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Lavements de l'image et évaporation du sujet : Dead Man (1995) de Jim Jarmusch

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Texte

Cinéaste né près de Cleveland, dans l’Ohio, en 1953, Jim Jarmusch, adulé ici ou là en Europe et au Japon, est un inconnu, ou presque, dans son propre pays. Il faut dire que les huit films 1 qu’il a réalisés en vingt-cinq ans de carrière tranchent, par leur esthétique raffinée, avec le lot commun des films d’action « made in Hollywood » propres à déplacer les foules.

De façon plus symptomatique, par ailleurs, ses œuvres présentent une image de l’Amérique inverse de celle qui aime s’offrir en spectacle : bidonvilles et saleté new-yorkaise à mille lieues des quartiers « trendy » (Permanent Vacation, 1980), jeunesse désœuvrée (Stranger Than Paradise, 1984), errance désenchantée (Mystery Train, 1989), putréfaction (Dead Man, 1995), marginalité (Ghost Dog, 1999), communications absurdes ou impossibles (Coffee and Cigarettes, 2004)… N’assisterait-on pas, tout au fil de cette filmographie, à un implacable « retour du refoulé » américain dont le déferlement rutilant, à même l’écran, ravirait un œil européen facilement réceptif, à n’en pas douter, à ce portrait sans concession de ce qui se joue de l’autre côté de l’Atlantique ?

Mais, trêve d’ironie ! L’universalité des phénomènes ici représentés et de l’art plus généralement ne saurait être mise en doute et il est, à ce titre, fort éclairant d’aborder d’un point de vue esthétique et psychanalytique la lecture de l’œuvre de ce cinéaste pour le moins atypique. Partant du principe défini par Murielle Gagnebin dans Du divan à l’écran suivant lequel « jeu plastique et jeu psychique se répondent absolument » 2 , l’analyse s’efforcera de rechercher ce qui, précisément, « se joue » à l’image, ce que cette dernière nous révèle et, plus profondément, comment elle nous donne à voir une manière de penser, de mettre en forme le vivant.

Matériaux, enchaînements, choix esthétiques et narratifs : toute œuvre d’art digne de ce nom constitue un assemblage tout en tension. Plan après plan, des liaisons s’opèrent avant de s’éteindre. Les images, portées par un capital pulsionnel, une dynamique plus ou moins dense, sont prises dans un flux auquel le cinéaste, par l’esthétique, tente de donner forme et qui, dans le meilleur des cas, est orienté vers une finalité ; l’artiste lui faisant suivre telle ou telle voie selon ses visées. L’œuvre est donc, plus que jamais, un organisme vivant. L’image, dans tout film authentique, n’est qu’une partie d’un tout, « d’un système » ayant une logique en propre. Cette logique de l’œuvre nous révèle avant tout et surtout une logique à l’œuvre… soit des mécanismes psychiques dont l’œuvre est dotée en elle-même et pour elle-même et qui ne doivent pas, contrairement à ce que tout réductionnisme biographique facile et caricatural nous inviterait à penser, être confondus avec ceux de son géniteur. Nulle surprise, dès lors, à retrouver, dans les montages et l’esthétique de tel film ou telle peinture, les représentations suscitées, chez l’homme, par telle ou telle structure psychique – névrotique, obsessionnelle, maniaco-dépressive, psychotique… – l’œuvre étant, décidément, un « champ de bataille » vivant 3 , au sein duquel l’artiste, tant bien que mal, tente d’opérer un équilibre qui demeure, néanmoins, toujours précaire…

Quelles « forces » précisément animent Dead Man (1995) de Jim Jarmusch ; film dans lequel, comme le titre le souligne, l’épuisement et l’apathie semblent régner sans partage ?

