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Sartre, du mythe à l'histoire

Informations
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Texte

« Battue, la France fourmillait de héros imaginaires (…) Si j’ai commis, dans un siècle de fer, la folle bévue de prendre la vie pour une épopée, c’est que je suis un petit-fils de la défaite. Matérialiste convaincu, mon idéalisme épique compensera jusqu’à ma mort un affront que je n’ai pas subi, une honte dont je n’ai pas souffert, la perte de deux provinces qui nous sont revenues depuis longtemps. » 1

Les Mots

Des Écrits de Jeunesse aux Mots, Sartre se laisse définir comme un enfant des guerres et des défaites, dont la vocation est de surcroît marquée par le vide laissé par l’étroitesse de sa famille et l’absence de toute prescription faite sur son avenir. « Pas de surmoi » (Les Mots), mais peu de croyances, et la confusion entretenue de l’existence avec une scène théâtrale où les événements sont joués « pour de faux », ou bien avec les conventions artistiques qui placent l’œuvre au foyer de toute considération sur le monde. Telle est au moins l’image que Sartre a conservé de sa jeunesse. Cependant, Sartre s’est progressivement engagé dans une existence qui acceptait non seulement la gratuité, mais aussi le tragique. Son scénario Résistance, en 1943, la mise en scène des Mouches, la même année, ou encore les Réflexions sur la question juive en 1944, ou enfin les premières esquisses des Cahiers pour une Morale en 1945 le disent clairement. L’Etre et le néant comporte une dimension d’engagement historique qui vient doubler sa structure philosophique et qui fait sentir que les thèmes en ont été précisés au Stalag où il fut captif durant la seconde moitié de 1940 et jusqu’au printemps 1941. «1er octobre 1939. Je constate que j’ai toujours envisagé la moralité comme un être et non comme un faire. (…) stoïcisme et authenticité. Stoïcisme parce qu’il faut tenir, supporter la situation (mais c’est encore un refus, une abstention) - authenticité parce qu’il faut être pleinement dans le coup et par là comprendre la situation et soi-même en situation, cette compréhension n’étant d’ailleurs qu’une manière - elle même plus authentique - d’être en situation. Mais il résulte de là une apparence de quiétisme dans mes écrits. (…) En conséquence de tout cela, l’attitude que j’ai spontanément prise face à la guerre est passive (…) Connaître la guerre et me connaître en guerre. Mais j’en suis venu à me demander si stoïcisme et authenticité sont compatible » 2 . Sartre récuse donc tant une morale de la volonté qu’une morale des sentiments. De l’Esquisse d’une Théorie des émotions, prolongement ultime de ses travaux de psychologie phénoménologique, aux anticipations de la {Critique de la raison dialectique} qui figurent dans les Cahiers pour une Morale (1948), Sartre se tourne vers la compréhension de situations singulières. Ses recherches sartriennes restent sous-estimées dans leur portée critique à l’égard des sciences sociales. Elles interrogent les fonctions de la connaissance et des institutions dans une société développée, et Sartre fait des sciences sociales la médiation pour accéder à une vérité humaine, comme en témoigne la création des Temps Modernes, cette réflexion collective à partir de la phénoménologie. Si l’ontologie phénoménologique peut éclairer notre situation dêtre, cet éclairage fonde les initiatives pour en déployer les manifestations. Acte de transcendance, la volonté "a besoin du monde et de la résistance des choses (…) Seule en effet, la résistance d’un réel permet de distinguer ce qui est possible de ce qui est, et de projeter par-delà de ce qui est le possible" (Carnets, 52). Le sens de la situation est éclairé par des possibles-options qui me définissent à partir de mes prises de position pour transcender le réel. L’objet de la volonté, c’est ce que je suis dans le monde, mon être total en tant que j’ai à l’être 3 . Ces phrases seront reprises presque telles quelles dans L’être et le néant. A cet endroit, Sartre revient sur l’histoire de ses idées : "Jamais la morale ne s’est distinguée à mes yeux de la métaphysique" 4 mais il est opposé depuis longtemps à la morale du devoir et de l’impératif catégorique (qui sépare les deux domaines). C’est la lecture de Scheler qui détermine l’orientation de travail de Sartre sur la morale en montrant que les valeurs ont pour requisit de "devoir être", et peuvent devenir comme telles objet de vouloir 5 . Dès lors, "la morale commence là où s’arrête l’espérance ; (…) valeur métaphysique de celui qui assume sa vie ou authenticité. C’est le seul absolu" 6 .

De la Transcendance de l’Ego à l’Imaginaire

Le premier texte philosophique important de Sartre fut entrepris à Berlin en 1933, au cours de l’année que ce dernier passa à prendre connaissance des textes de Husserl, Heidegger, Scheler et Jaspers. La Transcendance de l’ego (1935) ouvre la série des textes qui mènent vers L’Etre et le néant. Sartre rompt d’emblée avec toute « anthropologie » : après la réduction du moi psychique, ne peut-on se passer de l’ego transcendantal introduit par Husserl dans les Ideen de 1913 ? Alors, "le champ transcendantal devient impersonnel, ou si l’on préfère prépersonnel; il est sans Je ; (…) le Je n’apparaît qu’au niveau de l’humanité et n’est qu’une face du Moi, la face active" ;(…) "le Je pense peut accompagner toutes nos représentations parce qu’il parait sur un fond d’unité qu’il n’a pas contribué à créer, et que c’est cette unité préalable qui le rend possible au contraire. (…) "Il sera loisible de se demander si la personnalité (même la personnalité abstraite d’un Je) est un accompagnement nécessaire d’une conscience, et si l’on ne peut concevoir des consciences absolument impersonnelles" (TE, 19). La déconstruction des différentes couches du sujet s’oriente donc dans la direction d’une mise en cause de la personnalité psychique, au profit d’une intentionnalité objectivante prépersonnelle. Cette distinction entre la conscience positionnelle (visée réfléchie) et la conscience non-positionnelle originaire est fondatrice pour L’Etre et le néant. La conscience ne devient chose qu’au passé et réflexivement, au sein d’une conscience non-positionnelle dont l’élucidation est le plus souvent négligée. Le Je est un étant qui tombe sous l’épochè (p.36) au terme des quatre conclusions de l’argumentation essentielle : 1°/ "Le Je est un existant"; son type d’existence n’est ni celui des idéalités, que mes visées peuvent atteindre de manière totale et unitaire, et de manière adéquate s’il s’agit d’une vérité, ouverte et contradictoire s’il s’agit d’une signification fluctuante ou à laquelle aucun corrélat réal ou idéal ne peut être trouvé; et pas davantage il n’existe selon les modalités des objets spatio-temporels, donnés par la série infinie des esquisses en déterminent l’unité de manière aussi adéquate que possible. En effet, le Je "se donne lui-même comme transcendant", c’est à dire comme non susceptible de faire l’objet d’une donation adéquate complète.2°/ L’intuition qui le livre est "toujours inadéquate"; en effet, son caractère d’ouverture à... conjugué à la permanence de sa fonction unitaire au sein de mes visées ne correspond à aucune des formes d’adéquation relevées par Husserl : ni celle que comporte en leur fermeture logique les idées pures, ni l’horizon de la donation totale qui se profile au terme de mes visées des objets.3°/ "il n’apparaît jamais qu’à l’occasion d’un acte réflexif" lors de la scission entre l’acte irréfléchi et le sens auquel renvoie cette conscience de... : le Je est ce milieu qui effectue la synthèse entre les donations et les formes totales qui organisent les esquisses.4°/ "Le Je transcendant doit tomber sous le coup de la réduction phénoménologique" car "le Cogito affirme trop". Puisque le Je n’apparaît que dans les actes de réflexion, il ne saurait en effet être hypostasié en une réalité absolue indépendante des actes positionnels d’objets. Et si la réalité est entièrement sujette à l’épochè, si même les idéalités s’y soumettent pour autant qu’elles ont trait à l’ontologie d’un monde particulier, seules les structures les plus générales de l’être résistent à l’épochè. Le Cogito ne saurait en faire partie, puisqu’il renvoie à une existence spatio-temporelle.Sartre étudie la nature intentionnelle de l’acte "intersubjectif" afin de montrer que la visée de "Pierre-devant-être-secouru" n’est nullement une réflexion rapportée à un Moi, mais bien d’un complexe noématique qui motive mes actes par lui-même, et comporte le sens d’actions possibles liées à cette visée : "Il y a un monde objectif de choses et d’actions faites ou à faire...". Il se prononce contre toute téléologie, toute motivation des actes par des fins extérieures aux complexes intentionnels, et établit rapidement (p. 42) l’adhérence des qualités qui me motivent aux objets qui provoquent mes actions. Je ne me vois agir, je ne m’admire réflexivement "en train d’effectuer une action généreuse" qu’au second degré. La conclusion de L’Imaginaire (1940) est explicitement "métaphysique" en un sens qui sera utilisé dans L’Etre et le néant : "Beaucoup de phénoménologues appelleront "métaphysique" la recherche qui vise à dévoiler cet existant contingent dans son ensemble" (344). Sartre se pose la question de savoir si la fonction irréalisante est constitutive de la conscience. Il établit qu’une irréalisation n’est possible que sous la condition d’un être-dans-le-monde effectif qui soit refusé, ce qui lui permet de décrire la néantisation comme radicalement différente de l’anticipation ou de la mémoire : "le glissement du monde au sein du néant et l’émergence de la réalité humaine dans ce même néant ne peut se faire que par la position de quelque chose qui est néant par rapport au monde et par rapport à quoi le monde est néant" (359). La relation au néant s’opère à travers une néantisation : "l’imaginaire représente à chaque instant le sens implicite du réel" (360), savoir d’être le corrélat d’un acte thétique, et l’imagination "s’est dévoilée comme une condition transcendantale de la conscience" (361).Son approche du "Pour-soi" et du "Pour-autrui" maintient et accentue l’exigence phénoménologique de la description, poussée à ses limites par l’introduction de la néantisation comme attitude phénoménologique, dont le test avait été opéré dès L’Esquisse d’une théorie des émotions (1938), où Sartre se réfère à Heidegger : "L’existant dont nous devons faire l’analyse, écrit Heidegger, c’est nous-mêmes. L’être de cet existant est mien. Or, il n’est pas indifférent que cette réalité-humaine soit moi parce que, précisément pour la réalité-humaine, exister c’est toujours assumer son être, c’est à dire en être responsable au lieu de le recevoir du dehors comme fait une pierre" (ETE, pp.13-14). L’existential de la compréhension donnera donc accès à la signification de l’affectivité : "Je suis donc d’abord un être qui comprend plus ou moins obscurément sa réalité d’homme, ce qui signifie que je me fais homme en me comprenant comme tel. Je puis donc m’interroger et, sur les bases de cette interrogation, mener à bien une analyse de la réalité-humaine, qui pourra servir de fondement à une anthropologie. (…) L’herméneutique de l’existence va pouvoir fonder une anthropologie, et cette anthropologie servira de base à toute psychologie".

