick, The Holocaust in American Life, Houghton Mifflin, 1999.

      7.  Robert S Wistrich, « Israel and the Holocaust Trauma », in Jewish History, Volume 1, No 2, automne 1997.

      Zisere Bella
      Wormser Gérard masculin
      Les musées de la Shoah aux États-Unis: un exemple d'instrumentalisation de la mémoire
      Zisere Bella
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2006-03-03

      La société américaine accorde une importance indéniable à la mémoire et à la commémoration de la Shoah. En revanche, l'exception américaine consiste en un phénomène d'englobement de la mémoire juive dans la mémoire sociale américaine : tout comme l'histoire de l'esclavagisme ou du racisme, la Shoah sert d'exemple pour apprendre la démocratie, la tolérance, l'altruisme, l'amour du prochain. La Shoah y est un exemple d'autant plus convenable qu'elle renvoie tant à l'image de soldats américains libérateurs des camps qu'à celle de l'Amérique terre d'accueil des Juifs européens après la guerre.

      American society at large gives an indisputable importance to the memory and the commemoration of the Shoah. Nevertheless, the way Americans do that is rather different from Europeans and could be described as including the Jewish memory in the American social memory: as well as the history of esclavagism and racism, the Shoah is used as an example to learn what is democracy, tolerance, love of other persons. The Shoah is a particularly convenient example inasmuch as it conjures up the image of American soldiers liberating the nazi camps as well as the idea of the Unites States as the land that welcomed the european Jews after the Second World War.