Une expertise sans appel : un « faux » western

L’action de Dead Man se déroule dans la seconde moitié du 19e siècle. Un jeune homme inexpérimenté et gauche, répondant au nom de Bill Blake (interprété par Johnny Depp), originaire de Cleveland, décide de tenter sa chance dans une bourgade du grand et légendaire « Ouest » américain où sa candidature, pour un poste de comptable, a été retenue. On le voit, au début du film, à bord d’un train faisant route vers « Machine », siège de son futur employeur mais aussi « terminus de la ligne », comme le lui fait remarquer avec emphase l’un des passagers. Arrivé dans ce lieu pour le moins sordide, il recevra un accueil franchement hostile des autochtones. Il faut dire qu’avec son costume de « clown », comme on le lui fera remarquer, son visage d’un blanc immaculé et ses traits fins, il fait, paradoxalement, tâche dans l’environnement glauque et violent où, fraîchement, il débarque. Comble du désenchantement, il découvre bientôt que son embauche est depuis longtemps périmée… Réduit, dès le départ, à l’inaction, le héros, tout au long du film, va être amené à expérimenter une lente, une très lente dérive…

Après un bref interlude sentimental avec une dénommée Thel, jeune femme qu’il a repêchée d’une flaque boueuse où un poivrot l’avait envoyée valser, Bill Blake, en effet, est atteint d’une balle près du cœur tirée par un ancien amant de la belle qui les a pris sur le fait accompli. Thel y laisse sa peau. Bill Blake, pour sauver la sienne, tue l’agresseur. Plié en deux, il parvient, péniblement, à se sauver par la fenêtre puis à se traîner jusqu’à son cheval grâce auquel il peut fuir la bourgade. Terriblement affaibli, il ne se relèvera jamais, au propre comme au figuré, du coup porté. Il a, dans son malheur, la chance d’être trouvé par… « Nobody », un indien bien en chair qui le prend sous son aile protectrice. À l’énoncé de son nom, il faut dire que l’indien est persuadé qu’il a en face de lui rien de moins que la réincarnation du célèbre poète anglais William Blake (1757-1827) 4 , un « visionnaire » dans l’ombre duquel le film s’inscrit complètement. William Blake donc – il ne se fera plus appeler autrement désormais – se retrouve, dès le début, totalement « paralysé ». Avec la léthargie propre aux héros jarmuschiens, il va vainement errer tout au long du film, dans un paysage désertique. Certes, une vague chasse à l’homme s’organise ; Bill Blake ayant été décrété l’assassin de Thel et de son amant par le père de ce dernier, le puissant Dickinson, maître des aciéries de la ville. Mais l’étirement de l’action la rend insignifiante, sans aucun mordant. Comme le note fort justement Jean-Marc Lalanne, « rarement un récit fondé sur une poursuite aura été aussi peu dramatisé, vide de tension, la violence ne se déchaînant que par fulgurance, à froid, sans aucune identification possible » 5 .

Tous les éléments propres au western – le départ pour l’Ouest, les paysages désertiques, la course-poursuite – sont utilisés… comme pour mieux être détournés, vidés de leur propre substance. Le suspense et l’excitation propres au western sont ici comme évacués… Ce faisant, Jim Jarmusch se démarque du cinéma « classique » et de ses formes pour inventer de nouvelles figures et de nouvelles liaisons. Mais que peut-on entendre au juste par « forme classique » du cinéma ? L’image-action décrite par Gilles Deleuze dans son livre sur L’Image-Mouvement 6 en représente la quintessence. Pour résumer en deux mots, l’image-action suit un schéma simple : action/réaction. L’image-action, c’est la liaison sensori-motrice dans sa perfection, le culte du raccord, le goût pour le suspense, l’intrigue, l’ingéniosité du montage qui, en permanence, met « l’image cinématographique en rapport avec le tout » 7  : tout s’articule, tout « fait » sens. L’image-action renvoie au « Grand cinéma », au classique hollywoodien. Aux marges de cette norme, se situe le cinéma minimaliste de Jim Jarmusch qui relève davantage de l’Image-Temps deleuzienne. Avec ce nouveau type d’image, « ce qui est d’abord compromis, partout, ce sont les enchaînements situation-action, action-réaction, excitation-réponse, bref les liens sensori-moteurs qui faisaient l’image-action » 8 . Le « raccordement » – notons la charge électrique de ce terme – est comme mort, inopérant. La tension s’est relâchée et une errance molle, d’un type nouveau, lui a succédé : « ce qui a remplacé l’action ou la situation sensori-motrice, c’est la promenade, la balade et l’aller-retour continuel » 9 . Minimalisme du récit, évaporation du suspense, personnage errant sans but apparent et retournant sur ses pas : Dead Man s’ancre incontestablement dans les eaux stagnantes de l’Image-Temps. L’alchimie secrète de cette dernière consiste en la synthèse des éléments suivants : une dose de dispersion, des « liaisons délibérément faibles », une « forme-balade » mais aussi une « prise de conscience des clichés » : « C’est la crise, à la fois de l’image-action et du rêve américain » 10 . D’où la fin d’un certain « Réalisme » 11 et la volonté de représenter une réalité « lacunaire autant que dispersive » 12 . Avec Dead Man, incontestablement, c’est tout un imaginaire – l’Ouest, les cow-boys, l’aventure – qui prend l’eau… N’aurait-on pas, à ce sujet, affaire à un film aux pulsions orales débordantes ?