L’Etre et le néant et la phénoménologie

Sartre propose une recherche ontologique tournée vers un être qui ne se phénoménalise en aucun cas, bien qu’il soit possible d’en révéler certains caractères à partir des conditions requises pour une phénoménalisation. La phénoménologie sartrienne entend conserver le bénéfice de la clarté descriptive husserlienne en la transférant au contexte d’une interrogation sur l’être qui dépasse le phénoménisme (EN, 115) reproché à Husserl. Ce qu’il faudrait chercher, ce serait, du côté du noème, des Abschattungen, l’équivalent de ce que la conscience est pour la noèse : une transphénoménalité, dont l’unité n’est pas compromise par le fait qu’elle n’apparaisse pas, sinon comme "conscience de...". La thèse husserlienne "toute conscience est conscience de quelque chose" ne peut être transformée en connaissance que si cette conscience est également conscience de cette conscience, et qu’elle peut se poser elle-même. Seulement, si ce dédoublement s’opérait sur le mode réflexif, il y aurait une régression à l’infini : jamais la conscience immédiate ne peut être fondée par une réflexion, aussi faut-il admettre une conscience non-positionnelle accompagnant toute conscience positionnelle d’objet (p. 19). C’est dire que je n’ai pas conscience de mes visées sur le mode objectivant, et que cette modalité de conscience se transformera en objet sans pouvoir se saisir elle-même se saisissant : il y a donc "un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien"(p.20). Cette évidence phénoménologique a une conséquence ontologique : cette conscience (de) soi est "le seul mode d’existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose" et ainsi, sans confondre cette conscience avec une connaissance, nous dirons que "l’être de l’intention ne peut être que conscience" (20). Il n’y a donc pas d’autre fondement à la conscience que la contingence absolue de son apparition, car nulle relation au monde n’est déliée de cette condition primordiale : demander raison de cette contingence n’est pas de l’ordre de l’ontologie, même si la métaphysique élabore des hypothèses à ce propos. La visée phénoménologique rencontre l’être des phénomènes non pas comme une hylè ou comme un flux, mais comme un En-soi : non pas une condition de possibilité, mais une inertie et une indifférence, une absence de toute relation, une distance à soi, caractéristiques qu’on peut nommer positivement "massivité", "identité à soi", etc. Le Dasein a à être dans un monde qui est lui-même contingent dans son être. Sartre accorde à Heidegger l’essentiel de Was ist Metaphysik ? Mais il tient que la puissance du néant dont l’angoisse témoigne ne peut pas lui être attribuée comme si c’était un corrélat intentionnel de la transcendance elle-même. De plus, comment, rendre compte dans le cadre heideggerien de la relation entre le néant qui se manifeste dans l’angoisse et ces "petits lacs de non-être que nous rencontrons à chaque instants au sein de l’être ? Faut-il vraiment dépasser le monde vers le néant et revenir ensuite jusqu’à l’être pour fonder ces jugements quotidiens ?" (55). Sartre élabore le concept de négatité, dont la description phénoménologique se fait sur l’exemple de la distance. Ici, la négation est incluse dans son mode d’être propre : ainsi la notion de limite est-elle nécessaire pour exposer celle de distance, bien qu’elle lui soit opposée. Il s’agit là d’une relation au négatif : la distance est franchissement de limites qui sont aussi posées, et cette relation renvoie au Pour-soi qui concentre le monde vers lui. Mais d’où vient le néant, s’il est vrai qu’il fonde les négations, sans être en rapport avec l’Etre ? La distance montrait que la négatité n’était rien, sinon un jeu de négations projetées dans le monde. Il doit donc y avoir un être tel qu’il soit dans son être de supporter le néant et de le faire apparaître "pour que le néant vienne aux choses" (58). Le néant ne saurait donc être reçu passivement, s’il est vrai qu’il ne peut rien, et devra être produit. Mais il ne saurait non plus (p. 60) s’agir d’une qualité produite dans le monde sur le modèle des horizons d’ustensilité révélés par les outils : en effet, la négatité, la perception d’une distance "à franchir", serait plutôt l’une des conditions essentielles de l’ustensilité. Tous les efforts pour mettre en évidence le Néant seront vains jusqu’à ce qu’il apparaisse que cette impossibilité même répond à la question : le néant se néantise perpétuellement, d’où la coupure entre les réponses envisagées et le Néant. Cette coupure est le Néant lui-même, dont l’être est une condition initiale pour l’attitude interrogative qui rejette successivement les réponses qui s’offrent à elle ! Un refus, une décision, ce sont autant de coupures qui disjoignent le temps et indiquent la signification temporalisante du néant comme rejet permanent du passé par mes visées présentes. Demeurer en question en rejetant de soi le donné, voilà le néant, identique à la liberté, qui caractérise le Dasein en le retranchant du monde. L’identité entre néant et liberté est pleinement élucidée. Sartre expose la convergence entre les descriptions de l’angoisse selon Kierkegaard et Heidegger, bien que l’une soit angoisse face à la liberté et au choix, l’autre face au néant. Puis il confirme cette comparaison par la description de l’angoisse du vertige - angoisse liée à l’avenir - et face à une décision déjà prise (cesser de jouer) - angoisse par rapport au passé. Rigoureux vis à vis de l’eidétique husserlienne comme des existentiaux heideggeriens, Sartre signale des difficultés internes à leur travaux. Ces critiques engagent de nouvelles recherches, certaines menées dès la rédaction de L’Etre et le néant, d’autres attendant davantage. Husserl "n’a jamais dépassé la pure description de l’apparence en tant que telle, il s’est enfermé dans le cogito, il mérite d’être appelé, malgré ses dénégations, phénoméniste plutôt que phénoménologue; et son phénoménisme côtoie à chaque instant l’idéalisme kantien" (115). Le parallèle est immédiatement effectué avec Heidegger : ce dernier, "voulant éviter ce phénoménisme (…) aborde directement l’analytique existentielle sans passer par le cogito. Mais le "Dasein", pour avoir été privé dès l’origine de cette dimension de conscience, ne pourra jamais reconquérir cette dimension. Heidegger dote la réalité-humaine d’une compréhension de soi qu’il définit comme "projet ek-statique" de ses propres possibilités. Et il n’entre pas dans nos intentions de nier l’existence de ce projet. Mais que serait une compréhension qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d)’être compréhension ? Ce caractère ek-statique de la réalité-humaine retombe dans un en-soi chosiste et aveugle s’il ne surgit de la conscience d’ek-stase". C’est parce que la conscience est l’opérateur véritable de la pensée de l’être que la seconde partie de L’Etre et le néant élucide ses structures fondamentales. La conscience de quelque chose est en même temps conscience de cette conscience. Mais si l’on fait de ces deux modalités deux consciences séparées, on commence une régression à l’infini; il est nécessaire de penser ce dédoublement comme le propre de la conscience, comme structure reflet-reflétant. La présence à soi est donc le mode d’être du pour-soi, radicalement distinct de l’En-soi. Cette ébauche de dualité s’enlève en permanence sur le fond d’une facticité. Le pour-soi se saisit en permanence comme n’étant pas son propre fondement, comme dénué de justification. C’est le constat d’une inexplicable existence, et d’une singularité insurmontable dès lors qu’est tentée une analogie avec les choses : l’épochè peut toucher ma conscience objectivante, mais il reste impossible de modifier ce mode d’être lui-même : Sartre est passé de la critique de l’Ego trancendantal à la reconnaissance d’une transcendance permanente du Pour-soi. Si Sartre atteste que celle-ci est bien aperçue comme contingente par Heidegger, il critique dans les §§ 54-60 d’Etre et Temps une description qui "laisse trop clairement paraître le souci de fonder ontologiquement une Ethique dont il prétend ne pas se préoccuper comme de concilier son humanisme avec le sens religieux du transcendant. L’intuition de notre contingence n’est pas assimilable à un sentiment de culpabilité" (EN, 122). Sartre semble donc retourner par avance le reproche que lui fera plus tard Heidegger, et considérer que sa description est empreinte d’un humanisme inutile. Si Sartre note pas ici que sa divergence avec la conception heideggerienne de l’être-pour-la-mort, ses critiques se précisent à mesure qu’on s’avance dans L’Etre et le néant : la description sartrienne de la honte s’oppose ainsi à celle de l’angoisse. Le pour-soi s’apparaît "avec les caractères d’un fait injustifiable" (EN, 122) sans qu’une soi-disant authenticité puisse le fonder, et le garçon de café sartrien vient à bout des questions de Heidegger. "Ce fait insaisissable de ma condition, cette impalpable différence qui sépare la comédie réalisante de la pure et simple comédie, (…) c’est ce qui fait que je me saisis à la fois comme totalement responsable de mon être, en tant que j’en suis le fondement, et, à la fois, comme totalement injustifiable. (…) Le pour-soi s’approfondissant lui-même comme conscience d’être-là ne découvrira jamais en soi que des motivations, c’est à dire qu’il sera perpétuellement renvoyé à lui-même et à sa liberté constante. (…) Nécessaire, le pour-soi l’est tant qu’il se fonde lui-même. Et c’est pourquoi il est l’objet réfléchi d’une intuition apodictique : je ne peux pas douter que je sois. Mais en tant que ce pour-soi, tel qu’il est, pourrait ne pas être, il a toute la contingence du fait. De même que ma liberté néantisante se saisit elle-même par l’angoisse, le pour-soi est conscient de sa facticité : il a le sentiment de son entière gratuité, il se saisit comme étant là pour rien, comme étant de trop" (EN 126).