Les figures de l’oralité ou la liquéfaction énergétique

Dead Man est un « film fleuve »… à plus d’un titre ! Les liquides y sont omniprésents, donnant à cette œuvre toute sa légèreté et son côté « évaporé » voire poétique. Les pulsions partielles orales définies par Freud 13 – et liées, si l’on résume très brièvement, aux plaisirs de la bouche qui s’exacerbent notamment à l’âge de l’allaitement – semblent animer, pour ainsi dire « en flux continu », le film. Sa fin illustre à merveille ce puissant attrait pour le liquide. William Blake, affaibli, s’il en était besoin, par une seconde balle de revolver, est pris en charge, tel un enfant sans défense, par son ami indien qui le prépare à vivre son dernier voyage, dans les eaux troubles de rivages mortuaires : « (Nobody) dispose le corps christique de Blake dans une barque décorée comme un monument funéraire et l’élance dans le fleuve. La barque dérive jusqu’à l’embouchure et rejoint la mer. Une pluie fine tombe sur la surface de l’eau. Quelques plans, d’une intense beauté, ne donnent plus à voir que le visage extatique de Johnny Depp et une quantité d’eau sous toutes ses formes (fleuve, mer et pluie). Comme si le film abandonnait la matière au profit d’un univers entièrement liquide, au fur et à mesure que le personnage se déprend de son corps et du monde, dans un même mouvement d’élévation spirituelle » 14 .

Outre l’omniprésence des liquides à l’écran – minces filets de sang, gros plans sur les lèvres humides de Bill Blake – ce sentiment d’écoulement permanent, d’un point de vue esthétique, émane des multiples fondus au noir qui, tout en délicatesse, ponctuent le film. La silhouette diaphane, pour ne pas dire squelettique, du personnage participe aussi à l’impression de « fluidité » d’ensemble et de fuite de la vie. On frôle sans cesse l’anorexie. De fait, dans les films de Jim Jarmusch, on ne mange pas mais on boit énormément, comme si les personnages jarmuschiens, pour reprendre l’esprit de sa dernière œuvre, Coffee and cigarettes, se nourrissaient exclusivement de fumée et de café… Parlant de fumée, une très belle séquence, à la nuit tombée, nous montre Nobody faisant brûler des herbes. Il prend pour seul repas la fumée qui émane de cet embrasement, soit une nourriture on ne peut plus spirituelle. À un William Blake plus substantiellement affamé, il répondra : « La quête de visions est une bénédiction. Pour y arriver, il faut se passer de nourriture et d’eau. Les esprits sacrés reconnaissent ainsi ceux qui jeûnent. Il est bon de se préparer ainsi au voyage. » Comment mieux dire que le cinéma jarmuschien est avant tout et surtout un cinéma de la désincarnation ?

Notons que le rapport à la nourriture, même quand enfin il a lieu, reste néanmoins problématique. Quand ils ne sont pas réduits à manger des fayots, les personnages de Dead Man, livrés à la nature, doivent se contenter d’animaux sauvages ; voire mieux – ou pire : Cole Wilson, meurtrier « à la dent dure » et qui « poursuit », à la demande de Dickinson, William Blake, en vient à manger l’un de ses complices, Conway Twill, en proie sans doute « aux appétits funèbres » évoqués par Baudelaire dans « Les Ténèbres » 15 . Ce retour cru à l’animalité témoigne aussi d’un excès « glouton d’oralité… crue » 16 .

La liquidité, dans Dead Man, est ainsi remarquable. Tout s’écoule, tout devient fluide, le désir est évacué et le personnage est vidé. Ce rinçage, ce nettoyage participe à l’épure, à l’apathie et à l’absence de violence qui caractérisent l’univers jarmuschien. Mais, s’est-on suffisamment interrogé sur les tenants et les aboutissants de cette opération, ô combien risquée, d’évidage, d’évidement des mythes ? À trop vouloir faire le vide, ne risque-t-on pas de ne plus avoir rien à montrer, de ne plus être animé, de n’avoir aucune tension, aucune impulsion, d’être « bloqué », atterré ? En bref, d’avoir liquidé, liquéfié le capital pulsionnel ?

Toutefois, cette recherche incessante de la fluidité, de la pureté, ne cache-t-elle pas une phobie de l’analité, ne révèle-t-elle pas une volonté, par ces lavements incessants de l’image, de sans cesse la mettre à distance, de l’évacuer ? Mais gare au retour du refoulé ; car l’analité sourd et l’univers jarmuschien, sous des airs de ne pas y toucher, abrite aussi une violence incontestable, souterraine, qui ne jaillit qu’avec d’autant plus de force. Le cinéma jarmuschien n’est « blanc » qu’en apparence seulement…

L’Enfer anal ou le devenir cadavre

Voyons, plus précisément, l’analité à l’œuvre. Béla Grunberger, voulant définir, en peu de mots, l’analité, emploie une image fort éclairante : « l’enfer »… de la digestion ! Le psychanalyste nous dit en effet :

« le Diable représente la composante anale des pulsions qui les culpabilise et dont le siège est le bas du corps, le Diable avec sa couleur, ses odeurs et ses mœurs représentant le monde excrémentiel. Quant à l’enfer, région sombre, siège d’une éternelle combustion où un torrent de soufre charriant de gros blocs rocheux poursuit la destruction du pécheur (le mauvais objet), il semble être la projection même des organes de la digestion, siège de la dernière phase de la relation objectale-anale » 17 .

L’analité, incontestablement, est plus que jamais un « piège » dans lequel on tombe et dans lequel on se retrouve brouillé, fondu, incorporé, « digéré » puis rejeté à l’état d’excrément. C’est précisément dans un tel piège, mortel, que Bill Blake va tomber… en se rendant, en toute naïveté, à Machine. Comme le nom même de cette ville évoque « l’enfer anal » décrit par Béla Grunberger, le broiement mécanique et inhumain, automatisé et implacable. Jim Jarmusch en effet, au-delà d’une esthétique soignée et poétique, d’une surface à laquelle nombre de critiques s’arrêtent, aime, en profondeur, tendre des trappes à ses héros et leur faire subir – cela devra nécessairement faire l’objet d’une réflexion plus poussée – une véritable décomposition, mortification, putréfaction… qui nous plonge bel et bien, et plus que jamais, dans le monde de l’analité.

Ainsi, le voyage en train de Bill Blake, à l’ouverture du film, ne représente rien moins qu’une véritable descente vers les enfers. Les plans très brefs sur les rails, les roues et les mécanismes servant à faire avancer « la machine » ou encore sur le charbon jeté dans les entrailles de la locomotive, évoquent déjà l’univers bien huilé et mécaniquement implacable de l’enfer. Durant le trajet, un homme, le visage recouvert de suie, tel le diable, après avoir demandé à Bill Blake les raisons de son départ pour Machine – ce dernier lui disant alors qu’il a décroché un emploi – lui déclare : « ça n’explique pas pourquoi vous avez fait tout ce voyage. Tout ce voyage jusqu’en enfer ». Un plan durant cette interminable descente semble condenser, à lui seul, le destin à venir du héros : on voit le train s’enfoncer dans un tunnel noir. À la sortie, un plan magnifique nous montre la fumée noire, épaisse puis grisâtre et blanche qui s’échappe de la locomotive. De même le héros, après une obscure traversée dans l’univers des ténèbres, de la douleur et de la mort, va se retrouver « évaporé » et disparaîtra à jamais.