Le rapport aux valeurs réalise un en-soi manqué, dont le fondement est précisément le manque d’être caractérisant le pour-soi. Le Pour-soi est pour rien. "L’être du soi, c’est la valeur" (136), vers quoi se dépasse un être : tout acte valorisé est un arrachement à son être vers... et cette valorisation est un choix libre : "Il y a une totale contingence de l’être-pour-la-valeur qui reviendra ensuite sur toute morale pour la transir et la relativiser - et en même temps une libre et absolue nécessité" (EN, 138). Sartre n’ira pas plus loin dans l’analyse avant d’avoir pu montrer comment le "pour-autrui est condition nécessaire de la constitution du pour-soi comme tel" (139), en sorte que cette anticipation annonce le "Plan d’une morale ontologique » des Cahiers pour une Morale : la générosité, valeur de subjectivité ouverte à la reconnaissance d’autrui, constitue la forme suprême de l’assomption de la contingence par un soi qui n’est pas un Moi.

De l’ontologie phénoménologique à la corporéité et aux relations concrètes avec autrui

A la lumière de cette évolution, l’Etre et le néant se révèle une oeuvre composite, tendue entre la présentation d’un traité d’ontologie phénoménologique et de nouvelles problématiques historiques, qui ne trouvent encore place qu’à travers des descriptions et des exemples. Encore exprimés de manière fragmentaires, les arguments de Sartre renvoient à des dimensions concrètes qui débordent l’ontologie phénoménologique. Une conscience apparaît et se donne immédiatement comme conscience de cet être qu’elle n’est pas et le phénomène d’être est formé par le couple de la conscience et de son autre. La conscience répond au type d’être du « pour-soi » : orientée vers le dehors, elle mobilise le corps qu’elle aperçoit dans tous ses actes. Le corrélat est au contraire opaque, refermé sur soi, sans conscience par principe. A rebours, quand je prends conscience de mon apparence, mes membres, mes organes sont ontologiquement distincts de la conscience qui les contemple. Mes yeux vus dans une glace n’ont rien de commun avec la vue qui les saisit : mes yeux vus dans la glace ne voient pas, je ne peux pas identifier mon regard et mes yeux. De même, les sensations tactiles ne sont-elles pas recouvertes par ma perception de mes membres en train de percevoir. Il y a donc deux types d’êtres bien distincts : d’une part l’être de ces prises de conscience, qui repose sur une immédiate présence au monde - où je baigne sans distances comme sans objectivation; d’autre part l’être de ces objets, y compris mon corps, mes organes, et les supports physiologiques de la sensorialité. Le moi qui perçoit n’est pas situé dans mes yeux ou sur ma peau, même si mes organes ne me renseignent sur le monde qu’à proportion de ce qu’ils sont de même essence que les phénomènes qu’ils portent à ma conscience. Ainsi l’objet est-il par principe l’autre de la conscience, plein dans la mesure où elle serait un vide, et néant dans le cas où c’est elle qui serait pleinement. Dans tous les cas, on pourra opposer à l’être de la conscience (ou « pour-soi », parce qu’il est renvoi à soi en permanence, même sous une forme irréfléchie) un être « en-soi », c’est à dire la dimension d’être qui apparaît à la conscience comme indépendante d’elle, stable dans son inertie sans faille. L’en-soi est l’ensemble des dimensions d’être corrélatives à l’ouverture au monde de la conscience. Si on les suppose indépendantes des formes de la conscience, en effet, ces dimensions auraient nécessairement la stabilité d’un être en soi, identique à soi, sans mouvement, sans manques ni absences, sans perspectives; mais ces qualifications sont antinomiques de l’identification à la conscience qui les accueille. L’ontologie phénoménologique est donc aussi une dialectique des apparences. L’Etre et le néant porte sur ce couple ontologique inséparable et sans possibilité de synthèse. Théorie de la connaissance, phénoménologie et ontologie deviennent indissociables. Bien qu’impossible, la totalisation s’esquisse en permanence, notre interrogation même peut passer pour un scintillement d’être et de non-être caractérisant notre présence au monde. Le plan suivi expose les strates successives dont il faut pourvoir la sphère « réduite » pour décrire les liens entre les dimensions de réalité et les manières de l’appréhender dont dispose le pour-soi. Le premier chapitre utilise remarquablement les ressources descriptives dont Sartre s’est rendu maître, et prolonge l’Esquisse d’une théorie des émotions : si ces dernières nient imaginairement la situation et refusent l’action, la liberté au contraire, crée une dimension nouvelle qui appelle l’action. Ce sera l’un des fil conducteur de l’Etre et le néant, et son lien principal avec la Morale. Ici se retrouve la marque de Max Scheler, dont une référence à l’Homme du ressentiment est explicite au début du chapitre sur La mauvaise foi. La négativité est à l’oeuvre dans l’herméneutique de la conscience. Les attitudes de mauvaise foi ont en commun d’établir un rapport instable entre transcendance et facticité (EN, 97/ ), dans lequel sa liberté prétend se maintenir dans son abdication même, ou bien se figure, sans motif, ne pas pouvoir contrarier le « cours de choses ». Arbitraire ou résignation sont deux faces d’une même incapacité à faire face à la situation, ce qui illustre encore la présence du néant dans les phénomènes quotidiens. Par extension, Sartre montre qu’un serment de sincérité peut être de mauvaise foi en niant imaginairement la temporalisation de l’existence. Toute logique de croyance est ainsi rejetée par Sartre, qui montre qu’une relation à l’en-soi est le point commun de la « bonne foi » avec la « mauvaise foi » : la première s’y réduit volontairement par le serment, la seconde le fuit par une dénégation de sa propre conduite. Sartre introduit en note le concept d’authenticité qui viendrait contrecarrer l’opposition de la bonne et de la mauvaise foi : « cela ne veut pas dire qu’on ne puisse échapper radicalement à la mauvaise foi. Mais cela suppose une reprise de l’être pourri par lui-même que nous nommerons authenticité et dont la description n’a pas place ici » (EN, 111/ ). Ce programme ne fait initialement guère référence à ce qui deviendra le thème dominant des années suivantes : l’historialisation du pour-soi. La première partie de L’Etre et le néant corrobore donc le jugement de Merleau-Ponty selon qui Sartre n’accèdera que fort progressivement à une morale historique, à partir d’une présentation orientée par l’idée d’un tableau des attitudes existentielles dans leur relation avec les attitudes fondamentales de l’être au monde. L’ouvrage semble donc poursuivre le projet heideggerien d’une herméneutique de l’existence qui s’opérerait toutefois dans le cadre de la sphère réduite : si la temporalisation n’apparaît pas au premier plan, c’est qu’elle sera donnée à l’étape ultérieure de la présentation, après qu’auront été décrites « les structures immédiates du pour-soi ». Celles-ci indiquent en effet que ce que le pour-soi a à être, il ne peut le devenir qu’à travers la temporalisation, dont Sartre présente les deux dimensions spécifiques : « la temporalité originelle, dont nous sommes la temporalisation, et la temporalité psychique qui apparaît à la fois comme incompatible avec le mode d’être de notre être et comme une réalité intersubjective » (EN 206/ ). Sartre précise que « ce qui se donne premièrement dans la vie quotidienne, c’est la réflexion impure ou constituante, encore qu’elle enveloppe en elle la réflexion pure comme sa structure orignelle. Mais celle-ci ne peut être atteinte que par suite d’une modification qu’elle opère par elle-même et qui est en forme de katharsis. Ce n’est pas ici le lieu... » (EN, 206/ ). L’historisation se donne donc d’abord comme possibilité d’une conversion à la réflexion pure par délaissement de la figure du Soi psychique. La temporalisation ne saurait être disjointe chez Sartre d’une herméneutique où la personne expérimente sa relation à la totalité de l’existant. La réflexion pure, temporalisante, s’oppose ici à la Psyché réflexive. Les sentiments et les états psychiques renvoient au sujet formulant ses attentes et ses déceptions relativement à des normes qu’il pose lui-même à titre de devoir-être objectif : « les modifications à apporter au monde se donnent thétiquement dans les choses présentes comme des potentialités objectives qui ont à se réaliser en empruntant notre corps comme instrument de leur réalisation (…). Il n’est pas d’autre moyen de présentifier ces qualités, ces états et ces actes que de les appréhender à travers une conscience réfléchie dont ils sont l’ombre portée et l’objectivation dans l’en-soi » (EN, 210-211/ ). Le psychisme évolue ansi dans un cadre qui ne se temporalise qu’indirectement : le temps est l’ensemble des conditions encore à réaliser pour supprimer la distance entre l’intention et sa réalisation. Loin d’engendrer mon être-au-monde à partir de l’éclatement de mes perspectives selon des horizons qui m’échappent, cette temporalité psychique la recouvre d’une apparence téléologique qui emploierait le temps pour réaliser la fin que le Soi se promet - fin qui coïnciderait avec la « réalisation de soi ». Le soi est perpétuellement à distance de soi, puisque ses possibilités ne peuvent trouver de réalisation qu’au dehors, bien que leur signification présupposent d’avoir à se faire être ce que l’on est pas : « la réalité humaine se temporalise comme totalité qui est à elle-même son propre inachèvement, c’est le néant se glissant dans une totalité comme ferment détotalisateur » (196 / ). La temporalisation est donc le ressort de la dynamique du pour-soi rejeté perpétuellement vers d’autres termes de ses propres réalisations. Ce que Merleau-Ponty reprend intégralement à son compte : « Le temps historique de Heidegger, qui coule de l’avenir et qui, par la décision résolue, a d’avance son avenir et se sauve une fois pour toutes de la dispersion, est impossible selon la pensée même de Heidegger : car si le temps est une ek-stase, si présent et passé sont deux résultats de cette ek-stase, comment cesserions-nous tout à fait de voir le temps du point de vue du présent, et comment sortirions-nous de l’inauthentique ? C’est toujours dans le présent que nous sommes centrés, c’est de lui que partent nos décisions; elles peuvent donc toujours être mises en rapport avec notre passé, elles ne sont jamais sans motif, et si elles ouvrent dans notre vie un cycle qui peut être entièrement neuf, elles doivent être reprises dans la suite, elles ne nous sauvent de la dispersion que pour un temps. Il ne peut donc pas être question de déduire le temps de la spontanéité; Nous ne sommes pas temporels parce que nous sommes spontanés et que, comme consciences, nous nous arrachons à nous-mêmes, mais au contraire, le temps est le fondement et la mesure de notre spontanéité, la puissance de passer outre et de « néantiser » qui nous habite, qui est nous-mêmes, nous est elle-même donnée avec la temporalité et avec la vie » (PP. 489). Et Merleau-Ponty d’ajouter que notre naissance est en propre ce mixte de passivité et d’activité en quoi consiste le surgissement du temps que nous sommes et qui « nous empêche d’obtenir jamais la densité d’un individu absolu » (ibid.). L’accord sur ce point de Sartre et Merleau-Ponty est total : le projet (de) soi doit être assumé à titre singulier dans l’espace constitué d’une temporalité dénuée de signification par elle-même et sans qu’il soit possible de tenir l’Ego pour une origine absolue de la signification de nos actes : « c’est en tant que je ne suis pas ce que je suis (relation ek-statique à mes propres possibilités) que j’ai à ne pas être l’être-en-soi comme réalisation dévoilante du ceci. Cela signifie que je suis présence au ceci dans l’inachèvement d’une totalité détotalisée » (EN, 242) et que le pour-soi est perpétuellement à venir. La troisième partie déploie la dimension du pour-autrui, qui survient au pour-soi du fait qu’il rencontre au sein de son monde des polarisations dont il n’est pas le foyer, des temporalités dont il n’est pas l’origine, etc. Au départ, il peut sembler que le corps n’est concerné que marginalement : le pour-autrui peut n’être qu’une illusion, un bruissement - du fait que la réduction phénoménologique affecte la transcendance. C’est le pôle immanent de la conscience qui voit ses horizons dépouillés de leur originarité au profit d’un autre foyer de totalisation qui détotalise ses perspectives. Mon corps donne prise à autrui; et si autrui se donne à ma contemplation comme corps, Sartre vise toujours par-delà le corps le pour-soi ou la conscience qui l’anime. En tout état de cause, il ne saurait atteindre que la dimension du corps telle qu’elle échappe à la réduction : dans la sphère réduite, mon corps se limite à la structure d’horizons qui se projette dans le monde.Le corps est cette lourdeur du réveil, cette douleur des yeux à la fin de la journée. Il rappelle au pour-soi qu’il est incarné. De même, le corps d’autrui est cette masse dont autrui émerge sans s’y réduire. Le corps est la facticité d’autrui pour moi. Il est simultanément ce qui englue autrui dans les représentations que je peux avoir de lui à partir de son corps, qui me le livre comme un objet, et ce qu’autrui transcende en permanence pour s’en dégager à chaque fois qu’il agit. La synthèse de ces deux dimensions du corps donne la troisième dimension du corps : la connaissance objective que je peux en prendre, lorsque le corps apparaît comme un transcendant, la forme contingente qui est nécessairement celle que revêt la nécessité de notre contingence, c’est le corps-objet, celui de la physiologie par exemple, qui détache le corps de tout pour-soi. Ainsi se profilent les relations concrètes avec autrui, où mon corps est l’intermédiaire des explorations du pour-soi : amour et haine, sadisme et masochisme, caresse et violence font exister les corps et donnent corps aux pour-soi dans le monde. Puis la quatrième partie, en rupture apparente par rapport aux précédentes, déploie la métaphysique du pour soi, l’herméneutique de ses interprétations comme être, faire, avoir. Le chapitre sur le corps est ainsi polarisé par celui qui sera consacré à la « situation » plus avant dans l’ouvrage. Il est douteux qu’il y ait une spécificité du corps pour-soi. En effet, Sartre affirme d’emblée que ce qu’il est convenu de nommer "sensations" se trouve entièrement