Quoi qu’il en soit, dès l’arrivée à Machine, nous nous trouvons en plein cœur de l’enfer de la digestion. On a l’impression d’être, ni plus ni moins, « dans le trou du cul du monde ». Jean-Marc Lalanne parle avec justesse de « la noirceur extrême de l’univers […] décrit (saleté, poisse, perversion généralisée) » 18 . Les visages sont crasseux et la mort omniprésente. Tandis que Bill Blake s’apprête à traverser l’artère principale de la bourgade, on aperçoit, au loin, en décor de fond, une fumée noire sortant de la cheminée de la fonderie Dickinson. À ses pieds, se présente un sol boueux, parsemé de rocaille. Devant lui, ce qui s’offre au regard n’a rien de reluisant : l’atelier du croque-mort, qui étale ses cercueils au grand jour ; un alignement de carcasses d’animaux et de peaux ; un cochon crasseux ; un cheval attaché, réduit à pisser sur place ; enfin, un homme forniquant devant lequel Bill Blake s’arrête, complètement interloqué, et qui a tôt fait de dégainer.

Passant son chemin, Bill Blake arrive à la fonderie Dickinson, autre enfer intestinal, s’il en est, et nouveau piège anal. Après un passage éclair par le bureau du directeur où il plaidera en vain sa cause, le héros, pris en plongée, se perd dans les dédales de cet univers de machines, de bruits, de combustions. Il mettra un certain temps à trouver la sortie… Cette scène anodine résume en définitive Dead Man : Bill Blake, une fois sorti de ces entrailles poussiéreuses, va se perdre, durant tout le reste du film, dans un labyrinthe naturel, tour à tour désertique et forestier, dont il ne sortira, tel un mort, qu’en position horizontale, allongé sur son canoë…

Autant dire de l’œuvre qu’elle constitue un vaste mécanisme broyeur et destructeur qui a pour seule raison d’être de « digérer » le héros… avant de le rejeter à l’état de loque humaine. Dead Man n’est rien d’autre que le récit d’une lente décomposition ; celle d’un héros frappé dès le départ d’une balle près du cœur et dont le présent est un implacable « devenir cadavre ». Toujours d’un point de vue stomacal, on peut aussi interpréter ce film comme l’histoire d’un rejet : faute d’avoir pu être amalgamé, incorporé à l’univers de brutes dans lequel il s’est engouffré, le héros a tout simplement été broyé puis éjecté. Le destin du héros jarmuschien n’est donc qu’un long « devenir cadavre », un implacable « devenir déchet » ou, pour reprendre les termes précis de Béla Grunberger, une lente « réduction à l’état de déchet » 19 . Derrière la face blanche des héros jarmuschiens, ces êtres jeunes, purs, innocents, se cache une face obscure, une implacable putréfaction…

L’esthétique jarmuschienne, ses travellings élégants sur ces paysages glacés, blancs, constitue un « camouflage » qui ne résiste pas à une observation critique attentive. Cette blancheur littéralement taraudée n’illustrerait-elle pas, en définitive, cette « analisation du Moi en raison du retrait narcissique » 20 si brillamment décrite par Béla Grunberger ? D’un côté, une exacerbation du sublime, de l’élégance, de la mise à distance… et de l’autre une autodestruction, une lente suppression, un anéantissement en action… Comment mieux dire ici que la structure de l’œuvre n’est que forces et contre-forces 21 faisant système ? La « tension zéro », le règne de l’Image-Temps, témoignerait, en définitive, d’une volonté de neutraliser la pulsion, cet « acte qui arrache, déchire, désarticule » 22 . L’esthétique, pour parer à la menace du vide et de l’effondrement, est plus que jamais mobilisée… au point qu’elle se prend elle-même pour sujet de l’œuvre...