pénétré de dimensions interhumaines et culturelles. Elles relèvent autant de découpages culturels au sein des sensorialités que d’une sensibilité comme "naturelle" appréhension du monde. Sartre doit d’ailleurs nier une telle ouverture de « naturalité », qui présupposerait une dimension autre que celle du pour-soi, tout à fait incompréhensible dans le cadre de l’ontologie phénoménologique. Les corps orientent l’espace autour d’eux : ma gauche est ta droite. Tout corps est donc un pôle d’orientation. Le corps est l’organe de la situation, soit du monde en tant qu’il m’entoure et de moi-même comme situé en lui. Le corps est donc la "forme contingente que prend la nécessité de notre contingence. En tant que tel le corps ne se distingue pas de la situation du pour-soi, puisque, pour le pour-soi, exister ou se situer ne font qu’un; et il s’identifie d’autre part au monde tout entier, en tant que le monde est la situation totale du pour-soi et la mesure de son existence" (p. /356). Le corps est donc pris ici dans la dimension de l’être-au-monde : cela implique qu’il est "à dessein-du-pour-soi", orienté par les fins que le pour-soi projette dans le monde. Le corps pour-soi est ce donné que je ne peux pas connaître en totalité, et auquel le pour-soi échappe en se néantisant. Seule la néantisation hiérarchise le corps du monde, l’organise en fonction de mes fins, de mes possibles et de mes impossibilités. Sartre décrit ici la mondanéisation du pour-soi comme facticité. Le premier existential était l’ipséité, c’est à dire le fait que le pour-soi est "à dessein de soi"; le second est la mondanéité, soit le fait que ce projet de soi ne saurait se réaliser qu’à travers le monde. La dimension du corps est donc indissociable de cette mondanéité qui est la manière nécessaire que le pour-soi a d’exister sa propre contingence. Quelle que soit la manière d’assumer cet être au monde, la contingence de ma situation en lui ne disparaîtra pas. Il restera vrai que les choses pourraient être autrement qu’elles ne sont. Mais simultanément, cette contingence n’existe pour moi que dans la mesure où mon projet serait de la dépasser - qu’il s’agisse de transformer la situation selon mes fins, ou de devoir faire effort pour qu’elle se perpétue. L’instabilité de toute situation interroge mes fins, c’est à dire les découpages sensoriels du monde caractérisant ma situation. Le monde entier définit le centre non perceptible autour duquel il s’organise, et ce centre est en tant que j’ai à l’être. Je le suis, et ne peux par conséquent aucunement le saisir à l’extérieur, bien qu’il me soit perpétuellement indiqué à partir du monde, dans tous mes actes de corrélation. Toute sensation renvoie donc au centre perceptif que je suis, bien que je ne puisse aucunement m’objectiver sur le mode sensible. Et les dimensions transcendantes du monde m’apparaissent à travers des filtres sensoriels qui me manifestent la facticité de mon être-au-monde (367). En un sens donc, je disparais des relations que j’établis avec le monde, pour ne plus percevoir que la transcendance au sein de laquelle j’existe comme ayant à être. Les indications du type « le livre est sous le verre" renvoient à la fragilité du verre dans mes mains maladroites. En miroir, mes actions sont définies par les prises possibles : "cette tasse doit être saisie par l’anse" (371), etc. Toutes les actions sont ainsi données en creux à partir du monde qui recèle et présente les objets sur lesquels elle va porter. Reste à décrire la conscience d’un corps qui est tout entier au dehors dans le monde et se comprend à partir de ses actes. Je ne suis au monde qu’en projetant d’agir. Et ma conscience dêtre-au-monde est existentielle : elle se confond avec l’affectivité comme conscience d’être au monde. C’est ici le point de jonction avec l’Imaginaire. La douleur est le type même d’une emprise irrépressible, mais qui ne peut pas être assignée à une "cause" dont elle serait un effet immédiat. le monde lui-même m’apparaît à travers la douleur : le comportement qu’il est possible d’adopter vis à vis d’elle symbolise toute espèce de relation du pour-soi à une extériorité - qui s’atteste comme telle parce qu’elle a prise ou barre sur moi. Les chapitres ultérieurs traitant des "relations concrètes avec autrui" ou de l’action tireront les conséquences de cette description, qui renvoie aux recherches de Sartre en psychologie phénoménologique. L’amour ne peut pas être seulement un sentiment de bienveillance : il y va de la possibilité de se rapporter à une liberté comme telle, c’est à dire d’accepter de mesoumettre à elle pour la laisser être sans l’asservir. Les relations du pour-soi au pour-autrui comme regard sont donc suspendues. Il faut pour que l’amour se satisfasse, que la contingence de la rencontre soit dépassée par la nécessité de l’amour : "Mon existence est parce qu’elle est appelée. Cette existence en tant que je l’assume devient pure générosité. Je suis parce que je me prodigue. Ces veines aimées sur mes mains, c’est par bonté qu’elles existent. Que je suis bon d’avoir des yeux, des cheveux, des sourcils et de les prodiguer inlassablement dans un débordement de générosité à ce désir inlassable qu’autrui se fait librement être. Au lieu que, avant d’être aimés, nous étions inquiets de cette protubérance injustifiée, injustifiable qu’était notre existence; au lieu de nous sentir , nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu’elle conditionne en même temps - et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister" (p. / 420). Aimer vise donc avant tout à se faire aimer : le conflit amoureux est inévitable, car l’amant ne peut faire converger en permanence son regard sur l’aimé, qui ne sera jamais suffisamment justifié, et qui n’aimera pas en retour de façon si aveugle qu’il désire être aimé lui-même : il faut séduire en permanence pour être rassuré sur la nécessité de son être. Se présenter comme être pleinier pour se rendre "indépassable", voilà à quoi est astreint l’aimé qui en attend le consentement de l’autre, le libre aveu de sa capture. Et pour cela, tous les moyens d’expression peuvent servir. Mais la contradiction resurgit : l’amant renforce sa contingence en face de ma nécessité, et je ne peux me rassurer à son sujet qu’en lui prêtant une plénitude qui n’est donnée que si les rôles s’inversent. Je l’aime, et c’est moi qui suis renvoyé à ma facticité. Encore ce renvoi perpétuel trouve-t-il une sorte de stabilité : il suffit qu’un tiers nous regarde pour que le couple soit renvoyé à sa contingence dans le monde. L’amour est perpétuelle insécurité, parce que la relation amoureuse est réversible en permanence, parce qu’elle comprend implicitement son caractère facticiel, et parce qu’elle est néantisable par un tiers, qu’elle est relativisée par le monde. "Je me fais chair en présence d’autrui pour m’approprier la chair d’autrui. (…) On pourrait dire non seulement que mon corps est un moyen pour toucher les épaules, mais que les épaules d’autrui sont un moyen pour moi de découvrir mon corps comme révélation fascinante de ma facticité, c’est à dire comme chair. Ainsi le désir est-il désir d’appropriation d’un corps en tant que cette appropriation me révèle mon corps comme chair" (439).

De la honte à l’histoire

De l’Esquisse jusqu’au Flaubert, le fil conducteur de la honte est aisé à suivre chez Sartre. La question de la duplicité des valorisations, et de leur intégration à des horizons de signification extra-logiques est un apport de Scheler dont Sartre transforme radicalement la portée. Cet élément d’une généalogie des valeurs rejoint chez lui une ontologie phénoménologique où les sentiments moraux prennent source dans une inquiétude fondamentale sur le statut personnel d’existence : elle structure la relation à l’ipséité, au projet, à la psychanalyse et à l’histoire. En consacrant ses recherches de psychologie phénoménologique aux émotions, Sartre anticipe la description de la honte comme lieu premier de la relation à autrui. Elle donne ensuite lieu à la thématisation du projet originel. Les souvenirs évoqués dans Les Mots ou les interprétations de l’Idiot de la Famille en seront de nouvelles attestations. Le pas supplémentaire consiste ici à tenir la réduction phénoménologique pour la clé d’accès indispensable pour clarifier cette relation au monde. Les phénomènes psychiques relèvent, préalablement à toute description d’une circonstance particulière dans laquelle ils se manifesteraient, d’une intégration globale de la conscience et du monde - ni adaptative, ni d’habitude, comme le voudraient les psychologies empiriques : il s’agit d’une anticipation fondamentale qui donne sens à l’être-au-monde. C’est pourquoi Sartre fait ici voisiner Husserl avec Heidegger : le premier lui permet de tenir la conscience transcendantale pour le niveau adéquat auquel se pose la question ; le second est cité en raison du fait qu’il fait de « l’assomption de soi-même en son être » le cœur de la réalité humaine, et qu’il tient la « compréhension » pour essentielle à l’être du Dasein. Sartre concentre sa recherche sur les conditions de possibilité de « l’affectivité comme mode existentiel de la réalité-humaine » 7 . Etablissant que l’émotion relève d’une recherche fondamentale portant sur les existentiaux, il réduit l’écart entre la réflexion portant sur les dimensions singulières de la personne et une recherche sur des catégories générales, du type de celles exigées par une recherche morale. La définition de l’engagement comme « choix de soi-même en situation » synthétise ses recherches de psychologie phénoménologique et d’ontologie phénoménologique avec l’anticipation de sa réflexion sur l’action. L’Esquisse est ainsi un maillon essentiel pour comprendre la coexistence, dans l’Etre et le néant, de la veine issue de ses recherches de psychologie phénoménologique et de l’annonce d’une Morale en gestation. La psychanalyse permettrait-elle de venir à bout de difficultés de méthode que ne surmonte pas la psychologie ? Sur le plan herméneutique, Sartre tient pour plausibles les explications fournies par la psychanalyse aux phobies, aux actes manqués ou à la culpabilité dont souffrent les personnes. De même donne-t-il acte à la psychanalyse du fait qu’il importe de ne pas céder à la facilité de l’hypothèse d’un dédoublement quasi-conscient de la personnalité qui ferait de ses difficultés à affronter la réalité une expression de mauvaise foi 8 . Utilisant la sémiotique, Sartre retient que le signifié doit être coupé du signifiant 9 de sorte que le sujet n’accède pas, dans son comportement propre, aux significations que pourrait révéler l’analyse : ses attitudes conscientes sont des effets engendrés à son insu par des « causes » auxquelles il n’a pas d’accès explicite et sur lesquelles il n’a pas de prise. Si la conscience est une instance de compréhension de soi, toute conscience doit être au moins partiellement avertie de ce dont elle est conscience. S’il était des états de conscience inaccessibles à la conscience, celle-ci serait comme un objet, nous pourrions la décrire au même titre qu’une chose, et elle ne se désignerait pas comme l’instance de notre auto-compréhension 10 . Sartre marque alors le point central de sa discussion avec la psychanalyse : toutes les dimensions herméneutiques de la psychanalyse seraient légitimes pour peu qu’elles soient accessibles, par principe, à la conscience. En tant qu’herméneutique, la psychanalyse paraîtra légitime. Mais Sartre pose l’incompatibilité entre la compréhension de soi accessible à la conscience d’une part, l’hypothèse d’un lien causal entre les symbolisations inconscientes et les attitudes réelles du sujet d’autre part. S’il s’agit pour Sartre de préserver sa conception de la liberté 11 , le point de désaccord est nettement délimité : si toute conscience est issue d’un autre fait de conscience, c’est donc de manière intraconscientielle que se déterminent les affects qui déterminent les choix conscients du sujet - dussent ces choix relever de raisons mal éclaircies. Sartre récuse ainsi toute causalité des événements mentaux qui relèverait d’associations dont les règles surgiraient d’ailleurs que de la conscience, même prise en un sens élargi. Les règles d’analyse des fantasmes devraient donc, selon lui, ne pas procéder selon des schémas génériques, mais être fondés dans une approche herméneutique de la conscience dans sa singularité. Et il admet provisoirement que la psychanalyse peut légitimement prétendre s’en tenir à cette règle. C’est cependant sur le versant de la phénoménologie pure qu’est décrite la honte, dans l’Être et le néant. Au cœur d’une structure ontologique « mienne » se découvre un « être qui est mon être sans être-pour-moi » 12 . La honte est une conscience non-thétique de moi-même : « elle est une appréhension honteuse de quelque chose, et ce quelque chose est moi » 13 . Cette affection convient à l’intention de Sartre car le cas normal de la honte est de l’éprouver face à une autre conscience, face à qui je reconnais être comme elle me voit, sans pouvoir me soustraire à ce regard qui me glace instantanément. Dans ce premier moment, la honte est un simple exemple destiné à faire apercevoir que mon être inclut une dimension par laquelle il renvoie au pour-autrui. Mais autrui est le point de vue qui me révèle, en échappant à l’objectivité pour m’y placer à mon tour, la dégradation instantanée que mon propre point de vue est susceptible de subir. Je peux bien avoir des raisons d’épier par la serrure, mais si je suis vu, je suis alors anéanti dans mon être pour moi, et ma honte révèle mon être pour-autrui, qu’il n’est pas en mon pouvoir d’annuler : il constitue en moi une dimension d’en-soi : j’ai une « nature » 14 . Le monde qui s’organisait pour moi m’échappe soudain au profit de son organisation selon des perpectives que je ne maîtrise pas. Le regard me situe dans une spatialité telle que les distances se trouvent limitées, et dans une temporalité déterminée : le pour-soi se spatio-temporalise en tant que pour-autrui. Et c’est ce fait d’avoir un « dehors » qui donne prise à autrui, et explique la honte 15 . Sartre donne donc la description phénoménologique des émotions que l’Esquisse décrivait selon leur être psychique. Au terme de l’exposition des deux attitudes fondamentales et de la haine comme tentative de la mort de l’autre, Sartre évoque en note l’éventuelle morale de la conversion « dont il ne peut être question ici »(484). Auparavant, il avait établi qu’« il ne faudrait pas croire qu’une morale du ’laisser-faire’ et de la tolérance respecterait davantage la liberté d’autrui » (p. 480). Dès les Carnets, Sartre évoquait la conversion comme alternative à la mauvaise foi : « Ainsi la source de toute valeur et la valeur suprême, c’est la substantialité, ou nature de l’être qui est son propre fondement. Cette substantialité fait partie de la nature humaine, mais seulement à titre de projet, de valeur constituante. Et la réalité-humaine diffère de la pure conscience en ceci qu’elle projette une valeur devant soi : elle est la conscience se motivant elle-même vers ce but. La Vie est l’objet transcendant et psychique construit par la réalité-humaine en quête de son propre fondement. Cependant, cette quête de l’absolu est aussi fuite devant soi. Fonder la substantialité pour l’avenir, c’est aussi fuir la gratuité donnée à présent » (Carnets 317). L’inauthenticité apparaît alors comme une justification par la monde qui renvoie à la conscience complice : « Par exemple la guerre a pu apparaître à chacun, l’an dernier, comme un possible extérieur, un déchaînement mécanique qui échappait à toute réalité-humaine » (ibid.). Le fait de tenir sa propre situation comme si elle renvoyait à une structure déterministe est donc l’inauthenticité fondamentale « car la réalité-humaine se voile ici par lassitude qu’elle est condamnée à se motiver elle-même » (318). Et ce que Sartre nomme ici « conscience ballotée » est le prototype de la « mauvaise foi » : « Moi, soldat ? Je me considère comme un civil déguisé en militaire » (ibid.). Et d’ajouter aussitôt que cette fuite peut aussi devenir un étayage pour une conversion consistant à « assumer pour fonder » : « Assumer signifie reprendre à son compte, revendiquer la responsabilité. Ainsi la conversion assomptive qui se rpésetne comme une valeur pour la conscience n’est donc autre chose qu’une intuition du vouloir qui consiste à reprendre à son compte la réalité-humaine. Et par cette reprise, la réalité-humaine est révélée à elle-même dans un acte de compréhension non-thématique. Elle est dévoilée non pas en tant en tant qu’on la connaîtrait par concepts, mais en tant qu’elle est voulue » (319). La forme d’authenticité envisagée dans les Carnets renonce au « construit » pour assumer la facticité, le fait que « tout ce qui lui arrive doit lui arriver par elle-même, c’est la loi de sa liberté. Ainsi, la première assomption que peut et doit faire la réalité-humaine en se retournant sur elle-même, c’est l’assomption de sa liberté. Ce qui peut s’exprimer par cette formule : on n’a jamais d’excuse » (319-320). « Etre-pour-soi son-propre-fondement » devient donc le mot d’ordre de Sartre en décembre 1939. Si cette orientation permet de convertir la psychologie phénoménologique en une recherche portant sur la morale et sur l’histoire, elle devra prendre en charge les limites d’une conception focalisée sur la conscience individuelle qui fait obstacle à une pensée de l’histoire. Le Carnet XIV comporte ainsi les premiers éléments de réflexion sur l’historialisation des vécus, qui n’aboutira que qu’après l’Etre et le néant. Dans ce dernier ouvrage, le principal élément associé à la réflexion sur les les médiations historiques 16 porte sur le Nous-objet, qui introduit le « Tiers », dont la portée ultérieure sera essentielle pour découvrir la structure de réciprocité d’engagement. C’est en interagissant avec autrui que je découvre la structure de l’engagement, dont le fondement est la réciprocité des torts et des actes que nous pouvons subir ou produire : « ce que j’assume, c’est la communauté d’équivalence par quoi j’existe engagé dans une forme que je concours comme l’Autre à constituer. En résumé, je m’assume comme engagé dehors en l’Autre et j’assume l’Autre comme engagé dehors en moi. Et c’est cette assomption fondamentale de cet engagement que je porte devant moi sans le saisir, c’est cette reconnaissance libre de ma responsabilité en tant qu’elle inclut la responsabilité de l’Autre qui est l’épreuve du Nous-objet. (…) Le Nous-objet ne se découvre que par (…) la nécessité où je suis, au sein de ma liberté assumante, d’assumer aussi l’Autre, à cause de la réciprocité interne de la situation » 17 .