Narcissisme à l’œuvre, narcissisme de l’œuvre

Nombreux sont les critiques qui ont relevé le raffinement, « l’esthétisme » confondant de l’œuvre du cinéaste. Comment, concrètement, cette maîtrise de l’art, ce goût pour la sublimation se traduisent-ils à l’image dans Dead Man ? Constatons d’abord combien Jim Jarmusch aime rassembler, au sein d’un même film, des esthétiques relevant de genres ou d’inspirations pour le moins diverses. Ainsi, dans Dead Man, il s’inspire de « la verticalité visuelle du film noir classique de la fin des années quarante – parce qu’il était urbain –, et de la composition toujours horizontale des westerns, à cause des paysages » 23 . Tout se passe comme si ce film mettait en scène la « mémoire » du septième art, comme si le cinéma, tout au fil de l’œuvre, ne faisait que se mirer, se refléter… Cette idée d’ailleurs se voit présentée telle quelle au détour d’une séquence : Nobody raconte son passé à William Blake et, à l’écran, au fur et à mesure que ses souvenirs « remontent » par vagues, défile une série de vignettes élégantes, à l’esthétique muette type « années 1900 ».

Cette réflexion – au sens propre comme au sens figuré de l’art se traduit donc bel et bien par une esthétique de l’encadrement dont le principe est de réduire, au minimum, les mouvements de caméra : « la caméra ne joue pas un rôle prépondérant. Elle enregistre l’action » 24 . D’où une approche très picturale du cinéma et, comme nous allons le voir, l’émergence de véritables tableaux ; son art consistant « le plus souvent » en « longs plans fixes, frontaux, qui laissent à ses personnages le temps d’arpenter le champ avec méthode, avant que d’y recomposer sans fin le tableau vivant de leur survie » 25 . À propos de Dead Man, un critique relève, avec beaucoup de justesse, l’approche « primitive », « photographique » 26 du cinéaste.

Outre le cadrage, il convient d’insister également sur le recours au noir et blanc qui a été particulièrement pensé par le cinéaste :

« On voulait l’utiliser de la même manière que ceux qui l’utilisaient avant l’apparition de la couleur. C’est-à-dire en jouant sur toute la palette et ses possibilités. On ne voulait pas un contraste entre des noirs très durs et des blancs très clairs. On voulait des noirs et des blancs très prononcés mais aussi toute une graduation dans les gris » 27 .

Cette approche très picturale du cinéma… nous fait même passer du narcissisme… à la « vanité » ! Rappelons, avec Jean-Marc Lalanne, que la vanité est une « peinture de genre, propre à l’école flamande des 16e et 17e siècles, qui représentait des objets liés aux différents sens (des instruments de musique, des parfums, de la nourriture) et y ajoutait un élément propre à pointer leur inéluctable péremption (un début de pourrissement sur certains fruits de la corbeille, une fleur fanée au milieu du bouquet ou, brutalement, un crâne humain) » 28 . Ces propos ne sont pas sans évoquer l’affiche même de Dead Man qui représente William Blake avec, sous le coude, une tête de mort…

« Chez Jarmusch, bien évidemment, personne ne vient disserter sur les vanités du 17e, mais un plan sur trois inscrit dans le cadre un squelette, une charogne, un animal empaillé, un cadavre… Dans le bureau du shérif Robert Mitchum, on aperçoit même son portrait accompagné d’un crâne et un plan, au cœur du film, décompose, le temps d’un flash, le visage de Johnny Depp pour y substituer son squelette. Le film entier s’apparente donc à un jeu de variations particulièrement raffiné sur cette peinture de genre, en lui donnant un prolongement spécifiquement cinématographique » 29 .

Nous avons retrouvé un nouvel exemple remarquable de vanité dans un autre plan de Dead Man. De bon matin, Nobody et son ami à l’allure de plus en plus cadavérique, poursuivent leur chevauchée. William Blake, qui se contorsionne de douleur sur sa monture, suit avec peine la cadence. La caméra, fixe et posée sur le sol, nous donne alors à voir, à un moment donné, une énorme carcasse d’animal au premier plan tandis qu’au second plan les deux héros traversent le champ. Splendide vanité, tout aussi démesurée, sans doute, que l’impossible périple de Nobody, dans le désert américain, en compagnie d’un mourant.

Le caractère profondément pictural de ses images explique pourquoi Jim Jarmusch est souvent comparé à un maître du dessin :

« le plan n’est que trop bien dessiné : l’utilisation du grand angle, la place du personnage par rapport au décor, la durée et le noir et blanc ne font qu’accroître l’impression de composition, d’image signée faite pour rester gravée dans la mémoire du spectateur » 30 .