Altérité et Morale

Il est des structures ontologiques du Pour-soi que la réflexion directe n’atteint pas, et qui ne peuvent être appréhendées que moyennant un dédoublement réel des étants, et non plus simplement par une scission interne. La distance à soi que manifestait la problématique de l’ipséité se trouve alors relayée par un ensemble d’informations qui ne me parviennent que dans la mesure où je réagis à mes entours. Le monde est peuplé de regards dirigés sur moi et non pas simplement de choses inanimées. Le Pour-soi s’aperçoit qu’il est regardé : ses entours ne sont pas seulement fait d’en-soi, mais également d’autres Pour-soi, aux yeux desquels il est lui-même une chose du monde, quel que puisse être le sentiment de son intériorité. Le Pour-autrui contraint à une sortie radicale de la mauvaise foi, et devient une structure capitale de l’ontologie phénoménologique. A la facticité et à l’ipséité s’ajoute une structure supplémentaire : le monde n’est pas "pour moi", il est offert aux regards de quiconque : le pour-soi réalise qu’il ne le totalise en rien alors même que le sens de totalisation est sa manière d’envisager la coïncidence à soi dont il manque. Le pour-autrui révèle un échappement radical resté jusqu’ici implicite. Autrui est esquissé sous la pluralité des attitudes existentielles : il est le négatif de l’attitude plus ou moins authentique que j’entretiens à moi-même, contrepartie de mes projets aussi bien que facticité qui pèse sur eux et les entraîne. La structure ontologique du Pour-autrui dépasse l’étude réflexive du Pour-soi vers les relations concrètes avec autrui, et donc aux questions de la morale et de l’histoire. Entre l’Esquisse et L’Etre et le néant, l’ontologie phénoménologique confirme l’inutilité de l’empirisme : autrui se présente dans le cadre d’interactions auxquelles je suis assujetti et que je dois assumer. L’empirisme de la psychologie est la dénégation permanente de la facticité. Si je rencontre autrui, et que nos relations restent imprévisibles, cela ne tient pas au manque d’information sur nos intérêts ou notre constitution, mais à la constitution même du Pour-soi, jeté dans le monde : cet insurmontable décalage me contraint à me justifier et à rendre compte de ce que je suis, comme si je l’étais pleinement, comme si mon être n’était pas en devenir, à la fois responsable et injustifiable.La relation de Sartre à Hegel passe par le filtre des explicationsde Kojève. L’hypothèse générale consiste à poser que je ne me reconnais moi-même que par négation en autrui des caractères que je m’attribue. En ce sens, autrui est premier : je n’ai l’occasion de m’identifier qu’à partir d’une relation concrète où je rencontre un risque vital à travers quoi se porte un jugement de vérité sur mon être dans son existence concrète. Les objections de Sartre à Hegel s’emploient à étayer sa critique générale d’un optimisme logique et épistémologique sans justification dont Hegel ferait preuve, et doivent manifester l’échec de toute réconciliation des consciences qui parviendraient à une synthèse de reconnaissance mutuelle. Une telle synthèse se heurterait aux objections déjà mentionnées à l’encontre de Husserl, ou bien à l’erreur tenant à la reformulation de la relation moi/autrui en une relation sujet/objet : il s’agirait d’une relation de connaissance ayant ceci de particulier que « l’objet » que je suis pour l’autre, parvenant à prendre d’autrui une connaissance égale à celle qu’autrui (objet pour moi) prend de moi en tant que sujet, cet enjambement des perspectives équivalant à une « reconnaissance ». Maintenant l’irréductibilité d’autrui à une structure générale dont on pourrait prendre objectivement et totalement connaissance, Sartre reconnaît la légitimité et même le génie de l’argumentation hégélienne, mais s’oppose au résultat de la lutte des consciences selon La Phénoménologie de l’Esprit. L’extériorisation de la subjectivité d’autrui, sa manifestation comme bravoure ou courage, abnégation ou lâcheté, ne surmonte pas la séparation de principe des consciences, dont les manifestations seront constatées « en extériorité ». Contempler le courage d’autrui, c’est contempler un courage-objet, une exhibition, que je peux certes tenir pour volontaire et fidèle au vécu subjectif, mais qui ne me présente cependant pas le sujet de l’intérieur. Ce qui peut me conduire à cesser le combat, ce n’est pas d’avoir aperçu intérieurement la détermination d’autrui à mettre sa vie en jeu : ce sont ses actes, ses déclarations, c’est ma propre peur de mourir qui me détermine à lâcher prise. Hegel note d’ailleurs lui-même que le maître absolu est la mort, et que c’est face à elle que je me soumets à autrui, et non pas à une figure d’altérité vécue intérieurement. Je n’accède nullement à autrui en tant qu’il serait pour lui-même, et je reste rivé à ma propre existence, sans possibilité de la dépasser vers l’intuition personnelle d’autres temporalisations conscientes : l’autocompréhension ne débouche pas sur des connaissances générales. "Et il faut bien entendre ce saisissement de moi par moi-même en purs termes de conscience, non de connaissance : en ayant à être ce que je suis sous forme de conscience ek-statique (de) moi, je saisis autrui comme un objet indiquant vers moi. Ainsi l’optimisme de Hegel aboutit à un échec. Entre l’objet-autrui et moi-sujet, il n’y a aucune commune mesure, pas plus qu’entre la conscience (de) soi et la conscience de l’autre. Je ne puis pas me connaître en autrui si autrui est d’abord objet pour moi et je ne peux pas non plus saisir autrui dans son être vrai, c’est à dire dans sa subjectivité. Aucune connaissance universelle ne peut être tirée de la relation des consciences. C’est ce que nous appellerons leur séparation ontologique" 18 . Les opérations dialectiques hégéliennes supposent un point de vue intégrateur qui n’est pas celui d’un sujet effectif, mais bien une Totalité pour laquelle il y a des consciences particulières. La présence d’autrui est un fait et nulle epochè d’autrui n’est pensable, et il y a comme un cogito, un résidu phénoménologique "autrui" 19 . Ce n’est que d’un point de vue lié au cogito que "Honte, crainte et fierté sont donc mes réactions originelles" 20 . Et de même que je n’existe que comme engagé, je ne saisis autrui que comme engagé dans un dépassement de sa transcendance : il est joyeux, colère... "Mon souci constant est donc de contenir autrui dans son objectivité et mes rapports avec autrui-objet sont faits essentiellement des ruses destinées à le faire rester objet. Mais il suffit d’un regard d’autrui pour que (…) renvoyé de transfiguration en dégradation et de dégradation en transfiguration (…) il n’est que les morts pour être perpétuellement objets sans devenir jamais sujets - car mourir n’est point perdre son objectivité au milieu du monde : tous les morts sont là, dans le monde autour de nous; mais c’est perdre toute possibilité de se révéler comme sujet à un autrui" 21