Ce retournement de l’art sur lui-même… vient accompagner, redoubler la plongée du héros en lui-même, la régression irréversible, au seuil de la mort, qu’il est amené à vivre… et qui le ramène peut-être, comme le dit Nobody, au seuil de la vie…

Félicités de la régression fœtale…

Tout commence par un voyage en train… Cette traversée de l’Amérique n’a rien d’anodine. On peut y voir, avec Federica Bertelli, une régression dans un passé collectif : « ce train traverse plus qu’un paysage : un pays et une histoire. Le temps de la traversée devient un temps historique qui parcourt le passé et le présent » 31 . Mais la régression à l’œuvre dans Dead Man, outre son versant collectif, est surtout et avant tout une régression individuelle : celle de Bill Blake. Il se laisse bercer dans le train, comme retombant en enfance, avant de régresser plus profondément encore : il va rapidement perdre toute motricité et restera allongé quasiment durant tout le film avant de disparaître dans les flots, prêt à renaître sous une autre forme… Il peut d’autant plus « naître » dans une nouvelle vie que, tout au long du parcours, il aura été une sorte de fœtus, placé sous la totale dépendance d’une puissance protectrice et nourricière, Nobody, indien généreux, bien en chair, aux joues rebondies, qui n’est pas sans évoquer une figure maternelle et bienfaisante. Le cordon – ombilical – sera rompu à la fin, avec la mort de Nobody qui aura cependant eu le temps de lâcher son nourrisson dans les eaux, incertaines, d’une vie nouvelle.

Ce retour/arrière, cette immersion dans des temps archaïques que nous propose Jim Jarmusch dans Dead Man constitue donc bien avant tout une expérience individuelle… Bill Blake, dès le départ, navigue entre deux eaux, aux frontières de la conscience et de l’inconscient :

« le film est linéaire mais s’effiloche au fur et à mesure. Blake perd progressivement conscience et il va dans le noir. On a cela dès la scène du train, au début du film. Blake s’endort. Fondu au noir. On revient sur lui et il est à nouveau conscient » 32 .

Dead Man peut se lire comme un « grand récit où le voyage est avant tout intérieur » 33 .

« Dead Man est un film sur la frontière, un des grands mythes américains. Et d’une certaine façon, c’est un film borderline… entre plusieurs états, géographiques, mentaux, entre la vie et la mort… » 34

Ce repli sur soi se donne à voir, concrètement, à l’image lors de certaines scènes, par exemple lorsque William Blake vient se recroqueviller, tel un fœtus, contre un jeune animal mort. Jim Jarmusch raconte ainsi cette scène :

« Dans le film, le personnage central voit le cadavre d’un faon et s’allonge à ses côtés. Je n’avais pas une idée précise de cette séquence en l’écrivant. C’était d’abord une idée visuelle (…). Ça se rapproche de sa quête, de l’idée de l’animal, de la nature, de la mort, du sens de ce périple » 35 .

Dead Man, décidément, nous offre un véritable voyage à rebours :

« À la fin du film, on boucle une sorte de cercle. Le village indien fait écho à la petite ville du début. Le voyage en bateau est une reprise de son voyage en train. La structure est un peu circulaire. C’est un des autres thèmes du film, cette idée circulaire, par opposition au linéaire. C’est vrai que d’une certaine manière ce voyage fonctionne à rebours » 36 .

Et c’est dans un état d’étrange apathie que le héros, « délesté » de la vie et de lui-même, s’éloigne, à la fin du film, vers un océan brumeux et incertain pour mieux renouer, à n’en pas douter, avec la félicité des temps originaires, à retrouver ce « sentiment océanique » 37 propre au fœtus, à rejoindre un « monde non ordonné, illimité, où le Moi se confondrait avec le cosmos » 38 .


  1.  Permanent Vacation (1980), Stranger Than Paradise (1984), Down By Law (1986), Mystery Train (1989), Night on Earth (1992), Dead Man (1995), Ghost Dog (1999), Coffee and Cigarettes (2004). Jim Jarmusch a par ailleurs réalisé en 1997 un film-documentaire sur la tournée de Neil Young (Year of the Horse). Il est enfin l’auteur de six vidéo-clips tournés entre 1985 et 1996 dont deux pour Tom Waits et deux autres pour Neil Young.

  2.  Gagnebin Murielle, Du divan à l’écran, Montages cinématographiques, montages interprétatifs, Paris, PUF, collection « Le fil rouge », 1999, 250 p., p. 61.

  3.  Cf. Gagnebin Murielle, Pour une esthétique psychanalytique, L’artiste, stratège de l’Inconscient, Paris, PUF, collection « Le fil rouge », 1994, 372 p.

  4.  Pour une présentation biographique complète et une riche sélection de ses poèmes, cf. Selected Poems of William Blake, by Bruce WOODCOCK, England, The Wordsworth Poetry Library, 384 p.

  5.  Lalanne Jean-Marc, " Stranger than hell ", in Les Cahiers du cinéma, n°498, jan. 1996, p. 32.

  6.  Deleuze Gilles, L’Image-Mouvement, Cinéma 1, Paris, Minuit, collection « Critique », 1983, 304 p. Voir notamment les chapitres 9 et 10 décrivant en détail l’image-action, pp. 196-242.

  7.  Ibidem, p.82.

  8.  Ibid, pp. 278-279.

  9.  Ibid, p. 280.

  10.  Ibid, toutes ces références sont extraites de la p. 283.

  11. Ibid, p. 196.

  12. Ibid, p. 279.

  13. Cf. Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.

  14.  Lalanne J.-M., « Stranger than hell », op. cit., p.33. C’est nous qui soulignons.

  15.  Baudelaire C., « Un Fantôme. – I. Les Ténèbres », in Les Fleurs du Mal, Paris, Flammarion, 1991, 384 p., p. 86.

  16.  Michel Régis, La peinture comme crime ou la part maudite de la modernité, catalogue de l’exposition tenue au Musée du Louvre du 15 octobre 2001 au 14 janvier 2002, Paris, éditions de la Réunion des musées nationaux, 2001, 382 p., p. 122.

  17.  Grunberger Béla, Narcisse et Anubis, Études psychanalytiques, 1954-1986, Paris, éditions Des femmes, collection « la psychanalyse », 1989, 638 p., p.76.

  18.  Lalanne J.-M., « Stranger than hell », op. cit., p. 33.

  19.  Gruneberger B., op. cit, p. 366.

  20. Ibid, p. 357.

  21. Gagnebin M., « Pour une esthétique psychanalytique, L’artiste, stratège de l’Inconscient », op. cit, p. 100.

  22. Deleuze G., op. cit., p. 180.

  23. Rosenbaum Jonathan, « Pour quitter quelque chose », in Les Cahiers du cinéma, n°389, nov. 1986, p. 52.

  24. Saada Nicolas, « Entretien avec Jim Jarmusch », in Les Cahiers du cinéma, n°498, jan. 1996, p. 26.

  25. Leroux Hervé, « New York Paris – Paris New York », in Les Cahiers du cinéma, n°366, déc. 1984, p. 28.

  26. Saada Nicolas, op. cit., p. 26.

  27. Ibid, p. 30.

  28. Lalanne J.-M., « Stranger than hell », op. cit., p. 32.

  29. Idem.

  30.  Katsahnias Iannis, « Western et spaghetti. Down by Law de Jim Jarmusch », in Les Cahiers du cinéma, n ° 389, nov. 1986, p. 48.

  31.  Bertelli Federica, « Du désespoir visuel à l’espoir par l’image », in Les périphériques vous parlent n°12, été 1999, pp. 22-25.

  32.  Saada Nicolas, op. cit., p. 26.

  33. Idem.

  34. Ibid, p. 31.

  35. Ibid, p. 26.

  36. Ibid, p. 29.

  37. Gruneberger B., op. cit., p. 20.

  38. Green André, Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, 288 p., p. 115.

Chantoiseau Jean­­-Baptiste
Wormser Gérard masculin
Lavements de l'image et évaporation du sujet : Dead Man (1995) de Jim Jarmusch
Chantoiseau Jean­­-Baptiste
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2005-03-07
Jarmusch, Jim (1953-....)
Deleuze, Gilles (1925-1995)