Il y va donc d’une apparition d’être que je ne puis dominer par principe, et qui établit nettement - par d’autres voies que celles présentées jusqu’ici - l’impossibilité de la totalisation du pour-soi comme en-soi-pour-soi. Cependant, l’instabilité de la relation à autrui se traduira par des efforts réitérés soit pour absorber autrui et le réduire de la sorte, soit pour le dominer et le soumettre. Le mouvement récurrent d’un pôle à l’autre produit une circularité constitutive de notre être au monde : « il n’y a pas dialectique de mes relations envers autrui, mais cercle - encore que chaque tentative s’enrichisse de l’échec de l’autre » 22 . L’Etre et le néant pose donc les éléments qui donneront lieu, dix ans plus tard, à la description des tourniquets par lesquels Genet effectue ses conversions successives. Entre le conflit et la tentative de fusion, les polarisations de la relation à l’autre constituent une histoire de la personne qui reste irréductible à une conscience cartésienne ou husserlienne. A l’extrême de ces efforts, le pour-soi entreprend d’exister comme la Valeur pour l’autre qui se soumettrait à ses points de vue 23 ; ou bien il s’abandonne en une tentative fusionnelle que symbolise la caresse sexuelle, qui fait exister comme chair chacun des êtres dont la contingence singulière se révèle comme absolue 24 , « mode primitif de la relation à l’autre » 25 . Ces descriptions s’achèvent par une réflexion sur les conditions dans lesquelles une morale serait envisageable. En effet, le simple fait de l’existence d’autrui contraint chaque pour-soi à délibérer ses propres attitudes en fonction des réactions d’autrui qu’il anticipe : « nous poursuivons l’idéal impossible de l’appréhension simultanée de sa liberté et de son objectivité (…) et nous ne pouvons jamais nous placer concrètement sur un plan d’égalité, c’est à dire sur un plan où la reconnaissance de la liberté d’Autrui entraineraît la reconnaissance par Autrui de notre liberté (…) Voudrais-je même agir, selon les préceptes de la morale kantienne, en prenant pour fin inconditionnée la liberté de l’autre, cette liberté deviendrait transcendance-transcendée du seul fait que j’en fais mon but (…). Ainsi suis-je conduit à ce paradoxe qui est l’écueil de toute politique libérale, et que Rousseau a défini d’un mot : je dois « contraindre » l’autre à être libre » 26 . Dès lors que l’on dispose d’autrui comme d’un instrument qui réaliserait ses fins à travers ma volonté, ou même qu’on se figure donner à l’autre une liberté par assomption de tolérance à son égard, nous ne quitterons pas la situation originelle qui rend impossible une totalisation spontanée des mes volontés et de celles d’autrui. Ces pages exposent pour la première fois la tonalité d’une morale fondée dans l’historialisation du pour-soi - ou de son rejet dans la haine de toute altérité. Sartre se contente cependant d’annoncer en note la « possibilité d’une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d’une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici » 27 .Sartre pose les prémisses de cette future morale à travers son interrogation sur l’action, qui consiste d’abord en un rejet de la « communauté » spontanée en quoi consisterait le « nous », l’être-avec. Le nous est une expérience en extériorité où les subjectivités sont totalisées et fondues par un Tiers, cette expériense est une variante de la situation où je rencontre ma place, ma mort en extériorité. Sartre aborde sous l’angle du « nous-objet » la structure des collectifs dont il fera le coeur de ses travaux ultérieurs. En effet, c’est l’aliénation par un point de vue tiers qui constitue l’unité de classe : « Ainsi la classe opprimée trouve son unité de classe dans la connaissance que la classe opprimante prend d’elle et l’apparition chez l’opprimé de la conscience de classe correspond à l’assomption dans la honte d’un nous-objet » 28 . A rebours, l’expérience d’un nous-sujet est une totalisation psychique par laquelle une conscience projette son expérience dans le monde, mais sa signification est celle d’une « impression purement subjective et qui n’engage que moi » 29 car elle présuppose une expérience d’altérité, de possibles mondains constitués sur la bse d’indications objectives - comme les réseaux de transports à travers lesquels j’apprends ce que Sartre nommera plus tard la sérialité. L’idéal d’un nous-sujet qui ferait l’unité de l’espèce humaine n’est au mieux qu’un symbole pour manifester la division contemporaine entre individus et classes, qui ne sera qu’imaginairement surmontée alors qu’une révolte renverrait la classe oppimante, dans la crainte, à une globalité angoissée de « nous-objet ». C’est donc à travers une étude centrée sur la dimension psychologique des vécus collectifs que s’annonce dans l’Etre et le néant, rédigé du point de vue d’une conscience singulière, la recherche sur l’historisation. Il est un seul cas où Sartre développe avec un peu de précision les significations collectives, et c’est à propos des limites objectives que les autres peuvent conférer à mes propres fins dans le monde : « Me voici en effet, Juif ou Aryen, beau ou laid, manchot, etc. Tout cela, je le suis par l’autre, sans espoir d’appréhender ce sens que j’ai dehors ni à plus forte raison de le modifier(…) ainsni quelque chose de moi existe à la façon du donné, du moins pour moi, puisque cet être que je suis est subi, il est sans être existé (…) La véritable limite de ma liberté est purement et simplement dans le fait même qu’un autre me saisit comme autre-objet et dans cet autre fait corollaire que ma situation cesse pour l’autre d’être situation et devient forme objective » 30 . Cette situation objective qu’il m’est impossible d’effectuer à partir d’une conscience qui serait mienne, Sartre la nomme « irréalisable » 31 par opposition aux imaginaires que j’effectue hors de toute objectivation : « un juif n’est pas juif d’abord pour être ensuite honteux ou fier, mais c’est son orgueil d’être juif, sa honte ou son indifférence qui lui révélera son être-juif; et cet être n’est rien hors de sa libre manière de le prendre » (612/ ). Sartre pose les « irréalisables à réaliser » 32 comme fondement d’une libre historialisation « au sens, par exemple, où le juif sioniste s’assume résolument » (ibid.), et d’une première formulation d’une morale historique dont les Réflexions sur la question juive sont un jalon dès 1944. « Ainsi », écrivait Sartre au début de cette section, « c’est en se choisissant et en s’historialisant dans le monde que le Pour-soi historialise le monde lui-même » 33 . Au terme de l’Etre et le néant, Sartre a donc conféré à la honte un statut comparable à celui que l’angoisse pouvait avoir chez Heidegger. Ayant critiqué le caractère vague de la question du choix en situation chez ce dernier, il lui importait dès l’Etre et le néant de manifester qu’une pensée de l’altérité pouvait se donner comme objectivation de l’être au monde et comportait les indications propres à formuler le fondement de la réflexion historique. Ce faisant, Sartre a réalisé un écart considérable avec les recherches phénoménologiques husserliennes concernant la théorie éthique 34 .


  1. Les Mots, 100.

  2. Carnets , p. 68

  3. ibid., p. 58

  4. ibid., p. 106

  5. ibid., p. 114

  6. ibid, pp. 122-123 /

  7. ibid. p. 17

  8. Au sens ordinaire de cette expression avant que Sartre n'en élabore la signification dans l'Etre et le néant.

  9. p. 35

  10. Ici le "Verstehen" heideggerien vient renforcer les modalités cartésiennes de l'accès de la conscience à ses propres significations.

  11. que les psychanalystes auront beau jeu de tenir pour réductrice dans sa première formulation.

  12. EN, p. 276/p. 266

  13. ibid.

  14. ibid, p. 321/ p. 309

  15. ibid., p. 326 / p. 314

  16. ibid., p. 488/p. 468 ; ces pages anticipent la Critique de la raison dialectique.

  17. ibid., p. 489-490/ 469

  18. ibid., EN, p. 299/

  19. ibid., p. 329/

  20. ibid., p. 352/

  21. ibid., p. 358/

  22. ibid., p. 430/

  23. ibid., p. 436/

  24. ibid., pp. 454-460/

  25. ibid., p.462/

  26. ibid., p. 479/

  27. ibid., p. 484/ p. 463

  28. ibid., p. 493/pp. 472-473. Sartre choisit de montrer le tourniquet dans les relations avec autrui parce qu'on ne peut à la fois tenir autrui pour transcendant et transcendé. Contre la morale kantienne, faire de la liberté d'autrui un but transforme immédiatement l'autre en objet - que je manipule pour le libérer, comme le montre le "paradoxe de Rousseau", selon Sartre. Même en dehors de la violence, tout laisser-faire vis à vis d'autrui reste une mode d'action instrumentalisant autrui. L'éducation par la douceur n'est pas moins "contrainte" et "respecter" la liberté d'autrui n'a aucun sens. La culpabilité originelle demeure envers autrui : je ne peux rien faire pour la liberté de l'autre, que j'instrumentalise nécessairement à tout coup, ne pouvant fournir à sa liberté que des occasions de se manifester (479-481/ 459-460). C'est dans ce cadre qu'on comprendra les possibilités fondamentales de la relation à autrui : la haine (= volonté de n'être que pour soi, sans être pour-autrui) et son échec conduisent à une historialisation du conflit.

  29. ibid., p. 498/. 561 "l'histoire d'une vie est l'histoire d'un échec".

  30. ibid., pp. 606-608/

  31. ibid., p. 610/

  32. ibid., p. 614/ ; voir Carnets p. 244/ : autres que les imaginaires, que les possibles, que les options, que les exigences, les irréalisables sont le support de récits imaginaires, ce sont aussi les possibles de certains autres, d'où le côté "aventure" et la dimension du récit : cela vaut dans le conte.

  33. ibid., p. 604/

  34. Husserl, Husserliana 28, Ethik und Wertlehre 222/ ] Sous epochè, il y a un non-sens du monde pratique : seule une éthique de la pensée reste envisageable, qui fait l'objet des Conférences de Prague : le rationalisme autoconstitué comme tâche de la philosophie. Sur ce point la distance avec Sartre est tout à fait considérable. Husserl tient la promotion d'une pensée scientifique des valeurs pour une tâche essentielle. Mais il juge que, du point de vue formel, il n'y a guère à en dire, sinon à établir le statut phénoménologique de la valeur, à partir de l'opposition de l'objet et de l'apparition. La valeur est une "Erscheinung", et non pas une réalité sensible. Face à toute "morale du sentiment", Husserl se tient au point de vue de la logique du vouloir, et non d'une quelconque attitude spontanée et subjective. Il insiste sur le parallèle entre logique et axiologie, et cette visée l'empêche de confronter sa phénoménologie à l'inquiétude éthique, qu'il évacue en excluant la suspension éthique du jugement : vouloir ne pas vouloir serait absurde. Il est donc nécessaire de « vouloir le meilleur », ce qui ne dit rien de ce qu'il faut vouloir.

Wormser Gérard
masculin
Wormser Gérard masculin
Sartre, du mythe à l'histoire
Wormser Gérard
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2005-03-02
Sartre: philosophie, littérature, politique...

Des Écrits de Jeunesse aux Mots, Sartre se laisse définir comme un enfant des guerres et des défaites, dont la vocation est de surcroît marquée par le vide laissé par l’étroitesse de sa famille et l’absence de toute prescription faite sur son avenir. « Pas de surmoi » (Les Mots), mais peu de croyances, et la confusion entretenue de l’existence avec une scène théâtrale où les évènements sont joués « pour de faux », ou bien avec les conventions artistiques qui placent l’œuvre au foyer de toute considération sur le monde. Telle est au moins l’image que Sartre a conservé de sa jeunesse. Cependant, Sartre s’est progressivement engagé dans une existence qui acceptait non seulement la gratuité, mais aussi le tragique. Son scénario Résistance, en 1943, la mise en scène des Mouches, la même année, ou encore les Réflexions sur la question juive en 1944, ou enfin les premières esquisses des Cahiers pour une Morale en 1945 le disent clairement.

Sartre, Jean-Paul (1905-1980)